Athena s'apprêtant à écrire
Athena getting ready to write

A T H E N A


 

SAMUEL DE CONSTANT

(1729 - 1800)

LE MARI SENTIMENTAL

(texte de l'édition originale, parue anonymement en 1783)

 

L'orthographe et la ponctuation originales ont été respectées.

Numérisation rtf: Michel PACAUD (Michel.Pacaud@wanadoo.fr)
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LE MARI SENTIMENTAL,

OU LE MARIAGE COMME IL Y EN A QUELQUES-UNS.
LETTRES D'UN HOMME DU PAYS DE VAUD, ÉCRITES EN 178...

M.DCC.LXXXIII.

     Si l'on demandait pourquoi on a imprimé ces Lettres; l'imprimeur, le relieur, le colporteur, le libraire diront que c'est pour y trouver leur profit. Je souhaite, très-cher lecteur, que vous y trouviez le vôtre, ce sera celui de l'éditeur.

LE MARI SENTIMENTAL.
LETTRES DE Mr. BOMPRÉ, à Mr. de ST. THOMIN, à Orbe.

LETTRE PREMIÈRE.

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     Mon cher Ami,
     Depuis que je vous ai quitté, je n'ai cessé de penser à vous & à votre bonheur. Je crois que j'ai mal fait d'assister à vos noces; il me semble que j'en suis devenu moins heureux; le plaisir & la gaieté que j'ai vu régner chez vous pendant dix jours, ont laissé au fond de mon ame une tristesse dont je ne puis pas trop me rendre raison. Ce n'est pas votre bonheur qui m'attriste; je crois que c'est celui qui me manque. Les beaux yeux noirs de votre femme charmante avaient tant de douceur lorsqu'ils se tournaient sur vous, qu'il m'en est resté une impression qui ne me quitte point, & puis ses grâces, & puis sa naïveté, & le lendemain son air si doux, si modeste, & à tous les deux la paix, la tranquillité du contentement; mon ami, vous êtes bienheureux. La plus grande félicité est, je crois, d'épouser sa maîtresse; c'est la volupté de l'amour sous les auspices de la vertu. Je n'y avais jamais pensé, c'est vous qui m'en avez donné l'idée; mais pourquoi aussi est-elle si rare cette félicité? A voir comment les hommes ont arrangé les choses, il semble qu'ils l'ont comptée pour rien. C'est la fortune, c'est l'ambition, c'est le rang, ce sont les convenances de famille que l'on cherche, & qui décident; on dirait que l'amour est une guenille qui se trouvera toujours, & on dit qu'elle n'est pas nécessaire pour être heureux: alors le mariage ne m'a pas donné l'idée d'un bien grand bonheur, & jusques à présent mon état de célibataire m'a paru assez doux.
     Vous savez, mon cher St. Thomin, que j'ai quitté le service, il y a plusieurs années, pour être auprès d'un père âgé & infirme, pour lui ôter les peines & les soins que demandaient une très-petite fortune & une très-grande campagne. Je profitai de ses lumières pour devenir agriculteur, j'eus la consolation de suivre ses intentions, de faire sa volonté, & de soulager ses vieux ans. Je sentis vivement le malheur de sa perte; je restai seul. Les occupations de la campagne furent une distraction pour ma douleur, & une ressource dans ma solitude domestique; mais il m'est resté le besoin d'un être estimé & respecté, auquel je pusse adresser mes intentions, & qui fût l'objet de mes affections & de mes travaux. Ce besoin, je l'ai mis avec beaucoup d'autres, sur lesquels ma raison & ma philosophie m'ont appris à prendre mon parti. Jusques à présent je me suis contenté d'un bien-être physique & borné de tous les momens qui n'est pas fort intéressant, mais qui rend ma vie très-supportable, & je bénis celui de qui je la tiens. L'éloignement de la ville où je vis depuis longtems, m'a empêché de connaître un certain besoin de société, que j'ai vu être très-fort chez ceux qui vivent dans le monde. Je ne connais point l'ennui qu'ils craignent si fort.
     L'alternative de la fatigue & du repos est un merveilleux spécifique contre ce mal tyrannique, sur-tout quand la fatigue a pour objet ou le soulagement de quelqu'un, ou une spéculation utile, ou des soins qui préviennent le mal, & le corrigent. Vous avez vécu quelquefois avec moi, & j'ai vu que mon genre de vie ne vous déplaisait point, cependant vous me pressiez d'en changer, & de me rapprocher du vôtre; il est si différent du mien, que c'est pour ma justification que je vous en parle.
     Vous vous rappellez, que ma campagne, quoique d'un revenu médiocre, me donne des récoltes de toutes les espèces; elle me met en relation avec beaucoup de monde; je fais des affaires presque dans tous les genres; & comme le contentement des autres est une jouissance pour moi, autant que je le puis, je laisse à ceux qui ont à faire avec moi, & qui viennent me parler, l'envie de revenir, & de me parler encore; je sacrifie à cela peut-être quelqu'intérêt, mais c'est mon luxe, & c'est ce qui me tient lieu de cette société que l'on va chercher, & qui se passe fort bien de moi. Vous savez que j'ai aussi quelques amis chasseurs; le tems que nous passons les uns chez les autres, est gai & bruyant, & contraste fort bien avec le paisible de ma vie domestique; j'y reviens avec plus de plaisir. Ensuite, pour passer en revue tous mes objets d'affection, il y a les paysans mes voisins, que j'aime & qui m'intéressent. Je conviens que la plûpart sont grossiers & yvrognes; mais je vais les chercher dans leurs maisons, & là je les trouve animés d'un intérêt & d'un sentiment tendre & humain les uns pour les autres; il y a une communauté généreuse entre tous les individus de la famille, & le bien-être qui s'y trouve, est également reparti entre tous: d'ailleurs, j'ai le plaisir de leur être souvent utile, j'aide à faire leurs comptes avec ceux qui achètent leurs denrées, je tâche d'appaiser leurs différends, j'écris aux Capitaines pour les pères qui ont des enfans au service; avec le livre de M. Tissot j'apprends aux malades à se conduire, & aux mères à soigner leurs enfans qui souffrent: il y a peu de jours où il n'y ait quelques heures d'employées à ces occupations. Après cela il y a mon cheval, ah mon ami, quel cheval, quel excellent cheval! Il est d'une vigueur & d'une force sans égale, & ses allures sont d'une douceur charmante. L'autre jour il me sauva la vie; je m'étais engagé dans les bois, j'entrais dans un marais que je n'appercevais pas, tout d'un coup il enfonça jusques aux sangles, & sans la force de ses reins, je crois que nous périssions tous deux: je ne m'en séparerai jamais. Pardonnez-moi aussi, mon cher ami, si je vous dis un mot du fidèle hector; c'est mon compagnon, je dirais bien c'est mon ami, si je n'avais sous ce titre des reproches à me faire vis-à-vis de mon chien. Ce pauvre animal, comme il me pardonne mon humeur, mes brusqueries, mes négligences, mes corrections même; combien il a souvent léché la main qui l'avait maltraité injustement; & dans le moment même où je venais d'être injuste, il aurait défendu ma maison & ma vie aux dépens de la sienne. En vérité, mon cher ami, si nous voulons aimer les hommes, il ne faut pas tant s'attacher aux bêtes, & sur-tout ne point comparer leurs vertus: il n'y a que cette bonne Nanon & le brave Antoine qui y gagneraient. Vous connaissez ces anciens domestiques; j'ai vu souvent que vous étiez touché de leurs soins & de leur zèle pour moi, & eux & moi nous avons aussi été touchés de la bonté & de l'affabilité amicale avec laquelle vous les avez toujours traités. Ils ont soigné les derniers jours de mon père; ils lui ont prodigué leurs soins aux dépens de leur santé. Tout mon désir est, qu'ils trouvent leur bonheur & leur bien-être chez moi; ils sont les maîtres de la maison, & je m'en trouve bien. Je me repose sur eux de tous les soins domestiques si ennuyeux pour les hommes; je n'ordonne rien, & tout va bien quoiqu'il arrive chez moi, & si tout ne va pas bien, je suis sûr que mes amis n'en accuseront pas mon coeur, & alors c'est moi qui console mes domestiques. Je pourrais peut-être monter mon train sur plus de dépense, & y mettre plus d'aisance; je l'ai laissé comme je l'ai trouvé, & jusques à présent ce qui me reste au bout de l'année de mes revenus, a toujours fait plaisir à un ami: j'attendrai de n'en plus avoir, pour avoir l'autre vanité.
     Mais, mon cher ami, je ne dois pas vous ennuyer du détail de ma vie & de mes affaires. C'est la première fois qu'il m'est arrivé de les regarder de si près. Je ne sais quel sentiment j'ai rapporté de chez vous, ni pourquoi j'ai été obligé d'examiner, si réellement j'étais heureux; c'est votre faute. Je me suis réjoui de votre bonheur, & on ne s'occupe jamais du bonheur des autres sans faire un retour sur le sien. Le vôtre m'a paru si vrai, il est si différent du mien, que lorsque je suis revenu chez moi, j'ai cherché chicane à tout ce qui en faisait l'objet; tout avait perdu à mes yeux: j'ai eu besoin de la réflexion pour me remettre au courant de mes affections.
     Les soirées d'hiver commencent à être bien longues: mon chien dort, mon cheval est dans l'écurie, mes domestiques ne se plaisent point dans ma compagnie. Il y a des momens où on se trouve bien seul, où on a là quelque chose dans le coeur qui a besoin de verser dans celui d'un autre; aujourd'hui c'est dans le vôtre, mais demain.....? Pourquoi est-ce à quarante-six ans que je commence à éprouver ce sentiment? Vienne le printems, & il passera comme tant d'autres inquiétudes attachées à l'humanité, & j'oublierai ces maudites noces qui ont dérangé mes idées sur le bonheur.
     Je vous quitte, mon cher ami, quoique j'aye bien de la douceur & bien de la consolation de causer avec vous, & que j'aurais encore bien des choses à vous dire; mais c'est demain le jour du marché, Antoine vient m'en avertir, il faut y envoyer du bled à vendre, & j'ai des ordres à donner pour cela, je vais donc à mon grenier; ce n'est pas avec le même plaisir que j'allais aux champs, c'est même avec un certain dégoût, & je voudrais n'avoir jamais rien à vendre. J'aime l'agriculture, je n'en crains ni la peine ni les hazards, & il me paraît bien, que de tout ce qu'on cultive, la terre est ce qu'il y a de moins ingrat. Mes travaux ne sont point sans succès, & de toutes les terres des environs il n'en est point dont le produit égale celui des miennes; les récoltes relativement aux années, ont toujours rempli, & même surpassé mes espérances; les momens de semer & de recueillir sont accompagnés d'espoir & de plaisirs, qui dédommagent de toutes les peines, & qui attachent à l'agriculture; ce qui en dégoûte, c'est l'embarras du débit des denrées, c'est l'ennui de vendre, les détails en sont pénibles & désagréables, ou il faut renoncer au prix auquel on avait estimé ses denrées, ou il faut se débattre avec des marchands qui veulent acheter à vil prix. Je vois souvent des agriculteurs, & même des paysans, être pauvres avec des greniers garnis de grains & des celliers remplis de vins: le cultivateur qui était si gai dans les tems des récoltes, est triste avec ses richesses entassées dans sa maison; il attend avec impatience celui qui a de l'argent, ou il faut que ses peines recommencent pour aller le chercher. Je crois l'économie politique en défaut sur le débit & le commerce des denrées. Les villes craignent la cherté, les habitans de la campagne craignent le bon marché; n'y aurait-il point de moyen d'obvier à ces deux inconvéniens? J'ai des idées là-dessus que je veux vous communiquer. Vous occupez une place dans la magistrature de votre ville: vous serez à même de les juger; & quoique la ville d'Orbe ne demande pas de grandes vues pour son approvisionnement, elle peut cependant servir à juger du petit au grand. Mais ce n'est pas dans ce moment; ce n'est pas après quinze jours de mariage, que je veux prendre votre tems pour vous faire écouter mes longues raisons & mes idées sérieuses, elles vous paraîtraient ennuyeuses, il est plus sûr d'attendre trois ou quatre semaines; aujourd'hui vous écouteriez peu les droits de l'amitié, vous serez plus indulgent dans quelque tems, & je vous donne jusques à deux mois, ne me laissez cependant pas absolument sans réponse; quatre mots, si vous voulez. Votre silence me ferait trop de mal dans ce moment, je sentirais trop vivement ma solitude, & alors je ne sais pas de quoi je serais capable; pensez donc à votre ami, je vous en prie, il vous aime, il vous est tendrement attaché.

LETTRE II.

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     Vous croyez donc, mon cher ami, que c'est une compagne, une femme, qui manque à ma vie: cela est peut-être très-vrai, mais je ne veux pas le croire; je ne prendrai point vos plaisanteries pour des raisons. On a toujours plaisanté les vieux garçons; on les condamne & on les plaint rarement: j'en ai vu plusieurs qui ont su être heureux, & je saurai l'être. Soyez-le avec votre épouse charmante; que le tems & la possession ne changent rien à vos sentimens réciproques; je le souhaite: que l'amitié succède à l'amour; je l'espère: que des enfans viennent resserrer vos liens, & ajouter un intérêt nouveau à votre bonheur; je n'en doute pas: que les différentes circonstances de la vie n'occasionnent entre vous ni contradictions, ni disputes; Dieu le veuille. Vous pouvez être plus heureux que moi, mais je n'ai pas autant de malheur à craindre que vous; voilà ma consolation. Ce que je dois à la société, je le payerai à mon prochain; c'est lui qui sera ma famille & mes enfans, & voilà pour ma conscience. Non, mon ami, les femmes n'influeront point sur ma vie, & mon sort ne dépendra point d'elles; il y a longtems qu'elles l'ont décidé ainsi: j'ai toujours été trop laid, & aujourd'hui je suis trop vieux pour obtenir d'elles aucun retour. J'ai éprouvé qu'un coeur tendre ne signifiait rien avec de petits yeux, un nez épaté, de grosses lèvres, un front presque chauve, & une taille peu élancée; j'ai eu la mortification d'en être souvent convaincu. Autrefois, lorsque j'étais au service, je cherchais aussi à plaire; je sentais fort bien le bonheur de réussir, & d'inspirer un peu de sentiment & de retour; j'aurais été vivement sensible à la moindre faveur. Mon ambition avec les femmes a toujours été sans succès; les unes se moquaient de moi, & me faisaient l'objet de leurs plaisanteries, les autres me laissaient entrevoir le dégoût que je leur inspirais; les plus franches me disaient que les prétentions me rendaient ridicule. Une fois cependant je crus être plus heureux: on m'écoutait, je me flattais de ne pas déplaire; je croyais que mes sentimens avaient fait pardonner ma triste figure; j'avais des espérances sans avoir ni vanité, ni amour-propre; mon coeur était de bonne-foi; on paraissait sensible à ma délicatesse: il me semblait que l'on faisait cas de mon esprit & de mon caractère: on faisait valoir de mauvais vers & de mauvaises chansons; on riait de ma gaieté: enfin, je crus qu'il y avait sympathie entre l'objet de mes voeux & moi, d'autant plus que l'on traitait tous les autres hommes sans conséquence & avec indifférence. Il y avait deux ou trois jeunes gens qui étaient reçus avec amitié, sous prétexte des relations de famille & de société: un jour je me rendis de très-bonne heure à un rendez-vous que j'avais enfin obtenu. J'arrive avec l'émotion du bonheur & l'empressement de l'espérance: je trouve un de ces chers parens dans une situation tout-à-fait familière; je voulus en être scandalisé, il m'en revint un bon coup d'épée dans la poitrine qui dérangea ma santé pendant quelques mois; j'eus tout le tems de faire des réflexions. Il fut convenu entre mon coeur & moi, que nous renoncerions au beau sexe & à l'honneur de lui plaire.
     Je n'ai jamais pu séparer de mon sentiment sur les femmes un certain moral, sans lequel elles ne sont rien pour moi. Quand il a fallu renoncer à les estimer, elles ne m'ont inspiré que du dégoût: mes camarades ne pensaient pas comme moi; j'aimais mieux souffrir leurs plaisanteries que de faire comme eux. A la ville, je suis infiniment respectueux avec les femmes, & j'en vois le moins qu'il m'est possible; elles n'ont jamais voulu avoir avec moi, ce qu'il fallait pour me faire supporter leurs erreurs, leurs faiblesses, leur légèreté & sur-tout leur empire: si j'étais obligé de vivre avec une femme, il n'y aurait entre nous ni empire ni soumission, & je serais au désespoir d'être forcé à la pitié. Ainsi, mon cher ami, vous avez peut-être deviné le mot de l'énigme sur ce que j'ai éprouvé depuis que je vous ai quitté, mais il n'y aura rien de changé; il est possible que j'envie votre bonheur, mais je ne le chercherai pas: c'est ce que je disais encore ce matin au bon Nicolas Grosmont, mon voisin. Vous savez que c'est ce bon vieux paysan qui a servi long-tems dans la compagnie de mon père, & qui a fait avec lui toutes les campagnes de Flandres. A ce titre, il a le droit de me parler avec franchise & avec familiarité; il a l'esprit juste & le coeur excellent; il a pour moi un intérêt & un attachement que je ne pourrais attendre de personne. Il se passe peu de jours qu'il ne me dise en me serrant & en me secouant la main, que c'est bien dommage que je ne sois pas un père de famille; & hier, en me remerciant de quelques services que je lui ai rendus à l'occasion de ses enfans, il demandait: qui est-ce qui après moi protégerait sa famille? Nous parlons quelquefois politique, & très-souvent agriculture; par-tout j'ai des raisons d'admirer son esprit juste & son sens droit; il n'a point oublié les amitiés & les caresses que vous lui avez faites: il se loue encore de votre affabilité. Vous vous rappellez sûrement que nous avons été quelquefois chez lui, & que nous avons toujours admiré l'union qu'il y a dans sa famille, & l'ordre qui règne dans sa maison; il est mon conseil sur bien des choses, & je l'aime comme s'il était mon parent: il est pour moi un personnage intéressant, que je préfère à beaucoup de relations de la ville. C'est avec lui que je raisonne souvent sur les inconvéniens du débit des denrées, dont je vous ai parlé dans ma dernière lettre; je suis étonné que vous ayez pu y répondre si-tôt & avec autant de détail; chez vous l'amour ne fait donc point tort à l'amitié. Oh! mon ami, vous méritez d'être heureux par tous les deux. Vous avez su vous distraire de votre bonheur pour vous occuper, avec un ami, de quelques idées qui vous paraissent essentielles; vous voulez même les approfondir, & vous pensez comme moi sur le fond de la chose: mais vous croyez qu'il n'y a point de remèdes, ou qu'ils seraient pires que le mal; vous êtes de ces gens qui aiment mieux jouir des choses avec leurs abus, que de chercher à les corriger. Je suis plus près que vous des inconvéniens; j'en souffre plus que vous: je vois beaucoup de mes pauvres camarades agriculteurs en souffrir; il est naturel que j'y sois sensible. Je voulais faire un mémoire sur le commerce & le débit des denrées, & sur les vrais moyens d'encourager l'agriculture: mais j'ai besoin d'avoir encore vos idées, & je ne vous dirai ici que les principales des miennes; je les soumets à vos lumières, & votre critique m'éclairera.
     J'ai lu beaucoup de mémoires & de livres sur l'agriculture, sur les différentes manières de labourer les terres, sur les engrais, sur les semailles, sur leurs préparations, &c., &c., à tous ces nouveaux systêmes, très-bons peut-être, je répondrai, que le paysan ne peut point faire d'expériences; qu'augmenter les peines & les frais de culture c'est le dégoûter bien plus que l'encourager. Je dirai pour maxime plus sûre: procurez, facilitez, assurez le débit des denrées, & vous ferez fleurir l'agriculture; commencez par faire trouver un profit aux laboureurs, & ils laboureront. Le pauvre paysan, après avoir, pendant dix mois, employé ses peines & ses travaux à la culture de ses terres, ne jouit encore de rien; avec des récoltes mêmes abondantes, il n'a rien encore. Ici commencent des peines d'un autre genre: il faut qu'il paye ses redevances; qu'il pourvoie aux besoins de sa famille, & celui de l'argent devient pressant: il ne peut en trouver qu'à la ville; il faut qu'il y porte ses bleds & ses denrées. Le tems que lui laissent pour cela les travaux de la campagne, sont les mois d'hyver, ceux de Décembre & de Janvier. Dans cette saison les jours sont courts, le tems rigoureux, les chemins mauvais. S'il est éloigné, il faut qu'il perde plus d'un jour, qu'il aille de nuit; & ce n'est qu'avec le danger de perdre son attelage, sa santé, & sa vie même qu'il parvient à la ville: là il trouve des obstacles; des réglemens faits contre lui. Dans quelques endroits il est obligé de passer par de certaines routes; il faut qu'il paye de certains droits; qu'il se rende à une certaine place; il ne peut vendre qu'à une certaine heure, & à de certaines personnes. Enfin, après avoir vaincu toutes ces difficultés, il est encore trompé sur le prix qu'il espérait. Souvent il ne peut pas vendre le jour qu'il est venu, il faut renvoyer à un autre marché, ou qu'il donne sa marchandise à vil prix à des acheteurs qui profitent de ses besoins. S'il a été assez heureux pour vendre, le tems qu'il a perdu, ce qu'il lui en a coûté, ce qu'il a dépensé au cabaret, diminue la somme sur laquelle il comptait. Il s'est peut-être consolé dans l'yvresse; mais il retourne chez lui plus pauvre, plus découragé, & les travaux de l'année suivante s'en ressentent. Bientôt il est obligé d'emprunter & d'engager son domaine. Au bout de quelque tems, ses biens sont mis en décret, & la famille malheureuse est dispersée. C'est l'histoire d'un grand nombre de familles de paysans de ce pays. Leurs biens sont presque tous hypothéqués; les cultivateurs ne sont plus que les esclaves des créanciers qu'il faut payer réguliérement, & sans aucun égard aux cas d'ovailles; ils sont moins heureux que s'ils étaient attachés à la glèbe.
     On en impute légérement la cause à l'ivrognerie, à la bêtise, à la paresse, comme s'il était dans la nature humaine, que le pauvre paysan fût sobre & vertueux, lorsque tout l'invite au vice. La faute en est certainement aux villes, qui en agissent tyranniquement avec les gens de la campagne. A voir les mauvais chemins qui y conduisent, le peu d'encouragement & de protection que l'on accorde à ceux qui y apportent des denrées, on dirait en vérité, que le pain & les vivres sont un superflu qu'il faut repousser. Cependant à la première cherté le peuple s'émeut, se révolte, & il faut le contenir par la force. Les villes n'ont que de l'argent, & elles abusent de son pouvoir tyrannique. Les relations entre la ville & la campagne, ne sont fondées que sur le besoin du moment, & il faudrait les établir sur le bien-être & la tranquillité réciproque; ce sont des ennemies, qui, forcées de traiter ensemble, se font le plus de mal qu'elles peuvent, & elles devraient être des amies, qui, liées par le besoin, font des échanges qui leur conviennent. D'une saison à l'autre, d'un marché à l'autre, une ville n'a pour sûreté de son approvisionnement, que l'espérance que le paysan aura besoin d'argent, & le Magistrat qui veille sur cet objet, est bien content quand par hazard il n'y a point de cherté, & que par ses soins il n'y a point de monopoleurs, c'est-à-dire, lorsqu'il a tout arrangé au profit des riches & au détriment du pauvre cultivateur. Si je vous disais, mon cher ami, que les monopoleurs & la cherté sont un bien, en brave habitant de la ville vous crieriez au crime & au paradoxe. Il est tant de choses que l'on ne considère que du côté de l'abus, & que l'on rendrait bonnes en les corrigeant. La manoeuvre & le commerce du monopoleur est d'acheter à bon marché, c'est-à-dire, il achète quand personne n'achète; il donne de l'argent au pauvre paysan qui en a besoin, & qui est embarrassé de sa denrée, & il revend aux gens de la ville qui ont toujours trop d'argent. Empêchez le monopoleur d'être trop avide, & il ne fera que du bien. Et la cherté, direz-vous, peut-elle être aussi un bien? Je le crois, mais je distingue la cherté de la disette, qu'il faut toujours prévenir, & qui dépend d'accidens & de circonstances extraordinaires. Il y a souvent cherté, sans qu'il y ait disette, & alors elle est plutôt un bien; elle est au profit de l'agriculteur qui retire au moins le prix de ses travaux; elle ne retombe que sur le riche, qui peut mettre au nécessaire, ce qu'il emploie au luxe & au superflu, l'artisan & le journalier proportionnent le prix de leurs ouvrages à celui des vivres; personne ne souffre que les riches, qui devraient toujours souffrir les premiers. Je ne veux pas cependant, pour le bonheur de l'humanité, établir des monopoleurs, & faire venir la cherté; je voudrais seulement trouver le moyen de procurer le bien qu'ils peuvent faire, & mon projet pour cela serait, d'établir dans chaque ville une compagnie d'approvisionneurs. Cette compagnie serait composée de bons bourgeois, qui auraient quelqu'argent à mettre en société, ce qui pourrait se faire par actions. Le nombre des associés ne pourrait pas aller au-delà d'un certain nombre, proportionné à la grandeur de la ville: il assisterait à cette société un magistrat, qui n'aurait ni voix, ni influence, mais qui veillerait sur les abus, qui en avertirait son tribunal, qui les préviendrait par des soins & par des règlemens. Cette société aurait le droit de faire le commerce de toutes les denrées, & d'en fournir les marchés; elle aurait des correspondances dans tous les grands villages & dans tous les cantons qui produisent des vivres; elle serait informée de l'abondance des récoltes dans les différens quartiers; elle achèterait les bleds des paysans sur les lieux & dans tous les tems; elle leur avancerait de l'argent dès la moisson; elle établirait une compagnie de paysans voituriers, qui iraient chercher les bleds dans les lieux éloignés, & qui feraient même tous les charrois & toutes les voitures. C'est un mal que le paysan pour gagner quelqu'argent comptant, quitte ses terres & sa demeure, & aille loin de chez lui employer son tems & ses chevaux, c'est au détriment de la culture & des engrais de ses champs. Un établissement qui leur ôterait cette facilité, serait un bien pour le pays. Le cultivateur, assuré que l'on viendrait chercher ses bleds & ses denrées chez lui, ne se presserait point de vendre, ne perdrait point son tems à venir aux marchés; il aurait moins d'occasions de débauches; il serait moins trompé sur le prix qu'il espère. La société qui serait instruite de la proportion qu'il y a entre la consommation & la récolte, établirait le prix là-dessus, & ferait les achats en conséquence. Il serait ordonné, qu'elle ne pût avoir qu'un grenier, & qu'une certaine quantité de grains en provisions. Elle fournirait les boulangers; elle se chargerait, sous une rétribution, de la vente des bleds des grands possesseurs de terres; elle aurait une direction sur tous les vivres & sur toutes les denrées; elle en saurait le prix, & en avertirait les paysans. Elle aurait un bureau où les vendeurs & les acheteurs pourraient s'adresser: les premiers ne viendraient pas inutilement de fort loin, pour donner à vil prix ce qu'ils auraient apporté avec beaucoup de peine; elle encouragerait l'industrie sur plusieurs denrées qui viennent de l'étranger, & le paysan plus sûr de son débit & y employant moins de tems, pourrait entreprendre plus de choses. La société pourrait avoir de même une influence sur le commerce des vins; elle avertirait les vignerons & les possesseurs des vignes, du besoin & de la valeur du vin dans le pays allemand; elle achèterait celui des pauvres qui n'ont pas la facilité de le garder. Depuis plusieurs années, je vois le vigneron se tromper sur la valeur de son vin; il y met d'abord un prix fort haut, qui rebute le marchand. Au bout de quelques tems, le besoin d'argent force le vigneron de vendre à bon marché, & c'est toujours les riches qui profitent & les pauvres qui souffrent. L'esprit & le but de la société des approvisionneurs serait, de tenir la balance entr'eux, & ce qu'elle gagnerait en les rapprochant & en venant à leur secours, ferait encore un gain honnête pour elle.
     Il y a sur tout cela, mon cher ami, une multitude de détails trop longs à vous dire, & qui se présenteront à votre esprit encore mieux qu'au mien; il me suffit que le projet vous paraisse utile à l'humanité. Le mal est réel & incontestable; je sais que l'on peut vivre avec des maux, mais votre coeur est fait pour souhaiter le remède, & votre esprit pour le trouver; vous jugerez de celui que je propose. J'en ai parlé souvent au bon Nicolas; il dit bien, que le pauvre paysan cultivateur a prodigieusement de peines & de chagrins, & que le plus grand nombre passe sa vie dans la misère, mais il a un si grand respect pour les villes d'où vient l'argent, qu'il n'ose se plaindre d'elles, ni des riches qui le possèdent. Il est sûr, mon cher ami, que les loix sont faites par les forts & par les riches, contre ceux qui sont faibles & qui n'ont rien. Heureusement que l'humanité peut s'accoutumer à souffrir, c'est plus vite fait d'en prendre l'habitude, que d'en chercher le remède, presque toujours incertain.
     Madame de St. Thomin me pardonnera-t-elle la longueur de mes lettres? C'est à elle que je vole le tems que vous leur donnez. Qu'elle ne soit point jalouse d'un ami; le coeur de son mari n'en sera que plus tendre en cultivant l'amitié; & tout sera à son profit. Dans ce moment, je reçois une lettre de mon ancien camarade le Capitaine Fabert: nous avons servi ensemble; il a quitté le service l'année passée, & s'est marié à Genève, il y a quelques mois. Il a épousé une vieille fille dont il est charmé comme s'il n'avait que vingt ans. Il veut absolument que j'aille voir son joli ménage. Un vieux garçon, une vieille fille, ne me donnent pas des idées de bonheur bien délicieuses; cependant, comme j'ai des affaires à Genève, j'irai le voir. Je croirai, s'il veut, à son bonheur, mais je serai encore plus persuadé du mien. Je suis plus curieux de voir ce qui se passe dans cette ville extraordinaire, & qui dans ce moment, est dans un état si critique. Je compte faire ce voyage la semaine prochaine, & je vous en rendrai compte au retour. Adieu, mon cher ami, vous savez, j'espère, combien je vous aime.

LETTRE III.

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     Ed anch'io son pittore! Oui, mon cher ami, & moi aussi je suis heureux, & heureux comme mon ami St. Thomin. Mon amitié avait besoin de cette conformité avec lui; on écoute mieux ceux qui parlent de leur bonheur, on peut mieux leur en parler quand on a le sien; c'est-à-dire, que je me marie, rien n'est plus vrai: il faut des siècles pour prendre une résolution; il ne faut qu'un moment pour en changer. Vous triomphez, vous riez, vous vous applaudissez de tous vos sarcasmes sur le célibat: faites ce qu'il vous plaira, je ne vous répondrai qu'en vous montrant mon contentement, qu'en vous faisant voir mes espérances, je veux dire, la certitude que j'ai d'être heureux. Jamais vraisemblance n'a été accompagnée de circonstances plus propres à en faire une vérité. Le bonheur m'attendait à quarante-six ans, je ne le croyais pas. A cet âge les romans ne sont pas longs, & je vais vous compter le mien.
     Comme je vous l'ai dit dans ma lettre précédente, j'ai été à Genève pour des affaires, & pour voir mon ami Fabert. Je faisais ce voyage avec d'autant plus de plaisir, que je le croyais propre à chasser certaine tristesse, & à me guérir de certain ennui, dont je suis attaqué depuis quelques tems. Est-ce donc que l'humanité ne peut se défendre de l'inquiétude & du changement, même au sein du bonheur? On s'ennuye donc même d'être heureux? En faisant ces réflexions, je croyais être bien sûr de ne pas changer de façon de penser. J'allai chez mon ami quelques heures après être arrivé à Genève. Il me reçut avec une amitié vraiment cordiale; nos anciennes liaisons reprirent toute leur force. Il me présenta à sa femme, qui me fit l'accueil le plus gracieux & le plus honnête. Je m'étais établi à l'auberge; ils voulurent que ce fût dans leur maison. Tous les deux me persuadèrent, qu'ils avaient du plaisir à me voir chez eux: j'en ai eu beaucoup à trouver autant d'amitié, sur-tout chez un ancien camarade, que je n'avais point vu depuis plusieurs années, & avec lequel je n'avais entretenu presqu'aucune relation depuis que je l'avais quitté. Un des avantages du service, est certainement de former entre les officiers des liaisons d'amitié, souvent plus durables & plus vraies que celles du sang, & je l'ai éprouvé dans cette occasion. Après les premiers momens, on me conduisit à mon appartement, c'est-à-dire, à la chambre que l'on me donnait. En y allant, mon ami me fit voir son logement dont il est enchanté, comme un enfant l'est de ses joujoux. Je le fus aussi; tout y est arrangé avec un goût & une propreté charmante; les meubles sont simples & propres, les appartemens sont petits; Il n'y a exactement que ce qu'il faut pour deux personnes qui s'aiment. La chambre que j'ai occupée, est un petit cabinet, qui, ailleurs ferait à peine un cabinet de toilette. On me l'a donné sans me faire aucun compliment sur sa petitesse, ni sur le défaut des meubles. Sans nous le dire, il a été entendu entre nous, que l'amitié tiendrait lieu de luxe. La fortune de mon ami est très-bornée, il a à peine le nécessaire, & il a fallu toute l'habileté & toute l'économie possibles, pour former cet établissement, & par-tout on voit des marques de l'union, qui règne entre lui & sa femme; l'un a voulu, l'autre a exécuté, ou plutôt ils ont voulu & exécuté ensemble. Je ne les ai point entendus là-dessus sans attendrissement. Deux servantes composent tout leur domestique: mais comme le mari & la femme viennent toujours au secours l'un de l'autre, & qu'ils n'ont qu'une volonté, ils sont bien servis. Après nous être entretenus du nouveau ménage, nous avons parlé de nos vieilles guerres, de nos vieilles galanteries. Le tems s'écoulait agréablement dans cette gaieté douce & familière, qui met le coeur & l'esprit à son aise; la cordialité faisait tout le sel de notre conversation. J'ai été très-content de Madame Fabert; elle m'a traité comme si elle eût toujours connu l'ami de son mari. Elle est un peu plus âgée que lui; sans être belle, elle a de la fraîcheur & un air qui plaît; & sans avoir beaucoup d'esprit, elle a une raison vraie & solide qui intéresse. J'ai souvent entendu disputer sur la meilleure pièce du ménage; les uns veulent que ce soit la beauté, les autres la fortune, ou l'esprit, ou la douceur du caractère: j'ai toujours pensé que ce devait être la raison; elle réduit tout au vrai, elle fait la jouissance du moment, & se trouve dans tout & par-tout. Avec la raison, le bien augmente & le mal diminue. Le bon Nicolas dit souvent: il y a raison à tout: c'est son proverbe, & je suis de son avis.
     Une heure avant le souper, il est entré une grande Demoiselle. J'ai été d'abord frappé de son air doux & noble. Mon ami m'a pris par la main, il m'a conduit vers elle, il lui a dit: ma soeur, je vous présente M. Bompré, c'est mon ancien camarade, c'est mon ami, je vous prie de le traiter en conséquence. Madame Fabert est accourue auprès de sa soeur, elle l'a aussi prise par la main, & elle m'a dit: Monsieur, voilà ma soeur, la soeur de votre ami, elle sera charmée de vous connaître; nous vivons presque toujours ensemble. Ces deux présentations, moitié gaies, moitié sérieuses, ont rompu le cérémoniel, & ont mis de la franchise & de l'aisance dans la petite société; la conversation fut gaie, & tout fut agréable. Mademoiselle de Cherbel fut très-aimable, & elle me parut avoir infiniment d'esprit. Elle tirait parti de tout; elle faisait valoir sa soeur & son beau-frère; il semblait que nous avions tous de l'esprit comme elle. Le son de sa voix est touchant; elle a des grâces dans la bouche; de l'embonpoint & de la fraîcheur. Il y a dans ses grands yeux noirs, plus de douceur que de feu, & dans toute sa manière d'être, quelque chose de doux & d'intéressant qui attache. Elle a été long-tems malade; il lui en est resté un air languissant qui touche. La partie était quarrée, & nous ne souhaitions personne de plus, c'est-à-dire, que nous étions assez contens les uns des autres; &, lorsque Mademoiselle de Cherbel s'est retirée, on s'est promis de se revoir encore de même. Après souper Fabert m'accompagna dans ma chambre, & lorsque nous fûmes seuls, il me dit: eh bien! mon ami, que dites-vous de ma belle-soeur? Je fis son éloge comme je le pensais. Il me laissa dire pendant un moment, ensuite il m'interrompit brusquement, en disant: c'est la femme qu'il vous faut. Je ris d'abord; il insista: je fis des objections; il les leva. Mademoiselle de Cherbel a trente-cinq ans; elle a passé la plus grande partie de sa vie à la campagne; elle y a été élevée; elle n'a jamais connu l'aisance ni la fortune; aujourd'hui elle vit seule avec un très-petit revenu; elle est estimée de ses amis & chérie de sa famille; elle a de l'esprit, elle en fait peut-être trop de cas, dit mon ami Fabert; c'est le seul défaut qu'on lui connaisse, je crois continua-t-il, qu'elle a aussi trop de prétention à l'élégance & à la perfection de tout ce qui lui appartient: mais c'est l'effet du goût fin & délicat d'une femme d'esprit, & il ajoute aux agrémens de la vie, il faut que vous y pensiez. Nous causâmes, nous disputâmes une partie de la nuit. Je lui répétais souvent, qu'il n'y avait rien de moins parfait que moi & rien de moins élégant que tout ce qui m'appartenait. Il me dit, que je deviendrais tout cela en rendant une femme heureuse, & qu'il était ridicule qu'un garçon & une fille vécussent seuls chacun de leur côté, tandis qu'ils seraient heureux d'être ensemble, & qu'il voulait sur-tout que je le fusse autant que lui. Il s'accorde donc avec vous, & le résultat fut, que je resterais trois jours à Genève avec eux, que pendant ce tems-là on se verrait, on s'étudierait, on s'examinerait, que l'on jugerait des convenances de caractères & de fortunes, qu'on se parlerait à coeur ouvert, & que le quatrième jour on prendrait un parti. Il dit encore, qu'il n'en fallait pas davantage à des gens raisonnables pour se décider, & qu'il ne s'agissait pas à notre âge de filer la belle passion. En résistant à ses raisons, je sentais au fond de l'ame un penchant qui m'entraînait, & je consentis à ce qu'il me demandait.
     Le lendemain je jugeai que Madame Fabert pensait comme son mari, & mon amour-propre en fut flatté. Nous allâmes le matin, mon ami & moi, chez sa belle-soeur. J'avais l'ame fort indécise & je discernais mal ce qui se passait chez moi, seulement j'étais bien persuadé que je pouvais compter sur les oppositions de Mademoiselle de Cherbel. Je ne la revis point sans une espèce d'émotion & de gêne, que je n'avais point éprouvées encore, & que je pouvais regarder plutôt comme la suite de ce que M. Fabert m'avait dit de ses intentions, que comme l'effet d'un sentiment nouveau. Mademoiselle de Cherbel nous reçut avec beaucoup de grâces, dans un appartement arrangé avec goût & élégance; elle fut extrêmement aimable, & elle l'a été pendant ces trois jours convenus. Mon ami parlait quelquefois de moi, comme d'un homme dangereux dont il fallait se défier. Ses plaisanteries, qui n'étaient pas légères, devenaient pour Mademoiselle de Cherbel une occasion de dire des choses honnêtes & agréables, & alors mes principes & ma résolution étaient fort ébranlés. J'y étais bien vite ramené, par l'idée que certainement une personne aussi aimable n'aimerait jamais un homme comme moi, & sur-tout ne lierait point son sort au mien. Je flottais dans cette incertitude, & sans trop calculer les probabilités, je me livrais aux possibilités de l'événement, bien persuadé par la réflexion que je repartirais comme j'étais venu. Quelquefois mon imagination me représentait le plaisir & le bonheur de vivre dans ma campagne avec une femme charmante, dont la société rendrait ma vie aussi agréable que la solitude était quelquefois pénible. Mademoiselle de Cherbel se prêtait à notre société avec un naturel charmant, & chaque instant venait à l'appui de mon imagination: nous disputions quelquefois, mais c'était toujours à l'avantage de son esprit. La singularité qu'elle mettait dans sa façon de penser, rendait ses idées piquantes, & faisait illusion sur la raison dont elle s'écartait quelquefois. J'ai bien remarqué un peu de hauteur dans son caractère; elle n'a pas caché de certaines préventions sur les apparences; elle manque même de cette philosophie qui réduit le paraître à sa juste valeur; c'est une suite de l'empire que l'opinion doit avoir sur les femmes, & Mlle. de Cherbel n'en est que plus respectable. Comme je suis un peu campagnard, j'aurais souhaité plus de simplicité dans ses habillemens & dans sa manière de se parer. C'est mon oeil qui n'est pas fait aux modes; d'ailleurs à trente-cinq ans il est naturel qu'une femme cherche à réparer ce que le tems commence à lui faire perdre. L'envie de plaire, soumise à la décence la plus rigoureuse, est toujours un mérite chez les femmes, il serait injuste de la condamner: & tous ces défauts, si on peut leur donner ce nom, étaient accompagnés de tant de grâces, qu'ils m'ont paru des qualités.
     Enfin, mon cher ami, les trois jours se sont passés, à faire de tous les instans un combat entre l'himen & le célibat, & la raison ne prenait plus le parti de ce dernier, le quatrième jour est arrivé, sans que je visse encore bien clair, ni dans mes sentimens, ni dans mes espérances. Nous étions rassemblés, comme à l'ordinaire, chez Madame Fabert; il était 7 heures du soir, il avait fait un peu froid, nous étions tous les quatre autour de la cheminée, sans autre lumière que la clarté du feu. Le coeur me battait peut-être un peu; il y eut un moment de silence; Fabert le rompit, en disant à sa manière: eh bien, ma soeur, que pensez-vous de M. Bompré? eh bien, mon ami, que pensez-vous de Mademoiselle de Cherbel? L'embarras nous fit articuler en même tems quelques mots entrecoupés que personne n'entendit. Mon ami interrompit encore, en disant: je vous demande, ma soeur, si vous agréez que M. Bompré vous offre son coeur & sa personne. Vous n'êtes plus une fille de vingt ans, & vous en savez assez pour vous décider. Mon ami est un brave & galant homme qui rendra une femme fort heureuse. Mademoiselle de Cherbel répondit avec beaucoup de douceur: mon frère, vous êtes un peu brusque dans votre manière; encore que je n'aye plus vingt ans, le coeur a ses droits, & il ne se donne pas comme on achète une maison. Je ne vous dirai point ce que je répondis, les dispositions réciproques étaient décidées au fond de nos coeurs. Mademoiselle de Cherbel avait laissé entrevoir les siennes, la défiance du succès avait seule arrêté l'expression des miennes, elles se dévoilèrent tout-à-fait au travers de la modestie, de la crainte & de la timidité. Fabert pressait, sollicitait, interrompait ce qui se disait de tendre & de généreux, par des raisons de calcul & de convenances; il pressait une décision. Enfin, au bout de deux heures il fut décidé, que Mademoiselle de Cherbel acceptait votre ami pour son époux. Madame Fabert avait aidé sa soeur de ses conseils; tous les deux s'empressèrent de faire tous les arrangemens pour amener la conclusion d'un mariage, qui paraissait nous rendre tous heureux.
     Il me serait bien difficile, mon cher ami, de vous rendre compte de tout ce qui se passait dans mon ame; la révolution était si subite, il y avait si peu de tems que je regardais mon sort comme fini pour toujours, qu'il me semblait que ce changement me donnait une nouvelle existence. En vérité elle sera heureuse; mon coeur renaît, & il se livre à la joie & au contentement de n'être pas heureux tout seul. Plus je connais Mademoiselle de Cherbel, & plus je suis enchanté de son esprit. Elle m'a dit les choses les plus délicates sur moi, sur ma fortune, sur mes goûts & sur mon habitation; elle m'a assuré, qu'elle m'apprendrait à être heureux; elle m'a dit, qu'elle trouvait que c'était bien dommage qu'un coeur comme le mien fût tout au profit des étrangers, & point à celui d'une femme qui serait un autre moi-même. Elle a été contente de ma campagne, sur la peinture que je lui en ai faite; elle ne craint point le changement de pays, de relation, de société; enfin, je suis sûr de doubler mon bonheur, en faisant celui d'une femme charmante & que j'aime déjà avec tendresse. J'étais trop peu à moi-même pour penser à ce qu'il fallait faire dans les termes où nous en étions, j'écoutais, je regardais Mademoiselle de Cherbel, je ne pouvais articuler rien de ce que je sentais, je prenais ses mains, je les baisais, je disais en moi-même: elle sera à moi, & c'est tout ce que je savais prévoir; c'est Fabert qui s'est chargé de tout arranger, il décida tout de suite que je partirais le lendemain pour revenir ici, que j'y ferais tels arrangemens que je jugerais convenables pour recevoir ma femme; que lui pourvoirait à toutes les formalités du mariage & à la minute du contrat, qu'ensuite je retournerais à Genève au bout de six jours, qu'après avoir fait tout ce qu'exige cet événement & après l'accomplissement de la cérémonie, nous partirions tous quatre pour venir à ma campagne. Dans ce moment l'humeur brusque & expéditive de mon ami était bien ce qui me convenait & je l'ai laissé faire; j'ai suivi ses directions, & je suis revenu ici; en arrivant j'ai visité ma maison & les dehors comme s'ils m'étaient nouveaux, j'ai vu tous les endroits où une femme & moi jouirions ensemble de la sympathie de nos coeurs & de l'accord de nos esprits, tout m'a paru plus agréable, la vanité cependant me disait que tout n'était pas assez beau, peut-être aussi que la simplicité de ma demeure antique plaira à ma femme, je préfère cette simplicité aux embellissemens à la mode du jour & elle convient à ma situation & à mon caractère, ce n'est pas le luxe qui fera notre bonheur.
     J'ai communiqué l'événement à Antoine, à Nanon, à Nicolas, tous ont pleuré de joie; ils se réjouissent de servir leur nouvelle maîtresse, chacun s'est promis de faire tout pour lui plaire, & quelque chose d'extraordinaire pour la recevoir. Nanon va faire les provisions, Antoine va arranger la maison, les cours, le chemin; Nicolas a justement des cochons de lait & des agneaux. Antoine demande, si Madame monte à cheval, il la suivrait à pied d'un côté, pendant que je serais de l'autre, & le cheval sera si bien pansé. J'avoue, mon cher ami, que cet intérêt si tendre de tous ces bonnes gens que j'aime, m'a touché jusqu'aux larmes; je les ai embrassés, je leur ai fait promettre de ne me quitter de leur vie: à tout cela j'ajoute ce que vous pensez, ce que votre coeur sent pour moi; je vois votre contentement de savoir que je suis presqu'aussi heureux que vous, & il me semble que je suis le plus fortuné des hommes.
     J'ai reçu ce matin la minute du contrat. Nous donnons réciproquement la jouissance de nos biens au survivant, en nous réservant la propriété; je ne serai point obligé de demeurer à Genève; nos rentes seront à la disposition l'un de l'autre, pour être employées à la dépense de la maison.
     Au milieu de ce grand intérêt, j'ai eu cependant quelques momens pour m'informer & m'instruire des affaires de Genève: ce que j'en ai entendu ne m'a point satisfait. Les affaires politiques sont comme les grands palais, on ne peut juger de leur architecture qu'à une certaine distance, de près on n'apperçoit que les petits détails: je n'ai donc entendu, que des choses particulières sur les individus & sur les chefs de parti. C'est la vanité de l'un, c'est la vengeance de l'autre, c'est la fermeté de celui-ci; ce sont des traits qui caractérisent les personnages, mais qui ne font point connaître la vraie source du mal, & qui n'éclairent point le philosophe qui voudrait savoir les causes. Il faut retourner en arrière, il faut voir l'ensemble des incidens & des événemens, des loix & de leur effet; dans ce moment j'ai bien vu que le peuple était turbulent & séditieux, que les Magistrats n'étaient pas politiques, & que l'Etat était sur le bord de sa ruine; cependant ces hommes sont les mêmes que par-tout ailleurs, ils sont animés des mêmes intérêts, des mêmes passions; aussi, en vérité, en les condamnant, ce n'est pas eux que je rendrais responsables de leurs fautes, c'est l'humanité entière, ce sont les loix. A voir les révolutions auxquelles les républiques sont sujettes, on est tenté de dire, que l'homme n'est pas fait pour être libre: il est vrai, qu'il est bien difficile de trouver le point où la liberté doit s'arrêter, & alors c'est plus vite fait de l'enchaîner. Dans les républiques, la liberté individuelle étant plus étendue, les passions ont plus de jeu; & si les droits & les pouvoirs ne sont pas balancés avec beaucoup de justesse & d'égalité, il en résulte bientôt des fermentations & des troubles: un petit Etat qui est sans force & dont les membres se croient libres est bientôt renversé. Une maxime que je crois vraie en politique, c'est que ce sont les loix qui font les hommes: ne me dites pas que ce sont au contraire les hommes qui font les loix; ce n'est point eux, ce sont les circonstances, c'est le besoin du moment, c'est la violence d'un mal présent, & toujours c'est un hazard, si elles sont bonnes, & long-tems bonnes; c'est l'histoire de toutes les républiques, c'est par le vice de leurs loix qu'elles ont péri. L'homme fait pour la société, est enclin à la division; si les loix ne répriment pas cette inclination, si elles n'y opposent pas une résistance & un intérêt majeur, elles lui donnent du ressort, & bientôt l'Etat est tourmenté par l'esprit de parti. Le plus grand défaut que puissent avoir des loix, & sur-tout des loix républicaines, c'est de mettre les droits d'un côté, & la force de l'autre. La force résiste bientôt aux droits, elle en empêche l'exécution, elle les anéantit, & l'impulsion donnée, elle renverse tout & ne s'arrête plus. L'art de la législation est de combiner les droits avec la force, & le sublime de la politique serait, de forcer cette combinaison à varier suivant les circonstances où l'Etat se trouve; c'est ce qui a manqué à Genève, c'est la faute que l'Angleterre vient de commettre avec ses colonies, & dont elle a profité avec l'Irlande.
     A Genève les loix ont été bonnes pendant environ cent trente ans, parce que pendant ce tems-là la force & les droits étaient réunis; le peuple était composé d'un moins grand nombre de citoyens, & surtout d'un petit nombre d'étrangers reçus par faveur, & qui vivaient dans la soumission que lui dictait l'hospitalité. Le Magistrat ou le gouvernement, avec les familles qui le composaient, & avec ceux qui lui étaient attachés, était plus nombreux, plus riche que le peuple, qu'une liberté mal assurée encore rendait d'ailleurs plus souple & plus soumis; il était pauvre & dépendant, & il était content & flatté d'élire aux premières charges des Magistrats qu'il respectait; il leur abandonnait tout le reste du gouvernement, & pendant cent vingt ans il n'y a pas eu un seul conseil général extraordinaire, ni un mouvement de sédition, quoique les Conseils eussent fait bien des loix, même contre le peuple. Les circonstances ont changé, & au commencement du siècle, le peuple devenu très-nombreux & fort riche, a senti sa force, les exercices militaires la lui ont sur-tout fait connaître, il voulut commencer à s'en servir, mais n'en connaissant pas encore la manière, il fut vaincu par l'adresse & par l'habileté, & en 1707 la fermentation fut étouffée dans sa naissance. Le Magistrat ne s'apperçut pas que la législation était devenue vicieuse, il ne sut pas en prévenir & en corriger le vice: au contraire, en recevant des étrangers, & en leur donnant des droits dans la république, il augmenta la force qui était contre lui, & qui commençait déjà à se soustraire à son gouvernement. Le Magistrat fut si aveugle, qu'il crut pouvoir user de ses droits comme s'il n'eût aucun obstacle à craindre; il voulut exercer le droit le plus difficile à supporter par la multitude, celui de mettre des impôts; c'étaient deux cents personnes qui voulaient imposer des taxes & prendre de l'argent à tout un peuple; l'intention & le but étaient bons, le droit était clair, mais dans l'humanité la chose était impossible, & c'est ce qui fit les troubles de 1738. On crut tout corriger, en abandonnant au peuple ce droit des impôts: c'était l'objet du moment, on ne chercha point ce que la nature des choses exigeait encore; on laissa au petit Conseil le droit de donner l'entrée aux emplois, c'est à dire, c'étaient encore vingt-cinq personnes qui décidaient du sort & de l'ambition de mille. Le droit d'élire les membres du Deux-Cent était le droit de faire une foule de mécontens.
     Il n'est pas de la nature des Magistrats républicains d'être de grands politiques, ce sont ordinairement des hommes vertueux, plus attachés à leur réputation qu'à leurs emplois; ils cherchent la paix du moment, & les vues éloignées leur échappent. Il est aussi de la nature humaine de suivre les intérêts les plus prochains; ainsi, tout comme ils avaient introduit une foule dangereuse dans la république, de même ils firent une foule de mécontens, en ne donnant l'entrée dans les Conseils qu'à leurs parens, qu'à leurs amis; le gouvernement devint le domaine de vingt-cinq personnes. Les principaux du peuple voulurent faire voir qu'ils étaient dignes d'être admis dans la Magistrature, dont ils étaient exclus, ils haranguèrent, ils disputèrent, ils firent croire au peuple qu'ils défendaient ses droits; ils persécutèrent les Magistrats, ils apprirent au peuple à les avilir, & ils finirent par en arracher ce qu'ils voulaient.
     L'édit de 1768 aurait peut-être pu ramener la paix, s'il n'était pas resté trop de haine personnelle, si le peuple, qui avait triomphé avec insolence de ses Magistrats, n'avait pas voulu s'amuser encore à les destituer suivant son caprice. De plus, à l'ombre des divisions de deux partis, il s'en était élevé un troisième, plus fort, plus nombreux que les deux autres ensemble; c'étaient ces étrangers, qui, sans avoir le droit de bourgeoisie, avaient été élevés au sein de la patrie. Dans l'espérance de se les attacher, ils avaient été caressés par les deux partis; on les avait flattés par des promesses; ils en firent des droits qu'ils voulurent arracher, & connaissant bientôt leurs forces, ils crurent pouvoir en faire usage; ils furent réprimés en 1770: mais les divisions continuans, ils en profitèrent pour mieux soutenir leurs prétentions, & le peuple, pour les tenir attachés à son parti s'est vu obligé de les appuyer. Les troubles ont augmenté; l'impulsion était donnée, rien n'a pu l'arrêter. Le gouvernement était trop faible pour résister; alors les chefs du peuple ont donné carrière à leurs passions, & la république n'a plus été qu'un théâtre de violences, dont les voisins puissans ont eu pitié: l'Etat périssait par ses propres fondemens. Ce qui l'a relevé, ce qui le soutient aujourd'hui, est un de ces événemens extraordinaires, étonnans, réservé à notre siècle.
     Il est ridicule à des étrangers de prendre un parti, c'est entrer dans les passions d'hommes turbulens & ambitieux: il faut plaindre les divisions, & ne point prendre de parti entr'elles. Nous pouvons cependant hautement condamner les chefs du peuple qui ont renversé l'Etat, qui ont détruit leur patrie, bouleversé la république, pour se venger de ceux qui leur résistaient. Ils ont fait crouler la maison pour la réparer, au risque d'écraser ceux qui y demeuraient en paix & qui vivaient heureux. Ils ne sont punis que par un léger bannissement; ils n'en sont pas moins horriblement coupables. Je ne vous dirai rien du moment actuel; l'Etat se ressent des convulsions par lesquelles il a passé: c'est un frénétique, dont on a attaché les bras & les jambes; ceux qui le gouvernent sont tranquilles. Il doit s'opérer un changement dans les moeurs & dans les esprits; il sera tout à l'avantage des riches, qui jouiront mieux des prérogatives de leur état. La nation entière, autrefois si libre, si florissante, doit pleurer ce qu'elle a perdu. Il est bien rare que l'on gagne l'amitié & le respect de ceux que l'on appelle à son secours, & la liberté des républiques est comme l'honneur des femmes, qu'il est bien difficile de rétablir, quand il a souffert quelque atteinte. Je vois cependant tout le monde compter sur l'avenir, & espérer la paix & le bon ordre; il est possible aussi qu'ils ne soient pas si près de revenir. Il a fallu un remède violent pour guérir le mal, & les remèdes violens sont pénibles & fatigans, sur-tout pour des corps faibles; d'ailleurs, il est arrivé ce qu'on voit toujours dans les crises politiques, on a fait des loix pour le moment; les choses étaient au point qu'il était visible qu'il fallait des forces au gouvernement pour le soutenir; on lui en a donné, mais on lui a laissé des vices. Ce ne sera peut-être plus le peuple qui occasionnera les troubles; les orages qui se formaient entre les deux partis, peuvent renaître dans le parti vainqueur. Le crédit, les brigues, l'ambition de gouverner seront un principe de division; les loix n'y ont pas assez pourvu. Comme tous les emplois se donnent par les voix, on les briguera; les familles nombreuses prendront plus d'influence & l'augmenteront toujours, en plaçant leurs amis, leurs parens, leurs cliens, dans le gouvernement. L'envie & la jalousie formeront des partis, & si les divisions vont jusqu'à la violence, la force, destinée à soutenir le gouvernement, sera ou inutile ou divisée, lorsque le gouvernement lui-même sera divisé; chaque parti cherchera à la ranger de son côté; & elle ne sera qu'un moyen de plus pour se déchirer. On ne peut point juger de l'effet des passions sous de nouvelles loix; on peut seulement prévoir, que dans le pouvoir qu'on laisse aux hommes, ils se conduiront d'après leurs intérêts & leurs passions; ainsi en laissant au Conseil la principale disposition de l'entrée aux charges, on peut juger que chaque individu cherchera à y placer ceux qui lui sont attachés, & à fortifier ainsi son crédit & ses influences. Il aurait été peut-être plus sûr, de faire entrer le sort dans les élections, d'en multiplier davantage les électeurs, & sur-tout de ne pas, en laissant à tous les individus du peuple le droit d'être élus, lui en donner l'exclusion par le fait. Il est possible, qu'au bout d'un certain nombre d'années, le gouvernement tombe entre les mains d'un petit nombre de familles. Le peuple est trop remuant, trop nombreux, trop riche pour vivre tranquillement dans la sujettion; & il est dans la possibilité des circonstances & dans la vraisemblance de l'humanité, que les troubles & la division recommencent avant qu'il y ait beaucoup d'années d'écoulées. Il est inutile de faire des raisonnemens sur la liberté; les hommes ne s'en servent guères que pour la perdre, & ce ne sont pas toujours ceux qui en ont le moins, qui sont le plus à plaindre.
     Mon cher ami, vous ne ferez pas grand cas de mes idées politiques, & vous aurez raison. Je reviens de Genève, & j'ai l'esprit rempli de ce que j'ai vu & entendu; il est impossible d'être indifférent sur le sort d'un pays qui réunit autant d'avantages; j'ai le coeur occupé d'une Genevoise & l'ame affectée de Genève. Je suis revenu chez moi en bénissant ma patrie & mon Souverain. Les gouvernemens font souvent des heureux, en faisant des mécontens; la vertu est de se soumettre & de jouir en paix & avec reconnaissance de la part qui nous est échue.
     Si vous n'étiez pas un ami bon & indulgent, je serais en peine de la longueur de ma lettre. Vous n'aurez plus rien de moi que lorsque je serai revenu de Genève, que lorsque je pourrai vous parler de la femme de votre ami, qui sera aussi votre amie. Je me transporte à ce moment, & je sens la plus douce émotion. Oh que je serai heureux! j'aurai une compagne qui m'aimera, qui partagera mes intérêts, mes sentimens, mes affections; qui se plaira avec moi dans la simplicité de ma maison, dans le champêtre de ma campagne, dans le voisinage de mes bons paysans. Je tressaille de joie. Elle sera heureuse aussi. Que je sache seulement ses goûts, sa volonté, j'y donnerai ma vie. Adieu, mon cher ami. Ecrivez-moi à Genève, ou que je trouve ici une de vos lettres à mon retour.

LETTRE IV.

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     Me voilà revenu, mon cher ami, j'aurais dû vous le dire plutôt, j'aurais dû vous parler plutôt de mon bonheur; il n'y manquait que cela; à chaque ligne de ma lettre je voudrais vous dire, je suis heureux, je suis heureux: ma chère femme est là, j'écris à côté d'elle, mon chien est à ses pieds; c'est la tranquillité du bonheur. Elle est charmante, ma femme; elle fait ce que je n'avais osé espérer d'aucune femme; elle m'aime: je lui ai entendu dire qu'un homme vertueux, qu'un homme qui avait le coeur tendre & l'esprit juste n'avait point d'âge, point de figure, & certainement j'ai l'esprit juste, je soumets toutes mes idées aux siennes, & je fais bien; elle a bien plus d'esprit & bien plus de goût que moi; je le vois à chaque instant dans tout ce qu'elle veut & dans tout ce qu'elle projette. Elle s'est informée de l'ami à qui j'écris, je lui en ai parlé fort au long, elle le connaît comme si elle l'avait vu, elle assure qu'elle l'aimera; seulement elle est étonnée qu'il soit à Orbe, elle aimerait mieux qu'il fût à Lausanne ou à Berne, comme si l'amitié était une affaire de géographie; j'ai bien ri de son idée. J'ai compris qu'elle imaginait, que de ces grandes villes, mon ami pourrait me dire des choses plus intéressantes; pour moi, dans ma correspondance rien ne m'intéresse que mon ami, le reste m'est presqu'indifférent: cependant si ma chère femme le veut, je tâcherai d'avoir des relations dans ces deux villes.
     Il y a quatre jours que nous sommes ici; Monsieur & Madame Fabert n'ont point pu nous accompagner comme il avait été projetté: mon beau-frère seul est venu avec nous, & il est reparti le lendemain. A notre arrivée, nous avons trouvé les paysans du voisinage qui étaient venus nous recevoir par amitié & par curiosité: ils s'étaient habillés proprement; de jeunes filles nous ont offert des bouquets, & ont jeté des fleurs devant la porte de la maison; j'ai entendu leurs voeux à tous; j'ai aussi entendu qu'ils trouvaient Madame bien belle. Je leur ai rendu leurs bénédictions & leurs complimens, & pour faire succéder la joie à l'attendrissement, j'ai fait donner du vin. Le brave Antoine avait mis son plus bel habit; je ne sais où il avait pris de longues manchettes; il avait aussi attaché ses cheveux gris, ce qui ne lui était pas arrivé depuis long-tems. Il tournait autour de sa maîtresse, & cherchait à lui rendre quelque service, & il ne faisait rien. Je l'ai présenté à ma chère femme, il l'a saluée avec un profond respect, & il lui a demandé ses bontés, & son indulgence pour ses vieux ans; après cela il a pu ranger les équipages. Nanon était à la cuisine, ayant voulu tout faire sans le secours de personne, elle faisait rôtir les cochons de lait & les agneaux du bon Nicolas. Il s'était trouvé à la portière du carrosse & n'avait rien dit: il nous suit dans la maison, & quand ma femme est assise, il entre avec trois jeunes filles qui sont ses petits enfans: il veut débiter un compliment, mais le vieux bon homme est attendri, il ne peut parler; les larmes suppléent à ce qu'il veut dire: il fait de grandes révérences, & finit par venir m'embrasser de tout son coeur & de toutes ses forces; certes ses larmes ont trouvé les miennes, & nous nous sommes promis amitié & secours. Le malheur voulut que Madame Bompré fut extrêmement fatiguée de la route, elle ne put prendre part à rien; elle demanda à être seule pendant quelques tems: elle s'était très-bien parée, elle ne voulut cependant pas se déshabiller, & elle reçut fort bien mes deux cousins & leurs femmes qui étaient venus de la ville. Fabert, très-content, repartit à la pointe du jour: depuis ce tems-là, ma femme n'a point été bien portante; elle est moins gaie qu'elle n'était à Genève. Au reste, il est naturel que transplantée dans un nouveau pays, dans une habitation si simple, si différente de la sienne, elle souffre du changement; ce sont des sacrifices qu'elle m'a faits, & je vais travailler à les adoucir; je veux que dans tous les momens elle ait de nouvelles raisons de m'aimer & de se consoler. J'avais, par exemple, bien tort sur ma maison; elle est trop simple, elle est mal arrangée; de grandes chambres sans alcoves, de vieilles verdures, de grandes cheminées de plâtre, tout cela ne peut pas plaire à une femme qui a de l'esprit & du goût: ces grandes cheminées brûlent trop de bois, on est trop éloigné l'un de l'autre; c'était bon lorsque nous étions sept ou huit amis autour du feu, à nous balancer sur des chaises de paille, à rire, à faire des contes de chasse; autres tems, autres moeurs. Les cheminées seront plus petites, les chambranles seront de marbre à la salle de compagnie, & de noyer dans les autres chambres; ces tristes tapisseries seront changées contre de beaux papiers d'Angleterre. Jusques à présent, les boiseries n'ont eu que leur couleur naturelle; beaucoup de chambres n'en avaient point, & leurs murs n'étaient couverts que de quelques cartes de géographie; je crois que nous mettrons des vernis. Mon cher ami, j'espère que vous viendrez nous voir avec Madame de St. Thomin; sa jeunesse ne sera point un obstacle à l'amitié que ma femme aura pour elle. Madame de St. Thomin n'a pas voulu que vous changeassiez rien à la maison de vos pères, & je l'ai vue se faire un plaisir d'une demeure aussi simple & aussi rustique que la mienne; c'est une affaire de goût dont il ne faut pas disputer, & malgré cette différence elle nous donnera ses avis sur les réparations qu'il faudra faire chez moi. Quelle douceur pour nous, mon cher ami, de voir nos femmes s'aimer comme nous nous aimons! nous passerons des momens délicieux. Dites-moi, je vous prie, quand vous viendrez; il faudra prendre le tems que vous laisseront vos affaires & vos emplois.
     Votre lettre que j'ai trouvée ici à mon retour, m'a fait un vrai plaisir, quoique vous ne cachiez pas votre mécontentement sur mes idées sur Genève & sur ses révolutions; vous rendez le gouvernement responsable des fautes du peuple; vous prétendez que le peuple n'est pas obligé d'être plus vertueux & moins vicieux que l'humanité ne le comporte; vous dites, que c'est aux Magistrats à prévenir ses erreurs, & que, maître de l'exécution des loix, il peut en disposer de manière que le peuple se plaise à s'y soumettre; que s'il y a des vices dans le gouvernement, les Magistrats plus éclairés que le peuple, doivent les corriger, même en faisant des sacrifices, & qu'il n'y a point de vertu à soutenir des droits aux dépens de la patrie: enfin, vous voulez que les passions de l'humanité aient moins de prise sur des hommes formés par l'éducation & les lumières, que sur des hommes grossiers & ignorans. Comme beaucoup de gens de notre pays, je vous vois enclin à donner raison aux représentans, ou au moins à les plaindre beaucoup. Je ne veux pas disputer avec vous; mais je dirai seulement, que si un peuple qui a le droit de créer ses Magistrats, de faire ses loix, d'établir les impôts, de décider de la guerre & de la paix, & qui ne voit au-dessus de lui qu'un gouvernement sans force, dont il ne peut craindre aucune oppression: si ce peuple, dis-je, n'est pas content, il est injuste, indigne de la liberté, & bien coupable, si pour satisfaire de vaines prétentions, il renverse son pays & détruit sa patrie. Je ne vous en parlerai plus, mon ami: il est permis de raisonner sur les événemens, mais Il est défendu d'être opiniâtre, & sans moi, votre esprit droit saura bien revenir à la vérité. Je suis plus attaché à mon projet sur l'approvisionnement des villes: vous promettez de vous en occuper, & de m'en parler dans votre première lettre; vous me ferez plaisir. Aujourd'hui je n'aurais pas eu le tems d'y répondre; ma femme, ma chère femme, trouve déjà que j'écris bien long-tems. Avouez qu'elle est aimable avec sa petite jalousie; elle veut que je m'occupe d'elle, & d'elle seule. En vérité, je n'étais rien avant mon mariage, j'étais trop libre, personne n'était jaloux de mon tems, personne ne se souciait de ma liberté, il est bien doux de la vouer à une femme qu'on aime. Dans mon petit domestique, tout pense comme moi; la bonne Nanon fait ce qu'elle peut pour plaire à sa maîtresse, & pour rencontrer ses goûts; le brave Antoine tient tout dans un ordre charmant; ma femme a amené une femme-de-chambre qui a le même esprit, & qui ne s'occupe que de sa maîtresse; je crois que nous prendrons encore un domestique. Nous avons toutes sortes de petits embarras de ménage que je ne connaissais pas, mais que je supporte sans peine, parce qu'ils font l'occupation de ma femme, & qu'elle ordonne tout à sa volonté. Elle veut que je finisse, ce sera en vous embrassant, & en vous assurant de tous mes sentimens. Adieu, mon cher ami.

LETTRE V.

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     Mon cher ami, je ne comprends rien au mariage; à tout moment, je me trouve dans l'erreur, & aucune de mes idées ne se réalise: je voudrais vous consulter, & je ne sais comment exprimer ce que j'éprouve; je crains que vous ne m'entendiez pas; je suis peut-être un mari extraordinaire. Pendant les quinze jours que j'ai passés avec vous, dans le tems de votre mariage, je n'ai pas remarqué que vous eussiez avec votre femme une espèce d'inquiétude & d'embarras, que j'ai souvent avec la mienne. Il me semblait bien qu'après les nôces, qu'après l'intimité qui s'établit naturellement entre de nouveaux mariés, il ne doit plus exister entr'eux que liberté & franchise réciproques: la tendresse fait naître la confiance. On dit ce que l'on pense, on écoute, on raisonne avec cet intérêt commun qui tend au même but; c'est au moins ce que j'avais supposé; & c'est là une de mes erreurs. Je commence à croire que ce n'est pas la tendresse qui inspire la confiance; ce n'est peut-être que l'amitié. Et dites-moi, je vous prie, serait-il possible qu'il y eût de la tendresse sans amitié? cette idée m'inquiète. Il me semble quelquefois que je n'ai pas l'amitié de ma femme; il y a toujours une différence entre ses idées & les miennes; nos intérêts ne tendent point à se réunir; nos goûts ne deviennent point les mêmes; je cherche les siens, & je ne les rencontre point: ceux qu'elle témoigne portent une espèce de contradiction sur ce qui nous appartient, sur tout ce qui est autour de nous. Elle ne se lie avec rien de ce que j'ai; ma compagnie ne lui est point nécessaire; elle me voit sans plaisir, elle me quitte sans peine; & il n'y a que quatre semaines que nous sommes mariés! Cependant elle a un air heureux & tranquille, elle parait contente, & quelquefois j'en suis fâché, ou plutôt je le suis de ce que, dans son contentement, elle puisse si bien se passer du mien: elle aime beaucoup la lecture; elle est souvent une grande partie du jour seule dans sa chambre à lire. Quand nous sommes ensemble, ses idées roulent presque toutes sur des changemens qu'elle veut faire, tantôt dans la maison, tantôt dans le dehors. Elle ne jouit encore de rien; & moi, je suis agité d'un désir inquiet sur tout ce qui peut lui plaire; je voudrais régler ma vie sur la sienne, je n'ai pu encore y parvenir. Il y a des momens où il semble que tous ceux qui suivront se passeront dans un accord parfait. Cette espérance me donne de la joie & de la gaieté; je m'y livre, & presque toujours il se trouve que je me suis trompé. Sûrement je suis trop mal-adroit, & à mon âge, il y a bien à faire à plaire toujours à une femme: c'est une grande folie d'y prétendre, & un manque de raison d'être trop sensible au malheur de n'y pas réussir. Je me suis fait des idées chimériques de bonheur que je veux toujours réaliser, & je m'afflige, & mon amour-propre est mortifié de réussir si mal; je me trouve quelquefois bien éloigné de mon but; mais j'y parviendrai, ou rien ne sera possible. Je veux absolument être heureux; je ne puis l'être que par le bonheur de ma femme: c'est travailler au mien que de chercher à faire le sien. J'ai là-dessus un sentiment si vif, qu'il me donnera la force d'acquérir ce qui me manque, & de réformer ce qui est vicieux. Ma femme a de ]'esprit, donc elle a de la raison; elle a de la tendresse pour moi, je ne puis pas en douter, donc elle aura de l'indulgence, de la complaisance, de la bonté; elle verra mon intention, elle y répondra. Les femmes ont le coeur si sensible, si compatissant; elles pourraient soutenir le spectacle d'un être qui serait malheureux par leurs caractères, par leurs volontés, par leurs fantaisies? & Mad. Bompré a trop de vertu pour faire souffrir un mari qui l'aime aussi tendrement. Mon ami, je serai heureux, je vous le promets; & si je suis si peu avancé encore, c'est ma faute. Je me livre avec trop de vivacité au plaisir d'être sorti de ma solitude, à la douceur d'avoir une compagne, avec laquelle je veux tout partager, tout sentir. Autrefois je me plaignais souvent de jouir seul des objets qui faisaient sur moi une impression agréable; j'aurais voulu la communiquer, en parler, en augmenter le plaisir en le partageant avec un être sensible: aujourd'hui je veux trop me livrer à cette espèce de jouissance; j'inquiète, j'ennuie ma femme: ce qui m'affecte ne frappe point ses sens. Je lui porte mon émotion, ma sensibilité; & je ne trouve point la sienne: il serait injuste de l'en rendre responsable; elle vit à la ville depuis plusieurs années, là, tout est assujéti à de certaines formes; l'amour-propre y est le premier mobile; l'opinion domine sur-tout & décide presque de nos sensations: point de plaisir si l'on ne commence par être flatté, si le petit orgueil, la petite vanité n'y trouve son compte. L'ame s'accoutume à cette prétention, & tout ce qui ne la satisfait pas devient indifférent & même chagrinant. Moi, j'ai vécu dans l'habitude de ne rien prétendre: les beautés de la nature me touchent; les situations, les événemens de la vie champêtre m'affectent: je vais chercher les objets intéressans sans les attendre; je ne connais de droit que celui de sentir; je ne demande aux hommes que le libre exercice de l'humanité: alors il n'est pas étonnant que des dispositions si différentes se heurtent quelquefois; il faut un peu de tems pour les rapprocher & pour les mettre à l'unisson. Nous avons déjà l'essentiel, la tendresse réciproque. Ne croyez-vous pas qu'avec cela nous parviendrons au bonheur? je ne sais pourquoi j'en doute encore. Je veux vous faire l'histoire de notre vie, ou plutôt j'aurais bien de la peine à vous en faire un tableau. Nos jours ne se ressemblent point, notre manière de vivre journalière varie continuellement, & si l'uniformité engendre l'ennui, il sera loin de nous. Vous connoissez ma maison; vous vous rappellez ce petit cabinet qui est au bout du corridor, & qui est à côté de ma chambre; il a la vue sur la cour rustique; je vois depuis la fenêtre tout mon train de campagne, mes ouvriers, mes troupeaux: à côté est la basse-cour, qui est bien peuplée; plus loin est un grand verger planté de beaux arbres antiques, & on découvre au-delà le paysage jusqu'au pied de la montagne: la vue de ce cabinet est charmante le matin. Deux ou trois jours nous y avons déjeûné délicieusement; ma femme s'en est bientôt dégoûtée. Elle n'aime pas ces bruits de la campagne; la basse-cour est pour elle un objet dégoûtant; le verger est triste; le grand jour l'incommode; elle n'aime pas l'air du matin; elle a déjeûné plus tard; ensuite il n'a fait jour chez elle qu'à midi. Enfin, nous ne déjeûnons plus ensemble: eh bien, mon cher ami, j'en ai été affligé; plusieurs fois j'en ai eu le coeur si serré que j'ai renvoyé mon déjeûner sans pouvoir y toucher. C'était un plaisir pour moi de jouir avec ma femme d'une belle matinée, de la fraîcheur & de la pureté de l'air, de diriger avec elle les travaux de la campagne, & d' encourager les ouvriers; c'est une privation que je sens vivement. Le matin, les idées sont plus libres, plus claires, les sentimens plus purs, plus énergiques; l'ame est plus disposée à communiquer ce qu'elle sent, ce qu'elle pense. Autrefois, je faisais venir Antoine ou Nicolas: nous parlions de nos affaires, mais encore plus de celles de nos voisins où je pouvais quelque chose. Je comptais que ce moment aurait bien plus de douceur avec une compagne; je serai malheureux d'être obligé d'y renoncer. Ces heures du matin influent beaucoup sur le reste du jour: quand il ne s'est rien dit de tendre & d'intéressant le matin, tout le jour s'en ressent. Souvent nos repas sont tristes, silencieux; il reste quelque chose sur le coeur qui gêne; & la fin de la journée arrive sans qu'il y ait eu un moment de douceur qui console de la vie. Les jours ne sont pas tous de même; il y en a de plus heureux; ils deviendront plus fréquens: l'intérêt est si grand, que nous y travaillerons tous les deux. Mon bonheur est devenu dans mon imagination un poëme que je veux réaliser; comme la base est dans mon coeur, j'espère qu'il y aura plus de vérité que de fiction; je vous ai vu commencer le vôtre avec une simplicité, une sécurité que je n'ai point su avoir, & dont je cherche à me rapprocher. L'accord entre Mad. de Saint-Thomin & vous s'est établi si naturellement, que j'ai cru que c'était par-tout la même chose. Je n'ai point réfléchi que la différence des caractères & des circonstances devait y apporter une grande variété. Je voudrais, mon cher ami, que vous me parlassiez beaucoup plus de vous, que vous me fissiez de ces détails dont je sais si bien vous ennuyer; je voudrais avoir des objets de comparaison; ils me serviraient de leçons & d'exemples. Je vous en prie, dites-moi comment vous êtes heureux; j'ai l'ambition de l'être comme vous: ce n'est pas la première fois que vous m'aurez servi de modèle. Chez moi, il n'y a que mes sentimens pour vous qui pourraient en être un; ils vous sont acquis pour la vie. Adieu, mon cher ami.

LETTRE VI.

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     Mon cher ami, je m'épuise en réflexions sur votre dernière lettre. Quoi! vous ne vous donnez aucune peine pour votre bonheur, & vous êtes heureux! Le caractère de Mad. de Saint-Thomin s'accorde si bien avec le vôtre, qu'il n'en coûte de sacrifice ni à l'un ni à l'autre. Elle conduit sa maison; elle cultive ses relations; elle suit à ses plaisirs avec autant d'esprit que de sentiment. Vous, vous faites votre emploi, vous gouvernez vos affaires; vous êtes à vos amis; & quand la tendresse & l'intérêt commun vous rapprochent, vous êtes contens l'un de l'autre: il se trouve que vous avez fait, chacun de votre côté, ce qui convenait à tous deux; & vous ne faites que de continuer de vous aimer; vous n'y mettez ni réflexions, ni adresse; point d'habileté, point de spéculation de sensibilité. A vous entendre, il semble qu'il n'y a rien de si simple, & qu'il ne peut pas en être autrement. Mon cher ami, connaissez votre bonheur; c'est bien celui que j'espérais. Hélas! j'en suis bien loin encore: quelquefois je désespère même d'y parvenir jamais. Je veux adopter votre simplicité, votre souplesse, votre confiance; je veux renoncer à mes réflexions, à ma sensibilité, à mon activité inquiète sur ce qui peut plaire à ma femme; je voudrais sur-tout éloigner une idée qui me tourmente; c'est qu'elle ne m'aime pas: non, mon ami, ma femme ne m'aime pas! Sentez-vous tout ce qu'emporte ce mot cruel, ce qu'il décide pour le présent, pour l'avenir, pour toute ma vie. Vivre avec quelqu'un dont on n'est pas aimé, est-il un plus affreux supplice. Je me rappelle bien d'avoir vu des maris & des femmes qui vivaient assez tranquilles ensemble, quand même ils ne s'aimaient pas, & même en se haïssant. On peut donc vivre dans les enfers; car il me semble que c'en est un. Mais je ne veux pas adopter cette idée; je veux la repousser; j'ai tort même de l'avoir: c'est mon sot amour-propre qui juge; c'est lui qui est cause de mon injustice: parce que les goûts de ma femme ne sont pas les miens, parce que j'essuie quelques contradictions, parce que sa manière de témoigner de l'amitié n'est pas la mienne, je déciderai qu'elle n'en a point, je jugerai de son coeur par mes intérêts? ne serait-ce pas être injuste? Mais je souffre, mais elle s'accoutume à me voir souffrir. Eh bien! j'ai peut-être tort de souffrir; mais elle-même n'est pas heureuse; & voilà ce qui me ramène à mon idée. Alors je suis bien malheureux; je réfléchis, je cherche, je combine, je veux absolument calculer & réduire en preuve mathématique ce qui peut faire le bonheur d'une femme; & lorsque je crois avoir trouvé la solution du problême, ma première démarche fait voir que j'en suis à cent lieues. Ce que je cherchais à éviter est précisément ce qu'il fallait faire; ce que j'offre, ce que j'ai arrangé est justement ce qu'il fallait éloigner, & même mon intention devient suspecte. Quelquefois cependant j'ai le plaisir si doux de réussir: alors mon courage & mes espérances reprennent leurs forces; je saisis avec ardeur ce moment heureux, & j'en jouis avec avidité; mais ils sont si rares ces momens! & ma vie est un débat continuel. Pour me consoler, je m'imagine quelquefois que ma femme ne m'aime pas encore, mais qu'un jour elle m'aimera. Il n'y a pas deux mois que nous sommes l'un à l'autre, nos qualités n'ont pu encore se déployer; Mad. Bompré a le coeur tendre, l'ame honnête & vertueuse, que puis-je désirer de plus? Ce qui m'étonne, c'est qu'avec le sentiment que je lui ai vu souvent, elle puisse se laisser aller à un genre de vie aussi isolé que celui que je lui vois prendre. Elle peut presque toujours se passer de moi: ce qui m'entoure, ce qui m'occupe l'intéresse peu; elle suit ses dispositions sans s'appercevoir des miennes. Il y a des heures dans le jour où il parait que je ne lui suis rien: ces momens de détachement me mettent au désespoir. Une fois, c'est la fin d'un roman qu'elle ne peut quitter, & qui ne permet pas que je lui parle de choses importantes; une autre fois, c'est de l'humeur contre un domestique, qui retombe sur moi; tantôt c'est un goût de retraite, qui est cause qu'elle fuit ceux qu'il nous importerait de voir; ou bien c'est une passion pour la lecture qui dure des jours entiers, & qui exclut tout autre soin, toute autre occupation. Il en résulte des inconvéniens qui rendent la vie pénible; & à cette occasion, j'ai agité la question s'il était bon que les femmes aimassent la lecture, & lussent beaucoup. Dans le pays où les femmes font des livres, elle sera bientôt décidée; & même je passerai pour un homme sans goût de l'avoir faite; dans celui-ci, où les femmes font le sort de leur maison & de leur famille, où leur économie & leur raison décident de la fortune & du bonheur de leurs maris, il n'est pas très-sûr que la lecture soit utile aux femmes, & qu'elle produise un grand bien. Les femmes lisent beaucoup de romans, & très-peu d'autres livres. Il faut qu'un livre d'histoire, de science ou de morale soit bien court, bien gai, bien piquant, pour qu'elles en lisent quelques feuilles; c'est-à-dire que, pour l'ordinaire, elles occupent leur esprit de fictions, de fausses peintures de la nature, de sentimens exaltés, enfin de choses qui les mènent loin de la vérité; & si, par hasard, elles n'ont pas l'esprit juste, l'écart peut devenir immense. D'ailleurs, pour que la lecture d'un livre quelconque soit vraiment utile, il faut un fond de logique & d'élémens de sciences, qui sont toujours négligés dans l'éducation des femmes. Je me rappelle que, lorsque j'étais en garnison à Mons, il y avait une très-jolie demoiselle qui lisait les Mondes de Fontenelle; elle en était enchantée; elle souhaitait seulement de trouver un astronome qui lui apprît à connaître dans le ciel les étoiles & les planettes: elle méritait d'en trouver un, & il se présenta bientôt: la pluralité des mondes amène la pluralité des êtres, & le cours d'astronomie finit très-malheureusement. Il y a quelque tems qu'au château de St. *** la conversation tomba sur ce sujet. M. de M*** raconta qu'à B*** un de ses amis avait voulu faire lire à sa femme le charmant ouvrage d'Algarotti sur les couleurs & la lumière, il en résulta qu'après l'avoir lu, elle jugea qu'il n'y avait aucune de ses robes, aucun de ses rubans qui allassent bien à son teint & à sa physionomie; elle voulut changer entièrement sa garde-robe & même ses meubles; ce qui avait occasionné de grandes altercations dans le ménage, & fini par brouiller le mari & la femme. Je n'ai point de pareils accidens à craindre: Mad. Bompré a de l'esprit; elle aura de la raison; & si dans ce moment j'ai de l'humeur contre les livres & la lecture, c'est que je suis jaloux de ce qu'elle trouve le moyen de s'occuper sans moi. Je voudrais qu'elle prît pour modèle Mad. de Saint-Thomin, qui lit fort peu, qui s'occupe gaiement de ses affaires domestiques, & qui sait trouver dans la société & dans le monde des plaisirs qui n'entr aînent ni histoire, ni événement. La manière dont ma femme vivait avant notre mariage m'avait fait espérer que celle-là serait à-peu-près la sienne: un nouvel état, de nouvelles connaissances, un nouveau pays ont un peu changé son caractère; elle y reviendra; & c'est à moi à la ramener par mon adresse, par ma patience, par ma tendresse: je dois réussir au moins par un de ces moyens. Elle n'a pas encore beaucoup d'amitié pour mes parens & pour mes amis d'***: je crois qu'ils ne lui plaisent pas beaucoup, & jusques-ici elle n'a pu se lier avec aucun d'eux; mais, comme ce sont de bonnes gens, sans prétentions, dont la société est douce & facile, elle s'y accoutumera & elle s'en fera aimer. Dans ce moment elle me fait prier de passer dans sa chambre: je ne l'ai presque point vue aujourd'hui; elle a beaucoup écrit à Genève; & ensuite elle a lu un livre qu'elle voulait finir. Je vous quitte donc, mon cher ami, pour aller auprès d'elle, & comme il est tard, je ne pourrai point faire partir ma lettre ce soir; je la fermerai demain matin. Bon-soir, mon cher ami.
     Jeudi matin.
     Je parcours ma lettre ce matin avant de la fermer, & je suis fâché de vous avoir dit certaines choses, sur-tout que ma femme ne m'aimait pas; je voudrais l'effacer & même jeter ma lettre au feu. Oh, comme je me trompais! j'ai sa tendresse, j'ai sa confiance; & tout cela est accompagné de graces & d'une gaieté charmante. Je vois son goût & son esprit dans toutes ses idées; elle a des projets dont nous avons bien ri, parce que je ne crois pas qu'elle veuille les exécuter. Elle a lu le poëme des Jardins de l'abbé de l'Isle; elle voudrait arranger notre grand verger à la manière anglaise; il faudrait changer le jardin, le potager & la basse-cour, qui sont trop près. Dans la maison, il y a aussi bien des changemens à faire, mes vieux meubles l'attristent. C'était son jour de projets; je m'en suis amusé avec elle. La simplicité est si fort ce qui nous convient, que j'ai raison de croire que nous y resterons attachés. Les sentimens de ma femme me rassurent contre ses idées: nous pouvons être heureux sans rien changer. Moi, je ne changerai jamais; toujours je serai votre ami dévoué.

LETTRE VII.

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     Mon cher ami, j'ai été bien long-tems sans recevoir de vos nouvelles: en cherchant les causes de votre silence, j'ai trouvé que la plus naturelle était l'ennui que doivent vous causer mes lettres, & je ne suis point étonné que vous ayiez été cinq semaines sans me répondre. Je vous parle de moi comme si j'étais un être intéressant; je vous dis mes idées comme si elles valaient quelque chose. Vous savez que je suis un peu causeur: à la campagne, & à mon âge, on prend volontiers le défaut de s'occuper plus de soi que des autres; je compte aussi sur votre amitié; & je me livre au plaisir si doux de tout dire à un ami essentiel, de lui montrer ce qui se passe dans mon coeur & dans mon ame; & il est bien entendu que mes lettres sont pour vous seul; d'ailleurs, mon cher Saint-Thomin, j'ai besoin de vous. Quoique je sois votre aîné, vous connaissez mieux que moi les affaires du monde, & sur-tout les femmes; vous pouvez me donner vos conseils, je vous les demande; & quand même les circonstances où nous nous trouvons soient différentes, & que nos manières d'être heureux ne se ressemblent point, vous pouvez rectifier mes idées; vous m'aiderez à acquérir cette souplesse & cette adresse que j'ai toujours reconnues chez vous. Je veux bien que, comme vous le dites, le caractère de Mad. de Saint-Thomin ne vous laisse rien à faire, que sa douceur & sa raison suppléent à tout; mais vous n'en jouissez point sans réflexions; & il y a souvent autant d'art à jouir du bien qui se présente naturellement, qu'à éviter & à prévenir le mal. Cependant, en me faisant voir que vous êtes heureux, vous ne me dites point froidement que je dois l'être, puisque j'ai une femme qui a beaucoup d'esprit, & qui est très-aimable. J'en conviendrai, si vous voulez, & cela sera vrai dès que je serai arrangé avec une certaine sensibilité que j'ai dans l'ame, & dès que je n'aurai plus dans le caractère une fermeté qui est cause que je ne renonce qu'avec effort & qu'avec douleur aux sentimens que j'ai pris une fois. Je m'étais attaché à tout ce qui était autour de moi; j'y avais placé un moral qui remplissait toutes mes affections, & le retour que je trouvais dans les êtres sensibles satisfaisait mon coeur; il n'y avait pour moi rien d'indifférent, ni dans ma maison, ni dans mon voisinage, ni dans tout ce qui m'occupait. En prenant une compagne, je n'ai pas douté que mes sentimens ne devinssent les siens; qu'elle ne fût heureuse de mon bonheur, & tout ce qui m'en fait douter est pour moi une idée douloureuse; je m'en défends autant que je puis, je me condamne; mais je n'en souffre pas moins: c'est amour-propre, c'est préjugé, c'est bêtise, si vous voulez; mais la douleur va son train, & le chagrin est à la porte; il est là sur-tout quand je vois ma femme aimer peu ce que j'aimais, s'éloigner de ce qui était près de moi, changer ce que je croyais bien; je comptais ne plus jouir tout seul; j'espérais doubler les jouissances en les partageant, & je n'ai trouvé que des difficultés, que des obstacles. Le plaisir n'est jamais où je le croyais; il faut des peines, des changemens pour le trouver; on me le fait voir dans l'avenir, & ce qui est n'est jamais ce qui doit être. On me prouve par les règles du goût que je dois me détacher de presque toutes mes idées; & on me démontre avec beaucoup d'esprit que mon contentement & mon bonheur sont une erreur; par vanité, je suis obligé de le croire. Par exemple, j'étais attaché à la simplicité de ma maison; c'était celle de mes ancêtres, de mon père; j'étendais la vénération que j'ai pour eux & qu'ils méritent, sur tout ce qui leur avait appartenu; mes vieux meubles avaient été les leurs: d'ailleurs, ils sont bons & commodes. La dépense qu'il faudra faire pour les changer m'ôtera le moyen d'avoir un plaisir plus fait pour mon coeur. J'aurais voulu tout conserver; il faut y renoncer, & les projets sur tous ces changemens font ma peine; mais ma chère femme dit les raisons avec tant d'esprit & avec tant de graces, qu'il est impossible de lui résister. Mon ami, est-ce qu'on peut résister à une femme qu'on aime & qui veut! Ces êtres si doux, si faibles, ont prodigieusement de forces; je ne le croyais pas. Bientôt on commencera à faire des réparations dans la chambre que ma femme a choisie; c'est celle que mon père occupait, & que j'ai occupée après lui; on y fera une alcove; il y aura un cabinet de toilette; je crois en vérité qu'il y aura aussi une garde-robe. Ma chère femme dit qu'il lui faut un appartement où elle puisse être seule; je ne croyais pas qu'elle vînt chez moi pour être seule: voilà ma maudite sensibilité qui s'attache à tout, & qui devrait ne voir que le bonheur des autres. Mon cher ami, venez à mon secours; dites-moi qu'on peut être heureux, qu'on peut s'aimer & avoir des pensées différentes, un sentiment différent, que la tendresse n'emporte point l'accord des idées; dites-moi que l'esprit va avant tout, que les affections sont des préjugés, & la sensibilité un vice. Voilà mon chien qui me caresse: pauvre Hector! tu n'es pas un chien de femme; je t'aimerai seul; jamais je n'oublierai ta fidélité, ton attachement pour moi; il y a presque deux jours que je n'ai vu mon cheval. Je vous quitte un moment.
     Nous avions reçu beaucoup de visites; nous les avons rendues. Vous savez qu'il y a plusieurs campagnes près de nous & quelques châteaux éloignés: nous nous sommes acquittés de ce devoir de politesse & d'honnêteté, & nous avons été chez tous nos voisins. Je ne sais comme il s'est fait que nous en avons toujours rapporté une humeur triste & sérieuse: il me semblait que nous étions bien reçus par-tout, & que, dans les grands complimens qu'on nous faisait, il y avait de l'amitié & de la cordialité: au moins j'y répondais avec ce sentiment. Eh bien! presque toujours je me trompais, & il se trouvait que nous avions été reçus tantôt avec une politesse trop froide, tantôt avec une certaine hauteur. Dans les châteaux sur-tout, les grandes politesses n'étaient pas assez honnêtes; & pour ceux qui nous témoignaient de la bonne amitié, il y avait des raisons pour ne pas s'en soucier. Ensuite, les comparaisons étaient toutes à notre désavantage; notre demeure était la plus mauvaise, la plus triste, nos alentours les moins agréables: nous n'avons point d'avenue, point de terrasse, point de péristile. Le bon vieux Antoine était une heure à descendre & à ouvrir la portière; enfin, nous nous sommes donné bien de la peine pour n'avoir que du chagrin. Il me semble que l'esprit n'est pas toujours au profit du bonheur, & quelquefois je me trouve bien heureux de n'en point avoir; souvent le mauvais côté des choses m'échappe, & je préfère mon erreur à la vérité. Au reste, il est naturel qu'il se trouve quelques épines & quelques difficultés dans un nouvel établissement; il faut par-tout un peu d'habitude. Ma femme, qui est étrangère dans ce pays, n'est pas obligée de se faire tout d'un coup à tant de choses qui lui sont nouvelles, & qui, sans doute, ne s'accordent pas avec ce que son imagination lui avait promis. Les femmes ont les sens si délicats, qu'il ne faut point s'étonner de l'impression que les objets font sur elles. Le temps, la vérité, nos vrais intérêts nous éclaireront; une fois nous serons heureux; une fois rendus à nous-mêmes, nous retrouverons nos jouissances; ma femme se rapprochera de ce qui faisait la douceur de ma vie; elle se plaira à me voir heureux, & alors son esprit sera tout au profit de notre bonheur.
     Le bon Nicolas a un grand chagrin: son frère qui demeure à Balaison a mal fait ses affaires; la justice a mis ses biens en discussion, & il est ruiné. Ce pauvre homme a une grande famille: il avait été obligé d'emprunter de l'argent pour acheter le congé d'un de ses fils qui avait déserté; il en avait fait autant pour marier une de ses filles. L'argent est devenu rare; il a fallu rembourser; il a été à plusieurs marchés sans pouvoir vendre ses bleds: à la fin, un petit monopoleur a profité de ses besoins, & a acheté de lui à très-bas prix: il l'a fait attendre pour ses paiemens, & a fini par faire banqueroute. De plus, l'hyver dernier, le pauvre paysan a perdu deux de ses chevaux dans les mauvais chemins. Cependant, les créanciers, auxquels il devait des intérêts au cinq pour cent, l'ont pressé; ils se sont emparés de son domaine, suivant le droit; il ne lui reste rien. Toute sa famille est obligée de se disperser, & sortira du pays: il faudra qu'il gagne sa vie comme journalier. Nicolas est au désespoir du malheur de son frère; il veut prendre deux de ses nièces dans sa maison, & en avoir soin; mais sa famille à lui-même est trop nombreuse, & je vais tâcher de trouver à Genève des conditions pour placer ces deux filles; c'est-à-dire que voilà une famille de cultivateurs perdue pour ce pays, & qui aurait été sauvée si elle eût trouvé quelque secours dans le débit de ses denrées. Adieu, mon cher ami; j'ai l'esprit triste & l'ame affligée. Je ne vous dirai rien de plus aujourd'hui: quand j'aurai besoin de consolation, je la chercherai dans mon attachement pour vous.

LETTRE VIII.

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     Mon cher ami, je n'ai pas voulu répondre plus tôt à la lettre que j'ai reçue de vous il y a plus de deux mois; j'avais cependant besoin d'écrire à mon ami; mais je me faisais un scrupule de lui révéler mes chagrins domestiques. Je les mets au rang de ces choses honteuses à l'humanité qu'il faut cacher, sur-tout à un ami éloigné: s'il était là, il verrait à mon air triste que mon ame n'est pas heureuse; il arracherait mon secret, & il me soulagerait en le recevant dans son coeur. Je vois votre étonnement sur ces chagrins domestiques; oui, mon ami, des chagrins domestiques. Il y a quatre mois que je ne les connaissais pas, & cependant, depuis ce tems-là, je suis avec une femme que j'aime tendrement, & qui me paie d'un vrai retour. Je crois qu'il faut se défier de certains sentimens auxquels on s'attache & auxquels on ne tient que par amour-propre. Il y a des erreurs que l'on chérit, & auxquelles on renonce le plus tard que l'on peut. On s'était flatté, on s'était promis de ne trouver que des roses, & à la première épine, on est humilié, on se révolte, on veut défendre un sentiment, une opinion à laquelle on attache un grand prix, & dont l'objet ne mérite que de l'indifférence, & qu'il faudrait toujours savoir sacrifier au moment présent. J'ai vécu trop isolé, trop libre; mon caractère a pris de la roideur. A mon âge, la souplesse est difficile; cependant je veux tâcher d'en acquérir, & de n'être pas la victime de mon caractère. Aidez-moi, mon cher ami, je vous en conjure encore; jugez-moi, condamnez-moi sans pitié; ne me ménagez pas. Votre amitié peut prévenir bien des maux, c'est pour cela que je veux tout vous dire, tout vous conter; c'est un malade qui veut chercher le remède dans votre coeur, & qui appelle votre esprit à son secours. Vous savez que, lorsque nous parlons de nos maux, nous croyons les plus petits détails importans, & j'ai si peur d'avoir tort, que je veux que vous soyiez parfaitement informé. Je m'avoue coupable d'un sentiment trop vif sur des choses qui en méritent peu ou point; je sais bien cependant me rendre aux sollicitations répétées de ma femme; je ne puis résister à son air triste & malheureux; & vivre avec quelqu'un qui l'est, & qui l'est par moi, c'est un supplice que je ne puis soutenir. Je cède; mais je souffre, mais mon ame est malheureuse, mais un chagrin cuisant est au fond de mon coeur: je l'ai éprouvé particulièrement à l'occasion des réparations & de quelques changemens qui se sont faits dans ma maison. Ma femme y mettait son bonheur, il était impossible de s'y opposer; ses raisons étaient les meilleures, & sa volonté l'a emporté; mais, lorsque j'ai vu tout changer, tout renverser, il m'a semblé qu'on remuait les cendres de mes ancêtres, & qu'ils me reprochaient ma foiblesse. Dans le fait, chacun habite sa maison à sa fantaisie; ils ont eu la leur, il est juste que ma femme ait la sienne. Cependant je regrette bien des choses simples & commodes, qui sont remplacées par d'autres qui sont élégantes, à la mode & peu utiles; je veux combattre mon sentiment là-dessus. Il n'est peut-être que de la contradiction. J'aurais seulement souhaité que ces réparations se fussent faites successivement: elles m'ont engagé dans des dépenses sur lesquelles je ne comptais pas; je n'ai pu payer tout de suite, & je suis endetté: il faudra attendre les récoltes de cette année pour m'acquitter, & jusqu'alors j'aurai une inquiétude & une humiliation que je ne connaissais pas. Mon cher ami, vous jugerez encore mieux de la foiblesse & de la petitesse de mon ame, par ce que j'ai souffert à l'occasion du déplacement du portrait de mon père; j'en ai été vivement affecté. J'avais mis ce portrait dans le sallon, c'est-à-dire, dans cette grande chambre d'entrée où l'on reçoit la compagnie quand elle est un peu nombreuse. Il est vrai que ce portrait est mal peint, que la peinture en est un peu noire, & que le cadre est vieux & antique, mais Il est parfaitement ressemblant; je m'en faisais honneur, & il m'est infiniment précieux. Ma chère femme n'a pu supporter qu'il restât dans cette chambre; elle assure que les portraits de famille sont pitoyables, & qu'ils lui donnent des vapeurs. Je me suis mis à ses pieds, pour obtenir le sacrifice de cette volonté; j'ai vu le moment où elle en tomberait malade. Elle m'a répété ce qu'elle me dit quelquefois, qu'elle souffrait déjà beaucoup d'ennui de la familiarité de quelques-uns de nos parens & de nos amis qui viennent nous voir de tems en tems; elle ne peut supporter l'accent du pays, ni la conversation des petites villes & des campagnards; souvent elle ne peut soutenir tout cela, & elle est obligée de s'enfermer dans sa chambre. Elle m'a protesté que, si avec tous ces désagrémens elle ne pouvait au moins arranger sa maison & ses meubles à son goût, elle serait malheureuse, que sa santé s'en ressentirait, & qu'elle en mourrait. J'ai appellé Antoine; je lui ai dit de me donner une échelle; il a volé pour l'apporter. Quand il a vu que c'était pour ôter le portrait de mon père, les bras pendans, la bouche ouverte, les yeux étonnés, il est resté immobile; il m'a laissé faire, comme s'il eût craint d'être de moitié dans mon action. Nous n'avons rien dit ni l'un ni l'autre, & le portrait a été transporté dans ma chambre: là il est l'objet de ma vénération; il me semble que j'implore mon pardon: c'est une douceur pour moi de lever les yeux sur lui. Avouez, mon ami, que j'ai tort, & que cette manière de sentir est ridicule dans un homme de mon âge, au moins elle est bien inutile; j'aurais dû faire faire cette opération à Antoine, & le gronder de ce qu'il ne la faisait pas assez vite. Il est bien vieux ce pauvre Antoine! je ne m'en étais pas encore apperçu; son service devient lent, il ne sait point arranger une maison avec l'élégance de la ville. Ma femme a beau le gronder, il ne se forme point, il faudra le renvoyer, c'est ce que j'ai entendu dire plusieurs fois. Renvoyer Antoine! bon Dieu! serait-il bien possible! Quoi me séparer de ce bon, de ce fidèle domestique, qui a si bien servi mon père, qui a soigné mon enfance, lui à qui mes intérêts sont mille fois plus chers que les siens? La seule idée me déchire le coeur. Ma femme ne le voudra pas; elle est trop bonne; elle a trop d'amitié pour moi: cependant il y a trois jours que la chose est décidée, & il m'a été impossible d'en dire un mot; je veux compter encore sur la patience de ma chère femme. Mon ami, ne condamnez-vous pas cette faiblesse chez moi? Parce que cet Antoine a servi long-tems, faut-il qu'il serve éternellement? On peut le récompenser de ses services, & il sera tout aussi heureux ailleurs. L'habitude est souvent prise pour le sentiment, & avant tout, il faut écouter les convenances de sa femme & de sa maison J'ai pensé tout cela; & cependant j'ai senti au fond de l'ame un déchirement qui a été plus fort que ma raison.
     Mon cher ami, je suis vieux; mais mon ame est neuve; elle ne s'est jamais usée dans les faussetés de la ville; elle ne s'est point accoutumée à voir souffrir, à voir gémir des hommes pour la commodité d'autres hommes: jamais elle n'a été au désespoir pour des riens, ni enchantée pour des misères. L'expression chez moi a toujours été celle de la vérité, & l'exagération ne m'a jamais paru qu'un vil mensonge: je n'ai pu me blaser sur l'abus des termes, ni m'accoutumer aux fausses apparences, & j'ai passé pour un homme grossier. C'est pour éviter cette mortification que j'ai fui la ville, & que j'y ai cherché peu de relation. Avec mes voisins les campagnards, avec les bons paysans, j'ai pu conserver ma simplicité & ma franchise; avec eux, ma cordialité ne demandait ni apprêts, ni formalité particulière. Aujourd'hui c'est différent, l'usage du monde devient nécessaire au mari d'une femme aimable, qui aime le monde, qui est appellée à aller à la ville, & sur-tout à Genève, c'est ce que ma femme m'a fait sentir à l'occasion d'une visite que j'ai faite au ** de ***. Je n'y avais point été depuis que le ** avait pris possession du ***. J'aurais dû y aller avant mon mariage, & le communiquer moi-même, d'autant plus qu'il y avait une certaine formalité qui dépendait de lui: j'avais manqué à tout cela par une suite de la précipitation avec laquelle je m'étais marié: je comptais réparer ma faute dans une visite, & je l'ai faite il y a quelques tems. Je fus reçu par toute la famille qui était assemblée; je fis mon compliment; je dis mes raisons avec toute la politesse, avec toute l'humilité qu'il me fut possible. On m'écouta avec hauteur & indifférence, & on me répondit par des questions.
     M. le *** me demanda, si j'avais rapporté une bonne dote & bien de l'argent de Genève, Madame la *** si ma femme était bien jeune, la petite ***, si j'avais dansé à mes noces & si ma femme avait de beaux rubans; le jeune *** si j'aurais beaucoup d'enfans; toutes ces questions étaient faites d'un ton & précédées d'une espèce d'exclamation qui les rendaient encore plus désagréables; je me retirai assez mécontent, le ton & l'exclamation me restèrent dans les oreilles jusques chez moi; il me semblait qu'ils me poursuivaient & qu'il sortaient de par-tout. J'entrai chez ma femme avec le rire du dépit & de la fausse gaieté; elle jugea bien vite que je n'étais pas content de ma visite. Je lui contai ce qui m'était arrivé; elle me fit voir avec son esprit ordinaire, que c'était ma faute si j'éprouvais de pareilles mortifications. D'abord mon habit était trop simple; j'avais l'air trop campagnard, ensuite je faisais trop de complimens; je parlais trop, & je n'avais pas un assez bon ton. Elle me dit que, dans le monde, je devais parler moins, avoir un air plus réservé, un maintien plus imposant, attendre les politesses des autres avant que d'en faire; elle m'assura que c'était le vrai moyen de me concilier la considération que je méritais. Hélas! j'ignorais que je n'eusse pas toute la considération que je mérite; mon amour-propre n'avait jamais été jusqu'à faire ce calcul, & jusques alors j'avais été tranquille sur l'opinion des autres; je me reposais sur la justice que l'on devait me rendre; j'étais dans la sécurité, & ma femme me fait comprendre que je fais souffrir son amour-propre; elle voudrait que son mari fût autrement que je ne suis. Il est dur de déchoir à ses propres yeux, & bien plus cruel encore de déchoir aux yeux de sa femme. Je repousse cette idée humiliante, mais souvent j'ai des raisons d'en être convaincu, & je ne vois que trop que ma femme a une assez mauvaise opinion de l'esprit, du goût & du caractère de son mari; cette mortification a porté dans mon coeur une mélancolie qui ne me quitte plus. Je suis des heures entières dans ma chambre, l'ame abattue, les yeux fixés sur le portrait de mon père, sans savoir ni ce que je sens, ni ce que je pense. Mon chien seul, par ses caresses, me tire de cet anéantissement; c'est lui seul qui m'entend soupirer. Comme il n'est point accoutumé à cette chambre, qui est à un des bouts de la maison, il veut en sortir, il va gratter à la porte de la chambre de ma femme, qui était autrefois la mienne, & dont l'entrée lui est défendue depuis longtemps; l'inquiétude de cet animal ajoute encore à ma tristesse.
     En vérité, mon cher ami, je suis bien faible, bien petit, bien pitoyable; je dois le paraître à vos yeux: & vous aussi n'aurez-vous point de honte de votre ami? J'attends plus de justice de vous. Je n'abandonne point non plus mes espérances. Je ne me défie pas assez de mon sentiment; je fais tort à ceux de ma femme. Elle m'aime certainement: c'est moi qui interprète mal l'amour-propre qu'elle a sur son mari; il est peut-être une preuve de sa tendresse. Elle a sa manière de voir & de sentir, & son esprit la rend plus difficile sur ce qu'elle aime. Elle veut aussi faire une visite au ***; elle se promet d'en imposer à la hauteur & à la fierté. Il faudra que j'aie un habit à la mode, que je prenne certaines manières, que je ne dise que certaines choses: le nom de Bompré est de même trop bourgeois, je dois en prendre un autre. J'ai une petite ferme à une lieue d'ici, je la possède en fief noble, & elle a des droits sur quelques champs voisins: comme beaucoup de Gentilshommes de notre pays, je pourrais prendre le nom de ma chaumière. Elle s'appelle Malbuisson; ma femme voudrait que je prisse le nom de Maubusson. J'ai repoussé tout cela avec dédain & avec colère. Eh bien, j'ai eu tort. Ma femme sait mieux que moi sur quoi on juge les hommes. Elle ne peut pas renoncer à l'ambition & aux sentimens qu'elle a sur son mari; ils sont même une preuve de son amitié & de sa tendresse, mais plus je raisonne, plus mon ame se déchire, plus la douleur & la tristesse s'emparent d'elle. Je croyais que nous nous aimerions tout simplement; que fiers & satisfaits l'un de l'autre, il n'y aurait rien ni à changer, ni à corriger. J'étais content de porter le nom que mes ancêtres ont porté si long-tems, d'habiter leur demeure comme ils l'ont habitée, d'être enfin comme j'ai toujours été. Il faut, sans doute, savoir changer avec les circonstances; mais mon ame ne changera pas, & je crains qu'elle ne se brise plutôt que de prendre une forme nouvelle.
     Ne viendrez-vous point me voir? Jamais je n'eus autant besoin d'un ami, & d'un ami aussi bon, aussi sensible que vous l'êtes. En vérité, je suis honteux de ma tristesse; je ne pense à tout ce que j'aimais autrefois qu'avec chagrin: c'est peut-être la faute de ma santé. Je fais aujourd'hui trop peu d'exercice; j'avais renoncé à la chasse, c'est une occupation que je veux reprendre; j'aurai du plaisir à être seul dans les bois.
     Voilà une lettre d'une longueur mortelle, & je ne vous parle que de moi; je vous en demande pardon, mon cher ami. Autrefois j'aurais rougi d'en écrire une ligne; mais vous aussi dans votre dernière lettre, vous ne me parlez que de moi; vous suivez avec intérêt tout ce que je vous dis. Méchant, vous m'avez tendu un piège; vous avez dit un mot, & mon coeur a versé: si j'avais un peu plus de fierté, je brûlerais tout ce papier. Mon ami, que ce qu'il contient soit enterré; oubliez tout quand vous aurez lu, souvenez-vous seulement d'un ami qui vous aime. Adieu.
     P. S. Vous m'aviez promis vos idées sur le commerce des denrées dans les villes; je les attends, je les demande; donnez-moi à penser, je vous en prie.

LETTRE IX.

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     Mon cher ami, je ne puis me rendre à vos raisons; elles sont bien dites, mais elles ne me persuadent pas. Les habitans des villes en agissent durement avec les gens de la campagne, & vous participez un peu de cette dureté. Les villes sont comme les financiers opulens, qui traitent tyranniquement ceux qui ont besoin de leur argent, ils veulent tout avoir en abondance & à vil prix, ils craignent toujours d'être trompés. Pour eux, tous ceux qui vendent sont des frippons, dont il faut se défendre. A la ville on ne veut que le bon marché, sans s'embarrasser des besoins & des travaux du pauvre cultivateur. Rien ne favorise un paysan qui apporte ses denrées de bien loin; on n'a aucun égard à ses peines, au contraire, comme il ne peut pas les remporter, comme il ne peut pas s'en retourner sans l'argent dont Il a besoin, on en abuse, & il est forcé de donner sa marchandise à vil prix. Jamais le prix des denrées n'est combiné avec ce qui serait dû au cultivateur & pour ses travaux & pour l'intérêt de son domaine; c'est un hazard s'il en approche, on a bien soin qu'il ne soit jamais au-dessus, & on s'embarrasse peu qu'il soit presque toujours au-dessous. Aussi, dans ce pays, il est très-rare qu'une famille de cultivateurs puisse se soutenir; au moindre cas d'ovaille, il faut qu'ils empruntent & qu'ils hypothèquent leurs terres. Tous les biens des paysans sont dans les rentiers des capitalistes, & à la rigueur des marchés se joint la dureté des créanciers: le pauvre paysan est bientôt ruiné, chassé de son domaine, & sa famille dispersée. Un des moyens de prévenir ce malheur qui arrive trop souvent dans nos campagnes, ce serait d'établir toujours une balance entre les fraix de culture & le prix des denrées, de favoriser les cantons dont les récoltes auraient été médiocres, de faire trouver aux paysans des secours pour la culture de l'année suivante; ce serait là le but de la société d'approvisionneurs que je vous ai proposée; comme elle ferait ses achats sur les lieux, dans les villages, dans toutes les saisons, il n'y aurait pas dans la même année des tems où les denrées abondent & d'autres où elles sont trop chères, leur prix serait plus uniforme, les villes seraient plus également pourvues, la société ferait même sous une certaine rétribution des avances aux paysans, qui les paieraient en produit de leurs terres, alors ils ne seraient jamais forcés de vendre, ils choisiraient leurs convenances, ils économiseraient leur tems & les dépenses qu'ils font pour vendre. La société, au moyen des correspondances qu'elle aurait dans tout le pays, aurait le choix des denrées, des prix, du moment; il s'établirait entre la ville & la campagne un commerce qui rassurerait le citoyen contre la cherté & la disette, & qui garantirait au paysan le prix de ses travaux & le produit de ses terres; il serait encouragé à l'agriculture qui languit dans plusieurs cantons. Cette société, en faisant son profit, parerait à une multitude d'inconvéniens, dont notre peuple souffre plus qu'un autre. Vous me dites, que le peuple de la campagne est assez riche, que l'on peut se reposer sur les besoins qui l'appellent à la ville, pour être sûr qu'il y apportera toujours les denrées nécessaires. Vous m'assurez qu'à la ville les vivres sont toujours trop chers, & que l'on ne saurait assez se défendre contre les friponeries de ceux qui vendent. Mon ami, si les vendeurs sont fripons, les acheteurs sont encore plus durs. Le peuple de nos campagnes n'est ni heureux, ni riche avec tous les moyens de l'être; & ce bon marché dont vous vous félicitez dans les villes, ne vous est procuré qu'au moyen de la pauvreté extrême du paysan, & que, par l'émigration continuelle qui s'en fait hors de ce pays; la terre est obligée de chasser une partie de ses enfans, pour nourrir ceux qui restent. Sous un gouvernement aussi doux, aussi bon; dans un climat aussi beau, aussi heureux; avec une terre aussi bonne, nos campagnes devraient regorger d'habitans; il ne devrait pas y avoir un seul coin de terre en friche; les productions devraient en être meilleures & plus variées; les pays voisins devraient avoir besoin de nous; c'est nous qui devrions leur fournir des denrées; nous devrions avoir leurs manufactures. Mon cher ami, défiez-vous du bon marché des vivres; ce n'est pas toujours une preuve d'abondance, ce n'est souvent qu'une marque de la disette de l'argent, & par conséquent de pauvreté. Voyez les pays où tout est cher, où il faut beaucoup d'argent pour vivre; ils jouissent de l'abondance, de l'industrie, du commerce, de la population, on peut presque dire du bonheur, par l'air de vie & de mouvement que l'on y voit régner: l'Angleterre, la Hollande, Genève en sont un exemple. Les provinces, au contraire, où les vivres sont à bon marché, sont languissantes, peu peuplées, dénuées de ressources & de commerce, & nous n'avons que trop de ressemblance avec elles. Le peuple de nos villes est pauvre & languissant; il est presque tout composé d'artisans étrangers, pour l'ordinaire le rebut des autres pays. Les riches jouissent de leurs fortunes avec plus de vanité que d'ambition: rien n'est au profit de la patrie; il semble qu'elle pourrait être plus heureuse. Les habitans de la campagne m'intéressent sur-tout vivement. J'aime les paysans; leurs travaux, si longs, si pénibles, presque toujours si mal récompensés, les rendent infiniment intéressans à mes yeux; & s'ils ont des défauts, ce n'est pas eux que j'en rends responsables.
     Je ne puis mieux raisonner aujourd'hui même, ce que je vous dis est un effort pour moi; j'ai l'ame oppressée, & mon esprit & ma raison s'en ressentent; je vous en demande pardon. Antoine! le pauvre Antoine! -& les larmes tombent sur mon papier. Hier matin je l'ai rencontré; il avait mis son habit, il tenait son chapeau à la main, il marchait d'un pas précipité. Où allez-vous, Antoine? Il ne répond rien, & il continue sa marche. Où allez-vous donc, Antoine? Monsieur, je m'en vais; & sa voix était altérée. Comment, vous vous en allez? Il s'est arrêté, il n'a répondu que par un sanglot; il a porté la main sur ses yeux; enfin il a répondu à mes questions répétées. En nettoyant & en arrangeant la chambre de Madame, il a cassé cette belle porcelaine, qui était sur la cheminée. Madame s'est mise au désespoir. C'est une porcelaine précieuse, qui lui a été donnée par un de ses parens fort riche. Elle a signifié à Antoine qu'il eût à sortir, & qu'elle ne voulait plus le revoir. Je l'ai pris par la main, je lui ai dit que je ne le voulais pas, que j'étais le maître, & que je saurais le faire voir. Il est tombé à mes pieds, il a pris mes mains; non, Monsieur, non, mon cher maître, s'est-il écrié, que je meure plutôt que d'être la cause d'une désunion. Madame vous aime, il est juste qu'elle soit heureuse, & qu'elle le soit toujours! j'en prie le ciel. Je suis vieux, je ne puis plus vous servir; je n'ai pas été accoutumé à ces meubles, à ces porcelaines, & je pleure le mal que j'ai fait. Tout ce que j'ai pu lui dire n'a pu le faire changer de dessein; il m'a supplié de le laisser aller. Il m'a dit qu'il allait au village voisin chez un parent où il veut arranger sa retraite; il a ajouté, qu'il reviendrait aujourd'hui prendre congé de moi & de Madame. Je l'ai accompagné jusqu'au chemin, & je l'ai laissé, dans l'espérance qu'il changerait encore de résolution. Il est revenu sur ses pas; j'ai vu qu'il est entré dans l'écurie, il a caressé mon cheval; j'ai entendu qu'il lui disait adieu, & qu'il le recommandait à un paysan, que j'ai pris depuis quelque tems pour le soigner.
     J'ai voulu parler à ma femme, je suis entré chez elle dans l'intention de me plaindre & de m'opposer absolument au renvoi d'Antoine; le chagrin de l'avoir vu partir, la crainte de le témoigner trop vivement, m'empêchaient de parler; je me promenais avec agitation dans la chambre, sans rien dire & avec l'air triste & fâché: ma femme me regarde & elle me dit avec le ton le plus doux, mon cher ami, je crois que vous avez du chagrin; oui, Madame, un grand chagrin, une vraie affliction & ce n'était pas de vous que... elle m'interrompt & toujours avec la plus grande douceur, elle me dit, que vous êtes bon, mon cher ami, vous avez bien raison de partager mes regrets & mon désespoir sur cette porcelaine cassée, jamais je ne m'en consolerai, elle était si belle, j'y étais si attachée, c'était mon cher cousin de *** qui me l'avait donnée, jamais je ne pourrai la remplacer,... Madame, on peut retrouver mille porcelaines, mais un domestique comme Antoine, comme ce pauvre Antoine... son ton change & devient presque celui de la colère, comment, Monsieur, me dit-elle, avec une vivacité que je ne lui connaissais point encore, mon superbe vase de porcelaine cassé! ne me parlez jamais de ce domestique si vous ne voulez pas me rendre votre maison insupportable; c'est un misérable si vieux, si mal adroit, un fainéant; je ne m'attendais pas en venant chez vous à être aussi mal servie! Je veux la calmer, je lui jure qu'elle aura un autre vase de la plus belle porcelaine, mais que jamais je ne pourrai remplacer Antoine... Eh bien, Monsieur, me dit-elle, vous allez me mettre au désespoir, & si je dois être maltraitée pour un domestique, je suis bien malheureuse; je m'approche d'elle, je vois ses larmes, je lui proteste que je suis bien éloigné de maltraiter une femme que j'aime, que je veux seulement lui représenter... les larmes augmentent, les plaintes redoublent, c'est la plus vive affliction, je vois le moment où elle va tomber évanouie, je crains des maux de nerfs; je suis touché, effrayé, je me reproche ma dureté, je la rassure, je la console, je lui promets qu'elle ne reverra plus Antoine, je sacrifie la justice, l'équité, mon propre sentiment, & cependant je n'ai fait que causer du chagrin & augmenter le mien, c'est là toute mon habileté, je n'ai pas plus d'adresse, pas plus de force, jamais je n'en aurai davantage: souffrir, c'est me vaincre. Antoine est revenu cet après-midi; il avait l'air calme & serein, il a rangé ses affaires; il est venu ensuite dans ma chambre: il a repoussé Hector qui voulait le caresser; il m'a rendu compte de quelques affaires dont il avait le maniement. Ensuite, ne pouvant plus retenir ses larmes, il a dit en pleurant: je bénirai toujours mon maître, mon cher maître. Je n'avais pu dire un mot jusques-là; je le pouvais encore moins dans ce moment. Cependant, honteux de ma faiblesse, je lui ai dit: mon cher Antoine, vous étiez mon domestique, vous serez mon ami; je veux que vous veniez toujours chez moi; toujours j'aurai besoin de vous & de vos conseils. Je me suis informé des arrangemens qu'il avait pris pour son domicile; je n'ai pu le quitter, & je l'ai suivi jusques dans la maison de son parent. J'ai vu son logement; j'ai pourvu à tout; on aura soin de lui & il ne manquera de rien. L'idée que ce brave homme passerait la fin de ses jours dans la paix & dans le repos, m'a consolé; je suis revenu plus tranquille, mais ayant le coeur navré de cette séparation. J'ai vu ma femme qui se promenait dans le chemin. Au moment où je suis arrivé auprès d'elle, Nicolas Grosmont a passé près de nous. Au lieu de venir à moi comme à l'ordinaire, il s'est rangé contre la haie, & il m'a salué avec son chapeau jusqu'à terre. J'ai été à lui; je lui ai demandé où il allait, ce qu'il avait? Oh! Monsieur, m'a-t-il dit, je sais le respect que je dois à Monsieur & aussi à Madame: je demande bien pardon de la familiarité que j'aie eue avec Monsieur. Madame m'a bien dit que cela ne convenait pas, & je me tiens dans le respect que je dois à Monsieur & à Madame; je serai toujours au service de Monsieur. J'ai été si étonné, que je l'ai laissé aller sans lui répondre. Je me suis rappellé que ma femme m'avait dit, il y a quelques jours, qu'il n'était pas séant que je fusse aussi familier avec les paysans, & qu'on pouvait leur faire du bien, sans les traiter comme des égaux; qu'elle n'aimait pas me donner la main lorsque j'avais touché celles des paysans.
     En rentrant chez moi, j'ai trouvé votre lettre; je l'ai saisie avec ardeur. Je me suis occupé avec avidité de tout ce qu'elle contenait; & d'abord j'ai voulu répondre à ce que vous me dites sur mes idées ou plutôt sur mes rêveries, sur les bleds, sur les denrées, sur les paysans; ce que j'ai écrit se ressent sûrement de l'état de mon ame. Ne vous donnez la peine ni d'y réfléchir, ni d'y répondre; je suis plus disposé à sentir & à approuver vos bonnes raisons sur les chagrins qui m'affectent. Sans doute, mon cher ami, il faut de la douceur, de la patience, & ne se départir qu'à la dernière extrémité de la pitié & de la tendresse; c'est un bien qu'il faut défendre avec économie, même contre ceux qui en sont les objets. Il est aussi aisé aux hommes d'être violens, que d'avoir tous les autres vices; il faut plus de force pour être faible; & heureux l'homme qui sait maîtriser sa sensibilité blessée dans ses affections... Voilà Nanon qui entre, & qui me dit d'un air brusque & indifférent, qu'elle me prie de chercher une autre cuisinière; qu'elle a chez elle des parens malades qui la rappellent: mais Nanon.- Elle n'attend pas ma réponse; elle dit que dans un nouveau ménage il faut de nouveaux domestiques; que Madame n'aime pas les vieilles gens; qu'il vient d'autres domestiques de Genève, & qu'elle ne pourra pas être avec eux. Quoi, lui dis-je, après dix-huit ans de service me quitter ainsi! Elle insiste, & je finis par lui dire qu'elle peut faire ce qu'elle voudra; que je lui assure ses gages pour toute sa vie. Tous ces êtres qui me quittent, qui s'éloignent de moi, affligent singulièrement mon ame; il me semble qu'il se fait un désert autour de moi. Et toi, mon cher Hector, me quitteras-tu aussi; faudra-t-il que je renonce à tes caresses, à ta fidélité? Le plaisir avec lequel tu me suis en est un pour moi. Au moins avec toi je ne suis pas seul; tu as le malheur de déplaire à ta maîtresse, tu es obligé de m'attendre à sa porte. Il semble quelquefois que ce pauvre animal soit instruit de mes peines; il me regarde avec des yeux si tristes. Je ne sais, mon cher ami, si c'est bien l'entendre à une femme qui aime son mari, de diminuer les objets de son affection: je crois plutôt que l'ame est comme les boëtes de parfums; plus on les remue, plus il en exhale de sentimens. Je sens au moins que tout ce que j'aime, ne diminue point la tendre amitié que j'ai pour vous. Adieu, mon cher ami; je finis avec mon papier.

LETTRE X.

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     Je ne vous écris jamais, mon cher ami, que je ne me demande pourquoi j'ai été si long-tems sans vous écrire, & je suis toujours étonné que vous ayiez à vous plaindre de mon silence. Dans le fait, je ne sais me rendre raison de rien; je me laisse aller à un certain abattement, à un certain anéantissement dont je me trouve bien. L'activité, la sensibilité amènent toujours quelques peines que le repos m'aurait évitées: l'indifférence est devenue un bien pour moi; je m'y livre, & je m'en défends alternativement, & toujours le bonheur espéré est éloigné. Mais vous parlerai-je encore de moi? vous entretiendrai-je toujours de ce que je voudrais vous cacher? Vous me l'ordonnez; votre amitié ne veut pas me laisser où je vous ai quitté, & vous m'écrivez deux fois pour me demander la suite de ma triste histoire. Vous voulez savoir ce qui se passe dans l'ame & dans la maison de votre ami; vous ne voulez pas venir chez lui sans en être instruit, pour savoir comment vous devez vous y conduire. Vous me ferez faire tout ce que vous voudrez, avec l'espérance de vous voir; est-il bien vrai que ce ne sera qu'après les couches de Madame de St. Thomin? Elle ne veut pas vous quitter; elle a bien raison. Je compte par mes doigts, & je trouve que ce ne sera, au plutôt, que dans trois mois & demi. Pouvez-vous laisser votre ami tout ce tems-là? J'attendrai, mais je souffrirai beaucoup. Priez Madame de St. Thomin de vous laisser aller quelques jours; j'ai aussi mes droits; elle me haïra peut-être? Enfin, mon cher ami, faites ce qu'il vous plaira; souvenez-vous seulement que la vue d'un ami est du baume pour tous les maux. Je vous entends. Eh quoi! toujours des maux, dites-vous: un homme doit avoir ou la philosophie de les supporter, ou la force de les repousser: mais repousser, c'est quelquefois enfoncer le trait qui blesse, & il y a aussi de la force à souffrir, sur-tout quand on souffre tout seul; c'est-là ma consolation. Tout ce que j'ai pu faire pour me distraire de mes peines, c'est de reprendre le goût de la chasse; depuis deux mois, j'y vais assez souvent. J'ai quatre chiens courans qui vont très-bien; je cherche les renards comme plus pénibles à chasser. Je vais souvent jusqu'au sommet du Jura; la peine, la fatigue, sont pour moi un bien, un remède que je poursuis. Il y a quinze jours que j'apperçus un loup: le lendemain je pris deux paysans avec moi, & j'eus le plaisir de le tuer. Dans ce moment, les deux paysans portent la peau de l'animal dans les campagnes, & ils les mettent à contribution. Ils iront peut-être jusques à vous; je vous prie, mon cher ami, donnez quelque chose pour mon loup. L'honneur de cette chasse fut dû à mon cheval: hélas! bientôt je ne l'aurai plus, mon pauvre cheval. Il a un grand défaut; il ne fait plaisir qu'à moi, & cela ne suffit pas. Ma femme me presse de m'en défaire; elle veut avoir deux chevaux & un carosse; mon cheval sera inutile, il faudra le vendre, & le marché est déjà fait. Cette privation est raisonnable, sans doute, mais elle me coûtera beaucoup. Je ne me détache pas aisément de ce que j'aime, de ce qui m'a rendu service, de ce qui m'a appartenu; en m'en séparant, il me semble que je me détache de moi-même, & réellement je deviens un peu étranger chez moi: sans que je puisse m'en défendre, tout tombe sous le pouvoir de ma femme; elle est habile, économe, & son esprit actif décide de tout. C'est elle aujourd'hui qui dispose de mes revenus; elle me reprochait de n'avoir pas de confiance en elle, & j'ai tout abandonné par une suite de l'engourdissement qui me gagne tous les jours un peu plus; j'hésite sur les moyens que je pourrais employer pour y résister, & pendant ce tems-là, je suis entraîné, je laisse échapper tout ce qui réveillait mon ame, & je ne reconnais plus mon existence; c'est avec vous seul qu'elle n'est point changée, c'est à vous seul que j'ose dévoiler tout ce qui s'y passe. Et qu'est-ce que c'est que mon existence? Elle n'est plus rien; à chaque instant j'en suis plus mécontent. Elle souffre dans mon amour-propre, dans mes sentimens, dans les vertus même que je croyais avoir, & l'opinion des autres vient achever de l'empoisonner. La tristesse me suit par-tout: avec les paysans que j'aimais, je suis contraint, embarrassé; eux sont complimenteurs, respectueux; je n'ai plus leur confiance. Les travaux de la campagne ne m'intéressent plus; je les abandonne aux ouvriers. Lorsque je veux m'en occuper, lorsque je veux aller aux champs, un ennui secret me suit, & je ne puis y rester. Deux fois j'y ai trouvé le pauvre Antoine qui y donnait ses soins, & je suis revenu le coeur serré, & l'ame oppressée. Depuis que mes voisins, mes anciens camarades de chasse, sont revenus à leurs campagnes, je suis allé les voir; mais j'ai été charmé de ne point les trouver chez eux; & si vous ne voyez pas la cause de ce que j'éprouve, & de ce que je dis ici, c'est qu'elle est dans une foule de circonstances que je ne veux, ni ne puis vous détailler dans ce moment quoique vous m'en pressiez, & que peut-être j'en serais soulagé. Votre amitié veut descendre avec moi dans les replis de mon coeur; vous n'y trouveriez qu'une sensibilité que vous condamneriez, sans pouvoir me l'ôter. Laissez-moi souffrir; le tems viendra à mon secours. Seulement ne cessez point de m'aimer, & dites-moi souvent combien vous êtes heureux avec votre compagne charmante, comment l'accord règne dans tous vos goûts, l'union dans toutes vos occupations, la raison, les égards réciproques dans votre économie, dans vos relations, comment la sympathie réunit vos sentimens; j'aurai du plaisir à l'entendre; votre bonheur me raccommodera avec le sort injuste. La chasse est, dans ce moment ce qui a le plus d'attraits pour moi; j'y vais seul avec plaisir. Je m'enfonce dans l'épaisseur des forêts, je gravis sur le haut des montagnes. Là, je m'assieds sur un rocher, je crois être au-dessus des malheurs de l'humanité. La pureté de l'air allège le poids qui m'oppresse; la beauté de la vue me distrait; j'y reste tranquille plusieurs heures. Je laisse chasser mes chiens, content que le lièvre ou le renard leur échappe. Je reviens chez moi fatigué; je me repose dans ma chambre. Je reçois les caresses d'Hector qui témoigne sa joie de me revoir. Ma femme vient quelquefois s'informer de mon retour, de ma santé; elle condamne une occupation si sauvage, si fatigante. Bientôt mon chien l'incommode: elle se retire, parce qu'elle ne peut supporter le désordre de ma chambre, où mes armes, mes habits, mes livres sont épars: tout est sous ma main sans être enfermé. Autrefois, je ne rentrais jamais chez moi qu'avec le contentement de l'ame; je ne craignais le mécontentement de personne, & si j'avais quelquefois des regrets d'y être seul, ce n'était pas pour y trouver une différence de sentimens, d'idées & d'opinions. Cependant, si je me retrouvais dans mon ancienne solitude, dans cette indépendance que je chérissais une fois, je serais encore moins heureux qu'aujourd'hui. Vous comprendrez sûrement cette contradiction humaine; un bonheur manqué en laisse toujours l'idée & le sentiment.
     Ce que j'éprouve ne me rend pas insensible au malheur des autres; je n'ai pas consolé, comme j'aurais voulu, le bon Nicolas des chagrins que lui a causés le désastre de son frère. Nous n'avons pu empêcher la discussion des biens; mais tous les individus de la famille peuvent fort bien gagner leur vie, & aucun ne sera dans la misère. Le pauvre Nicolas a été si affecté, il s'est donné tant de mouvement pour cette affaire, qu'il en est tombé malade: à-peine a-t-il été guéri, que sa famille lui a donné de nouveaux chagrins. Il ne vient presque plus chez moi, & c'est moi qui vais le chercher. Les deux fils qu'il avait auprès de lui, & qui l'aidaient dans ses travaux de campagne, l'ont quitté: l'un s'est engagé au service de France, l'autre est allé servir à Genève comme domestique. Nicolas est resté seul avec la femme de son fils aîné, qui est soldat en Hollande depuis quelques années, & qui a laissé à la charge de son père sa femme & deux filles. Ces deux filles sont charmantes; je crois que je vous les fis voir l'année passée. L'aînée, Pauline, est vraiment belle; elle serait une beauté à la ville. Elle a dix-neuf ans, & avec cela, les plus beaux yeux bleus, les plus beaux traits, les couleurs les plus fraîches. La cadette, qui se nomme Henriette, a deux années de moins, & est aussi très-jolie: toutes les deux sont dans cet âge où la beauté des filles ne fait pas toujours le repos des familles. Pauline aime un jeune homme, qui est passionnément amoureux d'elle, & qui est domestique d'un étranger qui demeure à la ville; cet étranger est un Anglais très-riche. Nicolas ne veut pas que sa petite-fille épouse un homme qui a été domestique: il dit qu'ils n'ont que de la vanité & de la paresse, & il a en vue pour elle un riche paysan du village voisin; chacun me conte ses raisons & veut que je m'emploie pour faire réussir ses intentions. J'ai eu d'abord de la peine à prendre un parti: il me semblait que le bon Nicolas avait raison, & qu'il jugeait mieux du bonheur de sa fille: mais l'amour?... Et Pauline est si belle quand, les yeux baignés de larmes, elle assure qu'elle ne peut être qu'à son cher Duport! elle a été la plus forte, & l'amour a eu raison. J'ai pressé Nicolas de donner son consentement. A ses raisonnemens sensés, je n'ai eu à opposer que le bonheur de sa petite-fille; je lui ai détaillé vingt fois celui de deux époux qui s'aiment. Je l'ai vu quelquefois soupirer en me regardant. Enfin, il a donné son consentement, en disant que les jeunes gens payaient souvent bien cher l'avantage d'être les plus forts. Ce consentement tient encore à des arrangemens de biens, & à des conditions qu'il exige. On vient souvent me parler: Pauline est amenée par sa mère & accompagnée de sa soeur. Nous avons des conférences dans ma chambre; il y a quelquefois des débats. Il s'agit de leur établissement & de la manière de le faire. Nicolas veut que son fils & ses enfans se chargent d'une portion de son domaine. Enfin, tout s'arrangera, & c'est aujourd'hui un intérêt qui m'occupe. Quand je vois ces jeunes gens compter si fort sur leur bonheur, j'ai quelquefois envie de les plaindre. Hélas! oui: peut-être ils seront heureux. Ma femme n'a pas pris le même intérêt que moi à ce mariage; elle me reproche celui que j'y mets & la peine que je prends pour le faire réussir; elle demande si je veux doter Pauline & me charger des enfants qu'elle fera; elle dit avec humeur que Pauline est bien jolie, & qu'il faut se presser de la marier.
     Mon cher ami, ne réglez point vos lettres sur les miennes; n'imitez point ma lenteur à répondre; j'ai besoin de tout ce que vous me dites. Il me semble quelquefois qu'il n'y a que vous qui ayiez de l'amitié pour moi, & je voudrais vous tendre les bras. Demain je vais à la chasse; j'irai jusques au pied de la Dole. Je m'embarrasse peu de ce que j'y trouverai: l'endroit est désert & sauvage. Ce n'est pas le gibier que je cherche: si je pouvais n'y pas trouver mes chagrins & mes ennuis! Ma lettre ne partira que demain au soir: je reviendrai harrassé & fatigué. Je la fermerai à mon retour, & toujours j'aurai la force de vous dire combien je vous suis attaché. Adieu jusques à demain.
     Jeudi au soir.
     P.S. J'aurais dû vous dire plutôt que, dans cette visite que nous avons faite au ***, j'ai fait votre commission à M. le ***. Il m'a répondu favorablement; il a témoigné avoir beaucoup d'amitié & de considération pour vous. Il m'a dit que c'était avec beaucoup de plaisir qu'il vous avait servi dans le procès que vous avez eu l'année passée à ***.
     Vendredi au soir.
     Mon cher ami, j'ai un grand chagrin, mon ame est affligée. Je n'ose vous le dire: pardonnez-moi mes regrets. Hector, le pauvre Hector!... Je reviens de la chasse; je comptais sur ses caresses, & il est étendu au milieu du chemin. Je ne puis en croire mes yeux! j'approche, je reconnais qu'il a été tué. L'indignation & la colère me transportent; je veux savoir qui a commis cette horrible action. Les domestiques se sont cachés: ce n'est qu'après des menaces & mille questions que j'apprends que c'est un ouvrier de la campagne. Le chien était inquiet, il me cherchait. Il faisait chaud: on a donné des ordres & de l'argent. Enfin, Hector n'est plus. En vérité, mon cher ami, j'en ai encore les larmes aux yeux: l'affliction a succédé à la colère. Il me semble que j'ai perdu le compagnon de mes ennuis: c'était un être qui m'aimait, & bientôt il n'y en aura plus. Je dévorais mon chagrin & ma douleur, seul, dans ma chambre: ma femme est venue, elle a voulu me consoler. Qu'est-ce que c'est qu'un chien? En été, ils sont sales, incommodes, dangereux même. Il ne faut faire souffrir personne pour une bête: s'il était devenu enragé, ce serait bien pis encore. Pauvre Hector! il m'aimait; je regrette ses caresses. Mon cher ami, ne me faites rien regretter. Adieu.

LETTRE XI.

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     Vous ne me comprenez donc pas, mon cher ami, & vous me demandez si je suis amoureux de ma femme. Je vous demanderai, moi, ce que c'est que d'être amoureux: est-ce désirer avec ardeur, avec passion, la possession de l'objet qu'on adore? C'est l'amour d'un jeune homme, ce ne peut être le mien. Si c'est faire dépendre son sort, sa vie, son bonheur d'un être aimé; si c'est chercher une sympathie qui double l'existence, qui rende heureux dans tous les momens, mon cher ami, j'étais amoureux; peut-être le suis-je encore: mais je ne sais plus ce que je suis; je ne veux pas le savoir. Je voudrais cependant répondre à ce que vous me demandez; je voudrais rendre raison à vous & à moi-même de la situation où je me trouve, de mon état moral & physique. Je vous ai fait le portrait de ma femme: depuis qu'elle est dans ce pays, sa santé est devenue meilleure, & elle a embelli. Elle a de l'esprit, de la gaieté, des grâces; rien de ce qui m'a séduit une fois n'a changé: mais cet esprit est difficile, cruel, mais son caractère absolu s'irrite à la moindre opposition. Son coeur n'a jamais fait son bonheur de celui de personne. Il ne fallait pas à son amour-propre, à sa vanité, un mari qui ne la flattât, ni par son âge, ni par sa figure, ni par son air campagnard, & qui n'eût que de la raison, du bon sens & de la simplicité. Cependant sa beauté & les droits de son sexe lui donnent sur moi un empire que je ne cherche pas à vaincre; je captive ma sensibilité. Je pourrais résister, je m'en sens la force; mais je ne sais quel sentiment de pitié m'arrête. Je vois tout cela très-bien, mon cher ami, & je n'en suis pas plus avancé, & je n'en souffre pas moins, & la tristesse & la mélancolie n'en sont pas moins au fond de mon ame. Pauvre Hector! je n'ai donc pu mériter qu'on épargnât tes jours: il est peu de momens qui n'ajoutent à ma peine. La paix est aussi loin de mon coeur que de ma maison. Il est un terme à tous les maux: je ne sais celui que je dois attendre. Je dis quelquefois: si j'étais père! mais ce serait une source de chagrins & de contradictions: mes enfans aimeraient-ils, respecteraient-ils leur père? & je n'ose souhaiter ce qui ferait la douceur de ma vie. Dois-je croire qu'elle ne sera plus heureuse pour moi? Puis-je encore l'espérer? Il y avait long-tems que ma femme sollicitait quelques-uns de ses amis & de ses amies de venir la voir dans son nouvel établissement, sur-tout depuis les réparations qu'elle a faites dans la maison: enfin, ils ont promis de venir, & ils arrivèrent chez moi, il y a trois semaines, deux jours après que je vous eus écrit ma dernière lettre. C'étaient trois hommes & deux femmes, qui sont de la société de madame Bompré, de ses amies & ses parens. Ils ont été bien reçus, on n'a rien négligé pour les amuser: il y a eu de la gaieté, & ils ont paru contens. Les sujets de leurs conversations m'étaient étrangers, je l'étais parmi eux. J'ai été discret, & on s'est très-bien accommodé de ma discrétion & de mon silence. Pendant six jours qu'ils ont été chez moi, ils ont cru faire assez que de m'adresser, de tems en tems, quelques politesses bien indifférentes, & rarement j'ai été à même de partager leur gaieté. Un monsieur était particulièrement plaisant; deux ou trois fois j'ai arrêté ses plaisanteries par un regard extrêmement fixe, & j'ai eu beaucoup de peine à les supporter tranquillement. Nous nous sommes séparés assez froidement. Je crois qu'il ne convient pas que je rencontre jamais cet homme hors de chez moi. Mad. Bompré a été extrêmement louée, applaudie; j'ai beaucoup entendu parler du bonheur d'avoir une femme qui eût autant d'esprit & autant de goût. Je ne sais si mon amour-propre a été flatté; mais celui de ma femme ne ressemble point au mien. Je croyais que ce qui doit faire la vanité d'une femme était le bonheur de son mari; je me suis trompé, & il n'a tenu qu'à moi de croire que l'on pouvait être très-intéressante en le faisant mourir de chagrin. Ici, je n'ai pas compris ma femme; je ne sais comment elle a pu laisser entrevoir que l'homme qu'elle a choisi, & dont elle porte le nom, faisait souffrir son amour-propre; sa vanité, son orgueil ne vont point jusqu'à son mari. Dans tout ce qui s'est passé pendant cette visite, j'ai cru m'appercevoir qu'elle se détachait de moi, & il m'a semblé qu'il s'établissait un intervalle entre nous. Contente des éloges qu'elle recevait, elle abandonnait son mari, & je crois en vérité qu'on la plaignait d'être si mal associée. Ce monsieur dont je viens de vous parler, & qui s'appelle M. K***, avait sur-tout quelquefois un air de pitié qui me révoltait: le mépris & l'aversion que j'ai pris pour lui ne sont pas sans fondement. Il est de ces hommes toujours disposés à profiter du mal qui arrive, & qui, s'ils ne le font pas, aident celui qui se présente. Voyez combien je suis malheureux! je crois n'être plus, aux yeux de ma femme, qu'un mari dont elle est humiliée, & ce sont ses amis qui la confirment dans cette idée! ce sentiment m'accable: dites-moi que je suis défiant, soupçonneux, atrabilaire; vous devez le croire; car, quand même ma femme ne m'aimerait plus, encore voudrait-elle que son mari fût aimé, considéré. Les sentimens changent en ménage, jamais l'amour-propre: c'est le dernier lien qui se rompe; mais que je vous parle d'autre chose.
     Ne vous intéressez-vous pas un peu pour Pauline? Hélas! je ne croyais pas avoir à m'en repentir. Son mariage n'est point encore terminé; il s'y est joint des incidens extraordinaires. Le maître de son amant a voulu voir la maîtresse de son domestique; il avait entendu parier de sa beauté. Il en a été enchanté; il en est devenu amoureux. Il a trouvé le moyen de la voir & de lui parler plusieurs fois: je ne sais si la jeune fille s'est laissée éblouir par des offres brillantes; mais le jeune Anglais a cru pouvoir tenter quelque entreprise. Il y a quatre jours que Nicolas vint me dire qu'un homme assez bien mis avait passé devant sa maison, & lui avait d'abord demandé le chemin; qu'ensuite, sous le prétexte de demander de l'eau à boire, il était entré dans la maison; qu'il avait regardé d'un air de curiosité les portes & les fenêtres; qu'il s'était informé s'il y avait beaucoup de domestiques, beaucoup d'ouvriers. Il avait aussi nommé Pauline & demandé où était sa mère, & qu'enfin il s'en était allé en voulant donner un écu pour le verre d'eau, ce que Nicolas n'avait pas voulu accepter. Il avait aussi remarqué que dans le jour il était passé deux gentilshommes à cheval, qui avaient beaucoup regardé & examiné la maison: tout cela lui avait donné de l'inquiétude, & il venait me consulter: il craignait que l'on ne voulût tenter quelque violence contre sa petite-fille. En raisonnant avec Nicolas sur toutes ces circonstances, je suis allé jusques à sa maison; nous avons encore pris des informations. Pauline & sa mère sont revenues des champs à l'entrée de la nuit. Nous avons fait des questions: Pauline avait l'air embarrassé. Son amant avait été envoyé à Genève le jour auparavant; il ne devait revenir que dans deux jours. Nos soupçons se sont augmentés; je n'ai pas voulu quitter Nicolas. J'ai envoyé dire chez moi que l'on ne m'attendît pas, que je reviendrais fort tard. Nous avons retenu dans la maison deux ouvriers de campagne: Nicolas a chargé son fusil de guerre, & nous sommes tous restés autour du feu, tantôt parlant de nos craintes, tantôt faisant des contes de voleurs. Pauline était sérieuse & triste; elle soupirait souvent, & on donnait pour raison qu'elle était cause des inquiétudes de son grand-père; elle disait quelquefois qu'elle était bien malheureuse. Sa soeur, plus gaie & plus vive, parlait du jeune Anglais; elle disait comme il était d'une jolie figure, comme il avait de beaux habits, comme il était bien à cheval, & galoppait toujours: sa naïveté nous faisait rire, & sa mère lui imposait silence. Entre 11 heures & minuit, nous avons entendu crier au voleur; nous fûmes d'abord effrayés. Nous écoutâmes encore, & nous jugeâmes que le bruit était dans le grand chemin, à cent pas de la maison. Les cris redoublèrent; on criait au secours. Nous soupçonnâmes que ce pouvait être un piège. Il fut décidé que Nicolas resterait dans la maison avec un des ouvriers, & que j'irais avec l'autre & une lanterne à l'endroit d'où venaient les cris. Nous nous armâmes de la bayonnette & de deux vieux pistolets. Quand nous eûmes fait cinquante pas dans le chemin, il vint au-devant de nous un homme, en courant; il était sans chapeau, son habit était défait, il paraissait fort essoufflé. Il nous dit avec l'air de l'effroi, qu'il avait été arrêté par deux voleurs qui lui avaient pris sa montre & son argent, & qu'il nous priait de l'aider à courir après. Nous lui dîmes que les voleurs avaient trop d'avance, que nous ne pouvions savoir quel chemin ils avaient pris, & que nous enverrions des gens à cheval à leur suite. Il nous sollicita encore; il voulait nous montrer l'endroit où le vol avait été fait, & il nous priait de l'éclairer pour aller chercher son chapeau. Nous crûmes appercevoir qu'il voulait nous empêcher de retourner si vite à la maison de Nicolas; nous l'obligeâmes de revenir avec nous. Quand nous eûmes fait quelques pas, il nous échappa, en disant qu'il voulait aller chercher son chapeau, & il s'enfuit en courant. En retournant à la maison, nous trouvâmes Nicolas qui était sur sa porte avec son fusil: il avait ouvert en nous voyant revenir avec la lanterne. Il nous dit que, dès que nous avions été sortis, on avait heurté & essayé d'ouvrir la porte; qu'il avait demandé ce qu'on voulait; qu'on lui avait répondu, en mauvais patois, qu'on venait au secours, qu'on avait entendu des cris, & qu'il fallait ouvrir. Il avait répondu qu'il n'avait pas besoin de secours, & il avait menacé de tirer si on faisait le moindre effort pour entrer. Il avait entendu plusieurs personnes qui déguisaient leur voix & qui parlaient bas: on avait essayé d'ouvrir une fenêtre qui est sur le jardin, & qui est celle de la chambre de Pauline; on l'avait même appellée. Nicolas avait envoyé l'ouvrier vers cette fenêtre; & tous les deux avaient fait beaucoup de bruit; tout s'était retiré à notre approche. Nous nous en assurâmes encore en faisant le tour de la maison. En rentrant, nous trouvâmes les trois femmes effrayées, retirées & blotties dans un coin de la cuisine. Pauline pleurait, sa mère la tenait dans ses bras. Henriette était debout & nous regardait avec un air d'effroi & de curiosité: nous les rassurâmes. Il fut agité si nous irions encore demander du secours dans les maisons voisines. Je représentai que le danger était passé, qu'il fallait faire de cette aventure le moins de bruit possible, & qu'il convenait de presser la conclusion du mariage de Pauline. Je promis d'aller à la ville dès le même matin, de parler au gentilhomme Anglais du mariage & de tout ce qui s'était passé, & de l'engager à renoncer à ses poursuites. Après avoir laissé toute la famille assez tranquille, j'allai chez moi. Il était de très-grand matin; ma femme n'était point éveillée, & je ne voulus point l'instruire dans ce moment de ce qui était arrivé chez Nicolas. Je fus tout de suite à la ville faire la visite projetée. Le jeune Anglais, qui s'appelle le chevalier Lowel, fut d'abord assez surpris de me voir; il sut bientôt de quoi il était question. Il affecta d'entendre fort peu le français, & de le parler fort mal, en sorte que j'eus beaucoup de peine à me faire comprendre: tout ce que je pus entendre de ses réponses, c'est qu'il était bien vrai qu'il aimait les jolies filles, mais que, jusques à présent, il n'avait pas eu besoin de les enlever, qu'il s'embarrassait fort peu avec qui son domestique se mariait. Je me retirai assez mécontent de mon ambassade. Nous avons su, depuis, que ce jeune homme, secondé par quelques-uns de ses amis, avait compté qu'au moyen de l'allarme qu'ils donneraient, ils pourraient s'introduire dans la maison, & y rester sous prétexte de donner du secours; qu'ils feraient apporter du vin; qu'ils griseraient le bon vieux paysan; qu'ils s'amuseraient avec les femmes, & que, quoi qu'il en arrivât, tout s'appaiserait avec de l'argent: ce n'était qu'une folie anglaise qui pouvait mettre une famille au désespoir. En revenant de la ville, j'ai passé chez Nicolas; je voulais lui dire ce que je lui conseillais encore. Je ne trouvai que Pauline & sa soeur; je l'exhortai à ne plus voir du tout le seigneur Anglais. Je lui représentai qu'elle courait risque de perdre son amant & sa réputation: elle protestait en pleurant qu'elle était innocente de tout ce qui s'était passé. Dans ce moment, nous entendons du bruit à la porte; Henriette va voir ce que c'est; elle revient au même instant avec ma femme, qui entre & qui parait d'abord surprise de me voir là; elle veut cacher son étonnement; cependant elle en dit quelques mots avec une douceur affectée; elle s'adresse à Pauline; elle veut savoir la cause de ses larmes; elle n'attend pas la réponse; elle affecte de la plaindre. Elle dit qu'elle est fâchée de la voir dans l'embarras, & laisse entrevoir qu'elle soupçonne quelque scandale. Avec le ton de la fausse pitié, elle dit qu'elle veut lui aider & la secourir. Sans rien écouter, elle sort, en répétant plusieurs fois qu'elle avait eu bien raison de dire qu'il fallait se presser de marier cette jeune fille; & elle s'en va sans vouloir d'autres éclaircissemens: les deux soeurs restent étonnées, sans pouvoir dire un mot. Je suis ma femme; je veux l'instruire, lui conter; elle ne m'écoute pas &, d'un air ironique, elle plaint toujours la pauvre Pauline. Elle dit qu'elle ne l'aurait jamais cru, & qu'elle ne comprend pas que l'on puisse s'attacher à une petite paysanne. Elle affecte de me dire des honnêtetés sur ce que j'ai passé la nuit hors de la maison; elle m'invite à prendre du repos. J'espère qu'arrivé chez elle je serai mieux entendu: elle s'enferme dans sa chambre, & quand je la revois, elle assure qu'elle n'est point jalouse, point soupçonneuse. Elle ne parle plus de Pauline, & lorsque je veux en dire quelque chose, elle dit mystérieusement que c'est une histoire fâcheuse, qu'elle en gardera le secret, & elle détourne la conversation. La vérité & la raison auront leur moment, & je l'attendrai. Il est impossible que ma femme ait de la jalousie, & sur-tout qu'elle forge dans son esprit quelque histoire contraire à mon caractère. Je n'ai point abandonné les intérêts de Nicolas & de sa famille; ce que ma femme peut me faire souffrir ne m'en détournera point; j'ai été deux fois chez lui; il n'y a rien de nouveau. L'amant de Pauline est revenu hier, on ne l'a point encore vu; elle n'est pas sans inquiétude. Les dispositions de Nicolas ne sont plus aussi bonnes: on ne sait quand le mariage se terminera.
     J'ai écrit, il y a déjà plusieurs jours, pour avoir les livres que vous me demandez: vous recevrez bientôt le Commentaire de Blackstone sur les Loix anglaises. Il n'y a que les Loix criminelles de traduites. Le Discours qui a remporté le prix à la Société économique de Berne, sur le meilleur Systême des Loix criminelles ne paraît point encore: on ne comprend pas pourquoi on s'empresse si peu de le publier; il est attendu avec impatience. Il doit contenir des lumières bien intéressantes & bien importantes pour l'humanité. Hélas! on n'en profitera point, & les hommes seront toujours jugés par des loix barbares & bizarres. Ce que j'ai lu jusqu'à présent là-dessus ne m'a jamais satisfait. Il me semble que le but des loix criminelles est mal assigné; il est toujours question de punir, de venger, de corriger. Les législateurs se sont toujours occupés de la punition du crime comme du seul moyen de le prévenir; ils n'ont su inventer que des supplices, & on a établi un esprit de vengeance dans la justice, qui éloigne souvent les juges de l'équité. Jamais on ne s'est occupé de ce qui conduisait au crime, & on dirait que le dessein a été de placer l'homme entre la tentation & le supplice. En vérité, quand on examine avec un esprit philosophique, comment la société civile est arrangée, & quelles sont les loix qui la gouvernent, on est porté à croire que tout a été fait par un ennemi de l'humanité, qui n'a voulu faire que des malheureux. Une fois je vous dirai mes idées là-dessus, aujourd'hui je n'y suis pas disposé; j'ai l'esprit trop affecté & l'ame trop remplie de tristesse. Quelquefois je suis en peine de ce que je deviendrai. Toujours souffrir! je veux croire que j'en aurai la force. Adieu, mon cher ami, je vous embrasse tendrement.

LETTRE XII.

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     Mon cher ami, il y avait déjà quelque tems qu'il était décidé que mon cheval serait vendu, & ma femme avait entamé un marché pour le troquer contre deux chevaux de carrosse; j'y avais consenti, & j'avais offert un prix que le marchand de chevaux avait refusé. Aujourd'hui, en revenant chez moi, je l'ai rencontré avec mon cheval qu'il emmenait; il avait accepté ce que j'avais offert, & ma femme avait conclu le marché à quelque chose de moins encore. Je crois que nous avons fait une bonne affaire: il nous en coûte peu d'argent pour être mieux en équipage; mais je n'ai point pu voir partir ainsi mon cheval. J'aurais eu peut-être la douleur de le rencontrer périssant sous les coups de quelque malheureux postillon; je l'ai repris; je me suis arrangé avec le marchand. Je vous l'envoie, mon cher ami: je vous prie; acceptez-le; je sais qu'il vous fera plaisir. Je vous ai vu souhaiter d'en avoir un comme celui-là. Il sera si bien dans votre écurie; je serai content de savoir qu'il est chez vous: puisse-t-il y finir ses jours! Vous ne le refuserez pas, j'en suis sûr, & vous comprendrez fort bien le sentiment que j'ai, en remettant mon cheval à mon ami. Je l'aimerais trop s'il vous amenait chez moi, & s'il vous facilitait les moyens d'y venir; vous savez que j'y compte toujours, & que vous me l'avez promis. Je vous l'envoie donc par Antoine; je suis sûr qu'il en aura soin; il doit faire la route en deux jours. Le pauvre garçon a presque pleuré en recevant la commission: pour moi, je le vois partir avec plaisir, & ce maquignon, emmenant mon cheval, m'avait serré le coeur. Je vous en prie, mon cher ami, point de remerciemens, point de reconnaissance; c'est moi qui vous en devrai. (a)
     Vous avez sans doute reçu ma dernière lettre; je vous écrivis avant-hier. Ce que je vous disais, en la finissant, sur les loix criminelles a fait naître chez moi des réflexions que j'ai mises sur le papier comme elles se sont présentées; ce sont des matériaux pour disputer avec vous lorsque nous serons ensemble. En attendant, n'allez pas croire que je pense, comme on en accuse Rousseau, que l'homme serait plus heureux dans l'état de nature & vivant en sauvage, que civilisé & vivant en société. L'homme est fait pour être conduit & gouverné; il faudrait seulement que les loix & la société fussent fondées sur des principes qui s'accordassent mieux avec la nature humaine: c'est ce qui n'est point; le monde est peuplé de malheureux, & je crois que les loix sur le mariage sont encore les plus mal faites de toutes. Adieu mon cher ami; je suis jaloux de la réception que vous ferez aux deux êtres que je vous envoie. Ce pauvre Antoine aura tant de plaisir de vous revoir, & votre coeur ne recevra pas avec indifférence le vieux domestique & le cheval de votre ami. J'envie leur bonheur: c'est eux qui jouiront de votre amitié pour moi. Souvenez-vous que c'est tout ce qui me reste; plaignez-moi d'être loin de vous. Hélas! je n'ai plus rien autour de moi; je vous tends les bras. Adieu, mon cher ami.

NOTE que l'on peut se passer de lire.

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     (a) Ce qui suit a été trouvé parmi les papiers de M. Bompré. Il parait que c'étaient des idées qu'il avait écrites comme elles s'étaient présentées à son esprit, ainsi qu'il l'indique dans cette lettre. Il avait peut-être dessein de les mettre un jour en ordre & de leur donner plus d'étendue. Elles sont placées ici telles qu'elles ont été trouvées. On doit toujours se faire un scrupule de changer la moindre des choses aux idées des autres: il vaut mieux les présenter avec leurs défauts que d'entreprendre de les corriger.

     Si la perversité de l'homme est la première cause des crimes qui se commettent dans la société, la seconde est certainement la prodigieuse inégalité des richesses. Les pauvres volent, les riches oppriment, & il faut des bourreaux & des gibets pour défendre les uns contre les autres. Quand on voit autant de malheureux parmi les hommes vivans en société, ce n'est pas sans quelque raison que l'on se laisse aller à croire, que l'état de nature était préférable: au moins est-il permis de soupçonner que le principe sur lequel la société civile est établie, est vicieux; il est fondé uniquement sur l'esprit de propriété. Ce sont des hommes, qui possédaient, qui avaient acquis, & qui ont dit: réunissons-nous pour conserver, pour défendre ce que nous avons; nous exterminerons ceux qui n'ont rien, & nous les ferons gémir dans les travaux & dans l'esclavage. La soif d'acquérir a été sans bornes, & toutes les passions sont venues à sa suite. Etablir rigoureusement le droit de propriété, a été le seul but de la société, & il n'a fait que des malheureux. Si l'humanité eût présidé à sa fondation, les hommes auraient dit: rassemblons-nous, afin qu'il n'y ait point de malheureux parmi nous; commençons par assurer le nécessaire & le bien-être de tous les individus; que le but de nos loix soit de faire une égale répartition des travaux & des richesses; que nul ne jouisse du superflu, que lorsqu'il n'y aura point de pauvres, manquant de tout; que le luxe ne commence que lorsque le bien-être de tous sera assuré; que ceux qui ont le génie & la force d'acquérir, aient la vertu de partager; que l'orgueil, que la vanité ne soient jamais de faire périr les hommes dans les travaux & dans l'esclavage, mais de procurer leur bonheur: travaillons tous, afin que tous jouissent. Peut-être alors il y eût eu moins de malheureux, & la société civile n'eût pas eu besoin de loix criminelles si rigoureuses, si cruelles.
     La première passion de l'homme est celle de posséder; elle est même plus forte que celle de jouir. Elle inspire la tyrannie & les loix n'ont pas assez cherché à la réprimer. les riches ont dit que l'homme était paresseux & il a été reçu pour maxime, qu'il faut le forcer au travail & à l'industrie par la faim & par la nécessité. Il en est résulté que les trois quarts du genre humain succombent sous les travaux, que le travail & la pauvreté vont presque toujours ensemble, & que le plus grand nombre a toujours à combattre la misère & les tentations. Si l'humanité eût dicté les loix, elle eût cherché à éloigner l'une & l'autre; elle eût mis les jouissances du superflu & du luxe à un prix qui eût assuré le nécessaire & le bien-être à ceux qui en manquent; elle n'eût permis les palais immenses & inutiles, que lorsque tous auraient eu des demeures; on n'eût osé mourir d'indigestion, que lorsque personne ne serait mort de faim. Les riches disent aussi que l'on ne meurt point de faim. Voyez la nourriture des paysans pauvres, des journaliers de la campagne, des gens de la dernière classe du peuple; & vous serez convaincu que ce qui les empêche de mourir de faim ne peut pas les faire vivre: & on entend vanter la charité, & on exalte cette vertu comme le trait sublime de l'humanité! J'ose dire que je hais la charité: elle attend que l'homme soit pauvre, misérable; elle ne s'exerce jamais qu'en avilissant le malheureux qui en a besoin; elle est la honte des loix. Les législateurs humains auraient dû épuiser leur génie à chercher les moyens de prévenir la misère & le crime, avant que de penser à les punir.

DIALOGUE

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Q.   Monsieur, qu'est-ce qu'a fait ce malheureux qu'on mène pendre?
R.    Ah! Monsieur, c'est un misérable qui mérite bien la corde; il a volé pour 20000 francs de vaisselle d'argent.
Q.   Et à qui, Monsieur?
R.   A un homme de grande considération, qui a cent mille livres de rentes.
Q.   Eh bien! quel mal a-t-il fait?
R.   Comment, Monsieur, quel mal? La société serait une jolie chose si la propriété des biens n'était pas assurée.
Q.   Et à lui, qu'est-ce qu'on lui avait assuré? car sûrement, puisqu'il a volé, il n'avait rien.
R.   Il n'avait qu'à travailler pour gagner sa vie; il était fort & robuste.
Q.   Monsieur, oserais-je vous demander ce que c'est que gagner sa vie?
R.   Pour un journalier, par exemple, quand il travaille dès l'aube du jour jusqu'à la nuit, il est assuré d'avoir du pain noir comme votre chapeau; quelquefois c'est du pain d'avoine, dont la paille écorche le gosier; de plus, il aura une bouteille du plus mauvais vin & quelque mauvais laitage; pour se coucher, un peu de paille au fond d'une écurie, & pour se couvrir, quelques haillons qui le laissent mourir de froid. Il est vrai que, s'il a une femme & des enfans, la plus affreuse misère est chez lui. Les ouvriers de la ville sont mieux traités; ils peuvent s'enivrer quelquefois: si c'est un artisan ou un artiste, sa fortune est faite, pourvu que les poisons dont son métier l'oblige de faire usage n'altèrent pas sa santé, & ne l'envoient pas à l'hôpital.
Q.   Mais, Monsieur, il me semble qu'il vaut autant être pendu.
R.   La propriété, Monsieur, la propriété des biens, c'est ce qu'il faut assurer.
Q.   Vous êtes riche, sans doute, Monsieur?
R.   Monsieur, je suis receveur-caissier des fermes du roi, & j'ai l'espérance d'être un jour fermier-général.
Q.   Monsieur le receveur-caissier, je vous souhaite plus de bonheur qu'à ce pauvre diable.

     Les législateurs n'ont su que punir, & la vie des hommes est devenue un jeu auquel on s'est accoutumé. Il n'y a, sans doute, point de changement à espérer. Ce n'est pas aujourd'hui que les riches feront des loix contre eux-mêmes: on dira que, gêner les hommes dans la liberté d'acquérir, d'accumuler, de jouir, c'est les blesser dans leur sensibilité la plus vive, que c'est détruire les arts, le commerce, & réduire la société à une égalité insipide, impossible; que l'homme est fait pour être conduit par la nécessité & par l'ambition; que la société civile est arrangée sur les défauts qu'il apporte en naissant; qu'elle ne peut être corrigée: soit. Dès que la félicité publique est fondée sur les maux des individus qui la composent, il faut laisser les malheureux pour le bonheur de ceux qui en ont besoin.
     Les loix criminelles sont la partie la plus faible & la plus vicieuse de presque tous les gouvernemens: leur dureté ou leur faiblesse favorisent également le crime. Il a été si difficile aux hommes d'être justes, qu'ils ont préféré d'être barbares; & l'humanité n'a retrouvé quelquefois ses droits que lorsque la cruauté a révolté.
     Blackstone fait honneur à la constitution anglaise, d'avoir, dans ses loix criminelles, un titre qui traite des moyens de prévenir le crime: ce titre respectable intéresse. Il est fâcheux que ces moyens se réduisent à forcer un homme suspect de donner caution de sa conduite, comme si les malheureux trouvaient des cautions. L'Angleterre s'applaudit & se glorifie de ses loix criminelles; il me semble que c'est le pays où il se commet le plus de délits, & où il périt le plus de malheureux par les supplices.
     Un magistrat, chef de justice d'un grand royaume, consulté sur les loix criminelles d'une république, donna son opinion, dont je me rappelle quelques propositions.
     Généralement les loix criminelles sont trop lentes, trop faibles dans la recherche & la poursuite du crime, trop rigoureuses dans la punition: le contraire serait plus efficace: il vaut mieux effrayer le coupable par la difficulté d'échapper, que par la crainte de la peine. La poursuite du délit, les procédures, les informations doivent être promptes, actives, rigoureuses, ardentes mêmes, & n'être confiées qu'à des gens habiles, & qui aient notamment cette capacité, & qui y consacrent leur vie. Ils doivent agir sans attendre la plainte, & au premier bruit public, à la première demande: ils doivent être peu nombreux, & le district confié à leur garde doit être peu étendu.
     Ceux qui ont travaillé à la poursuite & à la conviction du crime & aux procédures, ne doivent jamais être appellés à le juger. L'homme s'aigrit par la contradiction: un coupable qui veut échapper devient un ennemi qu'il faut vaincre, & la justice devient vengeance.
     Le jugement des crimes ne devrait être confié qu'à des hommes dont la raison, la droiture & l'humanité fussent le caractère distinctif; qui eussent particuliérement l'estime publique; qui ne fussent point payés pour juger, & que le peuple ou ses représentans choisiraient pour chaque jugement. Le nombre, la majorité d'opinions décisives, les preuves, &c. sont autant de chapitres qui doivent être réglés par l'humanité éclairée, & toujours en faveur de l'humanité malheureuse. Les jurisconsultes, les avocats ne seront point admis parmi les juges; ils asservissent la justice à des systêmes, à des autorités; ils jugeront un coupable suivant les loix de Rome ou d'Angleterre: ce sont les circonstances du délit & de l'accusé qui doivent dicter la sentence. Le droit d'être jugé par ses pairs n'est souvent que le malheur d'être très-mal jugé; & confier la lettre de la loi à des hommes sans lumières, c'est souvent faire commettre légalement des injustices. En Angleterre, ce devrait être les grands jurés qui devraient être juges.
     Il est impossible d'établir une gradation dans les peines qui soit toujours proportionnée aux crimes. Assigner une peine générale pour la même espèce de délits; ne pas laisser aux juges la liberté de peser les circonstances; c'est bannir l'équité des jugemens. Le tombereau qui mène sous la potence de Tyburn une douzaine de coupables de tous âges & de toutes conditions, ne rend sûrement pas la justice qui est due à chacun. Il ne faut pas faire haïr la loi; il vaut mieux laisser aux juges la liberté de mettre des nuances dans les peines.
     Les jugemens & la sentence doivent être prononcés avec la plus grande solemnité, & avec tout l'appareil du pouvoir & de la justice; l'exécution doit être imposante, effrayante, sans être jamais cruelle: il faudrait que l'obligation d'ôter la vie à un homme fût un deuil qui frappât tous les esprits, ou bien la loi manque son but; le supplice devient sans effet pour l'exemple, il n'est plus pour le peuple qu'un spectacle de curiosité.
     Dans l'empire du Mogol, chaque quartier dans les villes, & chaque canton dans la campagne, est responsable des délits & des vols qui s'y commettent; les habitans sont obligés de se cottiser pour réparer le mal qui a été fait, & pour payer une amende au prince. Le vol y est devenu infiniment rare. Cette loi, qui force le peuple & les paysans à veiller sur ce qui se passe autour d'eux & parmi eux serait encore le meilleur moyen de prévenir les mauvaises actions.
     On néglige trop d'instruire le peuple des loix criminelles; il serait bon de les lui rappeller souvent; il faudrait les lire & les publier au son de trompe, de tems en tems, & particuliérement dans les circonstances qui attirent à la ville le peuple de la campagne. Cette publication devrait être faite avec solemnité & avec tout l'appareil de la justice. Tel homme qui médite un crime, en serait détourné, en entendant la peine qu'il encourra, &c., &c., &c.

LETTRE XIII.

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     Eh bien, mon cher ami, vous ne me dites plus rien: il y a bientôt trois semaines que je n'ai rien reçu de vous; & je n'attends Antoine que demain. Vos bonnes raisons sont-elles donc épuisées; n'avez-vous plus de conseils à me donner, plus de remontrances à me faire? Je comprends; il faudrait retourner en arrière, me condamner, & vous n'avez pas cette cruauté. Non, mon cher ami, Il ne faut plus de conseil: quand une fois les choses sont parvenues à un certain degré de mouvement, il faut les laisser aller; il faut se laisser entraîner, & attendre le choc qui brise ou qui recommence un nouvel ordre. Je vois toujours votre amitié en perspective; elle viendra à mon secours; c'est la planche qui me sauvera du naufrage. J'en ai été bien près, & vous avez risqué de perdre un ami. C'est un événement très-sérieux que j'ai à vous conter; & vous n'entendrez pas sans quelque intérêt tout ce qui s'est passé depuis ma dernière lettre. Hier, je fus au château d'Allaman faire une visite que je devais à M***; j'y trouvai beaucoup de monde. J'y remarquai bientôt M. K***, ce monsieur qui a demeuré chez moi, & dont je n'avais pas été content. J'avais encore sur le coeur certaines plaisanteries pesantes que j'avais eu de la peine à supporter. Au bout d'un quart d'heure, il vint m'aborder d'un air ricanneur & déplaisant: il me fut impossible de recevoir son salut avec politesse & honnêteté; je lui répondis à peine, & ce fut avec un froid extrême. Il s'obstina à me parler; il me demanda, d'un air riant, des nouvelles de madame Bompré; je lui répondis avec l'honnêteté la plus froide: il insista, & il me fit d'autres questions indiscrettes; enfin, il me demanda, d'un air très-ironique, si j'avais remplacé Hector. Je ne fus plus le maître de ma colère, je lui dis avec un ton qui, sans doute, en portait le caractère: vous êtes donc toujours plaisant, monsieur? Il fut interdit; il me regarda sans rien dire: je répétai, peut-être avec plus de vivacité encore: oui, monsieur, il me semble que vous êtes toujours très-plaisant. Il demanda ce que je voulais dire. Parbleu! lui dis-je, je parle clairement; & j'articulai, pour la troisième fois, ce que je venais de dire. Il répondit qu'il trouvait mon ton singulier, & il me demanda si je voulais l'insulter. Je répliquai, en l'assurant que je disais ce que je pensais; il voulut se fâcher. Je lui dis: monsieur, nous sommes mécontens l'un de l'autre; ce n'est pas ici qu'il faut nous expliquer: dans un quart d'heure, ma visite sera faite. Il promit qu'il ne me quitterait pas sans avoir une explication avec moi. Cela s'était passé dans l'embrasure d'une fenêtre; il se faisait beaucoup de bruit dans la chambre; personne ne nous entendit, & nous rejoignîmes la compagnie. Je sortis une demi-heure après; M. K*** me suivit: notre explication devint une dispute fort vive. Je lui dis que j'avais été choqué de certaines plaisanteries qu'il s'était permises lorsqu'il était chez moi; qu'il y avait une grande différence entre un mari trop bon & un homme trop patient, & qu'il se trompait beaucoup s'il me croyait du nombre de ces sots qui servent de jouets aux amis de leurs femmes; que j'étais bien aise de lui apprendre qu'il ne se faisait rien chez moi que je ne voulusse bien; qu'il était trop jeune pour manquer à un homme de mon âge, & que je l'en aurais déjà fait repentir si je n'avais eu pitié de son peu de tact & de son peu de jugement. Il mit la main sur la garde de son épée, & il me dit qu'il n'avait point d'autre réponse à me faire, & qu'il prétendait que je lui fisse raison des injures que je lui disais; je l'assurai que c'était mon intention; j'ajoutai que nous pourrions aller tout de suite dans la forêt qui est près du château. Nous y marchâmes d'un pas précipité: il me dit en allant que, si j'étais jaloux, j'avais bien tort; que, quelles que fussent les apparences, il n'avait jamais pensé à adresser ses hommages à ma femme, & que, même dans ce moment, il était amoureux de mademoiselle ***. Je lui répondis, en l'arrêtant, que j'estimais trop ma femme pour avoir de la jalousie, & que je ne connaissais point d'homme qui pût m'en donner: mais, continuai-je, ne faisons point de ceci une scène qui ferait ici trop de bruit: vous avez votre voiture; allons dans un endroit plus éloigné & plus écarté. Il me dit que cela lui était fort égal, pourvu qu'il eût satisfaction de la manière dont je l'avais traité; je lui promis que nous ne nous séparerions pas sans cela. Nous retournâmes au château: il monta dans son cabriolet; je le suivis dans ma voiture. Nous allâmes au bord du lac; nous nous écartâmes du grand chemin; nous descendîmes derrière des buissons, & nous nous rendîmes à pied dans un endroit couvert d'arbres & planté de saules. Nous ôtâmes nos habits; nous mîmes l'épée à la main. Il voulut faire quelques complimens sur mon âge; je lui répondis en l'attaquant. J'eus d'abord un coup d'épée à la main, mais dont je m'aperçus à peine. Au bout d'un quart d'heure de combat, M. K*** dit qu'il était blessé. En effet, il porta la main à l'épaule & la retira pleine de sang. Je lui dis tout de suite que j'étais fâché de ce qui s'était passé; que j'étais content; que je souhaitais qu'il le fût aussi. Il répondit que, quoiqu'il en fût, il était hors de combat. Il laissa tomber son épée; je jetai la mienne & je fus à lui. Le coup était au-dessus de la poitrine, au défaut de l'épaule, & perçait de part en part. J'avoue que je fus effrayé, & j'éprouvai un sentiment pénible & douloureux. Je me faisais des reproches; j'avais de la compassion; je me condamnais, & je crois que je me serais jeté aux pieds de M. K*** s'il n'avait été plus pressé de le secourir. Il s'est établi des choses bien cruelles entre les hommes: & qu'est-ce que c'est que cette opinion, que ni la religion, ni les loix ne peuvent vaincre? M. K*** disait qu'il souffrait beaucoup: il eut assez de peine à remettre son habit, & il ne pouvait presque pas se soutenir. Nous reprîmes nos épées; je lui aidai à marcher jusques à sa voiture, j'y montai avec lui. Je l'engageai à aller tout de suite à Rolle chez le chirurgien que je connaissais, & où je savais qu'il pourrait être logé: il souffrit beaucoup pendant la route. Cependant la blessure ne fut point trouvée dangereuse; il n'y avait aucune partie essentielle offensée; je restai avec lui jusques à huit heures du soir. Le chirurgien m'avertit qu'il était obligé de faire son rapport & sa déposition au juge, & que je serais appellé comme témoin. Je voulus lui représenter que cette démarche était inutile, la blessure n'étant pas dangereuse, & M. K*** étant étranger & ne faisant aucune plainte. Il persista, en assurant que c'était son devoir, & que tout ce qu'il pouvait faire, c'était de renvoyer au l endemain matin. Je le laissai le maître de faire ce qu'il voudrait. M. K*** étant assez bien, je retournai chez moi; j'y arrivai à dix heures du soir. J'entrai chez ma femme: l'heure, mon air, qui n'était pas naturel, le sang que j'avais à la main; toutes ces circonstances lui firent bien vite juger qu'il s'était passé quelque événement extraordinaire. Je lui racontai tout; je lui avouai que, quoique je ne lui en eusse rien témoigné, j'avais été vivement choqué du ton & des plaisanteries que M. K*** s'était permises, lorsqu'il était chez moi, & que je n'avais pu le revoir sans lui témoigner mon ressentiment. Elle m'écouta d'abord avec assez de tranquillité, ensuite elle fondit en larmes, en disant qu'il était affreux que je fusse jaloux; que c'était une injure cruelle que je lui faisais; qu'elle était bien malheureuse; qu'il fallait avoir une jalousie effrénée pour aller chercher chicanne à M. K***, pour se battre avec lui, & peut-être l'assassiner; qu'il était son ami de tout tems; qu'il était donc inutile d'avoir de la décence & de la vertu; qu'elle n'aurait pas attendu cette violence de mon caractère, & que certainement ce n'était pas moi qui devait être jaloux. Je restai étonné & stupéfait; je balbutiai quelques mots pour appaiser & consoler Mad. Bompré; il me fut impossible d'en dire un seul pour ma justification, & il fut bien établi que j'étais jaloux, violent, emporté, & que j'avais tous les torts. J'aurais cherché en vain à combattre ces accusations: je me retirai dans ma chambre, accablé de chagrin de tout ce qui s'était passé, & de tristesse de ce que je venais d'entendre. Je trouvai sur ma table la lettre que je copie ici.
     "Monsieur,
     J'ai tout lieu d'être étonné de surprise de ce que j'ai appris, à mon retour de Genève, que vous aviez si bien fait, que vous êtes parvenu à séduire la Pauline, la fille de Nicolas Grosmont, que j'aimais, & nous comptions nous épouser. Mon maître & quelques autres personnes m'ont dit que vous aviez trouvé le moyen d'être en commerce avec elle; qu'elle allait souvent chez vous, sous prétexte de parler de notre mariage, que son père ne voulait pas d'abord; que même vous aviez passé une nuit chez elle. Alors j'ai bien compris pourquoi vous vouliez nous établir dans la petite grange à Nicolas, qui n'est pas loin de votre maison. Mon maître, qui sait tout mieux que moi, m'a dit que si je voulais être attrapé, je n'avais qu'à épouser Pauline, & que j'étais bien bon de me contenter de la maîtresse des autres: on m'a dit même en secret qu'elle était embarrassée, & qu'on le savait bien chez Monsieur. Ce qui fait que, n'y ayant plus d'honneur à être son mari, j'y renonce, quoique ce soit avec un chagrin qui me tourmente le coeur. Ainsi donc, je pars demain avec mon maître pour retourner en Angleterre, d'où je ne compte pas revenir, puisque je n'ai pas pu faire mon bonheur avec Pauline. J'ai voulu vous dire ceci, Monsieur, afin que vous sachiez que ce n'est pas par mauvaise foi que je manque à ma parole, ne voulant pas être votre dupe. Je pars sans prendre congé de Pauline, que je regarde comme une personne indigne & comme une fille légère. Je ne lui dis pas la cause pourquoi je la quitte: je l'aime encore tout de même, & je pense que, si je la voyais pleurer, je ne croirais rien de tout ce qu'on m'a dit. C'est aussi le seul reproche que je fais à Monsieur, sachant que Madame est informée. Ainsi, j'ai l'honneur de me dire, &c.
     Jean Duport."
     Je suis donc un jaloux, un libertin, un séducteur, un assassin; voilà donc pourquoi j'ai vécu jusques à présent. En vérité, mon cher ami, ma vie est trop longue d'une année: j'ai cherché le bonheur, & j'ai troqué mon repos contre le trouble, l'inquiétude & le désespoir; & c'est moi qui fais le malheur des autres. Mon innocence me laisse encore quelque tranquillité, ou plutôt je succombe sous l'injustice; & si elle pèse long-tems sur ma vie, je ne sais ce que je deviendrai. Mon ame n'était pas faite pour ces horribles tribulations! priez que je puisse supporter tant de secousses.
     Mon cher ami, j'avais commencé ma lettre hier dans la nuit, après avoir quitté ma femme; je ne pus la continuer. Je l'ai reprise souvent; quelquefois j'ai cherché le sommeil, & je n'ai trouvé qu'un assoupissement pénible, interrompu. Ce matin, je suis agité de mille peines, je ne sais ni ce que je fais, ni ce que je ferai. Ah! mon cher St. Thomin, comme j'aurais besoin des secours de votre amitié; & vous êtes si loin de moi, & je ne reçois presque plus rien de vous. Vous gardez Antoine trop long-tems: il y a déjà six jours qu'il est parti; il pouvait revenir le quatrième. Je l'attends aujourd'hui; j'ai la plus vive impatience de le revoir; il vous aura vu. Adieu, mon cher ami; ce soir, demain matin, je vous écrirai encore.
     P.S. J'attends le retour d'un domestique que j'ai envoyé aujourd'hui, de très-grand matin, à Rolle. La poste va partir: je suis obligé de fermer ma lettre. Adieu.

LETTRE XIV.

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     Enfin, j'ai revu Antoine; il est arrivé hier au soir, comme je l'avais prévu. J'ai été au-devant de lui; je l'ai amené dans ma chambre. Je lui ai fait mille questions; je l'ai fait asseoir, & ce n'est qu'après l'avoir interrompu souvent, que je l'ai laissé raconter l'accueil touchant, amical, empressé, que vous avez fait à tous deux. Il en avait les larmes aux yeux, & en vérité, les miennes étaient bien près. J'ai reconnu votre amitié pour moi; je n'en dirai plus rien: mais tout est au fond de mon coeur. Antoine a fait diversion à mes peines, en me racontant tout ce qu'il a vu chez vous: tout ce qu'il m'a dit m'a peint votre bonheur. Soyez heureux, mon cher ami; vous le méritez si bien. Que je vous aime d'avoir reçu mon cheval avec plaisir: ce que vous me dites là-dessus est précisément ce que je voulais entendre. Votre cordialité me fait goûter la seule douceur dont je sois susceptible. En vérité, vous êtes le seul être qui me fassiez quelque bien; & encore mon ame s'y refuse. Je me reproche de vous dire mes maux & mes chagrins; je dois vous en causer, & je devrais savoir être malheureux en silence. Laissez-moi encore jouir de votre amitié, & que ma confiance soit pour vous une preuve de la mienne. Depuis quelque tems, je vous écris très-souvent, presque tous les jours, je ne puis m'en empêcher; je voudrais vous instruire, & de ce qui se passe, & de ce que je pense; & alors je vous enverrais des volumes. Vous voyez sûrement tout ce que ma situation a de pénible: ce qui m'est arrivé avec M. K*** m'a laissé dans l'ame une inquiétude qui ne me quitte point. Je me fais des reproches; je devais avoir plus d'indulgence & moins de sensibilité: il était l'ami de ma femme; il n'a peut-être jamais eu l'intention de m'offenser; & il est vrai que l'on me croira un jaloux ridicule. J'aurais dû faire toutes ces réflexions plutôt, & je les aurais faites sans doute, si je n'avais pas cru cet homme capable de juger mal de ma femme & de ses sentimens pour moi. Il fallait savoir souffrir patiemment; mon ami, je n'ai plus que cela à faire, chaque circonstance nouvelle m'en avertit.
     Le domestique que j'avais envoyé hier à Rolle, a rapporté d'assez bonnes nouvelles du malade: la nuit n'avait pas été mauvaise; il était sans fièvre, mais fort faible; il fallait qu'il ne vît personne, sur-tout je ne devais pas y aller. Je languis cependant de le voir, & j'irai aujourd'hui au moins pour m'informer moi-même de son état. Il est possible que cette affaire malheureuse ne soit pas sans quelque suite désagréable pour moi. Je ne sais ce que j'ai à craindre, & je ne suis point tranquille de ce qu'il peut en arriver. Autrefois, lorsque j'étais seul, quand j'avais des soucis & des chagrins, j'enviais le bonheur de ceux qui avaient une compagne, une amie, une épouse chérie, à laquelle ils pouvaient confier la cause de leurs peines, & auprès de qui ils trouvaient des conseils & des consolations. Je croyais aussi qu'une femme trouvait de la douceur à en donner à son mari; la mienne ne la connaît point cette douceur; elle voit bien plus vîte les torts de son mari que les maux qu'il éprouve; elle est bien plus disposée à le juger qu'à le plaindre; elle a plus de justesse dans l'esprit que de sensibilité dans le coeur, & alors elle a toujours raison. Ce n'est pas ce que j'attendais, ni ce que mes sentimens me faisaient espérer, & encore moins ce qu'il faudrait à mon coeur malheureux. Hier matin, je craignais de la revoir; elle n'avait vu que son ami blessé & le danger où il pouvait être: les réflexions & les raisonnemens n'étaient pas à mon avantage: je méritais des reproches, je ne les ai point évités. Dès qu'elle m'a revu, elle a voulu entendre encore les détails du combat avec M. K***. J'ai tâché de lui faire voir toutes les raisons de ma sensibilité; toujours elle plaignait son ami, & dans ma conduite, elle n'a rien vu qui ne me condamnât. Elle n'est jamais entrée dans le ressentiment d'un mari qui se croit insulté, & qui craint que l'injure ne retombe sur sa femme. Nous attendîmes avec impatience le retour du domestique envoyé à Rolle: elle lui fit mille questions, dès qu'elle le vit; elle ne fut point satisfaite; elle avait passé une mauvaise nuit; elle était inquiète, agitée & allarmée sur le compte du blessé; ensuite elle s'est affligée du mauvais effet que cette histoire pouvait avoir pour elle: il ne lui est jamais venu dans l'esprit que peut-être son mari pouvait aussi être malheureux. Dans son inquiétude, elle a voulu aller à Rolle, chez Mad. *** pour s'informer plus exactement de l'état de monsieur K***: elle croyait qu'on le lui cachait; elle voulait savoir ce que l'on disait, se justifier & arrêter les mauvais propos. J'ai fait mes efforts pour la rassurer, pour la calmer & lui persuader la vérité: elle ne m'a pas écouté; elle a demandé le carrosse; le cocher s'est trouvé absent & occupé aux ouvrages de la campagne: j'ai été accusé de l'avoir éloigné exprès. Elle a fait chercher un paysan pour conduire la voiture. J'ai parlé du danger de confier de jeunes chevaux à un homme qui ne sait pas les conduire; elle a insisté, & je n'ai pas su résister. La voiture a été attelée, & le paysan a été sur le siège que je disais encore mes raisons. A peine ma femme a-t-elle été montée en carrosse, que les chevaux, sentans qu'ils étaient menés par des mains étrangères, sont partis au galop, & se sont emportés; heureusement pendant qu'ils tournaient dans la cour, j'ai pu leur couper le chemin, je me suis jeté au-devant d'eux, & je les ai pris par la bride: ils m'ont entraîné un moment, mais je les ai arrêtés. Les cris de ma femme avaient contribué à les effrayer, & l'essieu a été brisé contre le portail. Ma femme a été saisie d'effroi; il a fallu la porter dans sa chambre & la mettre au lit. Des calmans ont arrêté les maux de nerfs. Cependant il est à craindre que cet accident ne la rende malade: c'est un malheur dont je suis encore la cause. Chaque plainte sera autant de reproches que je sentirai: les peines, les chagrins s'accumulent; je ne vois autour de moi que des maux que j'ai faits: aux yeux de ceux qui jugent par les événemens, & c'est le grand nombre, je dois être un homme inconsidéré, méchant même. Jugez-moi avec plus de justice, mon cher ami, mon coeur vous est connu, plaignez-moi & que votre amitié ne m'abandonne jamais; c'est ma seule espérance, c'est la seule consolation qui me reste. Dans ce moment ma femme repose assez tranquillement. M. Echaquet nous fait espérer qu'il n'y a aucune suite fâcheuse à craindre. Je vous écris par une occasion qui porte ma lettre à M.... Je crois que vous la recevrez presque en même tems que la précédente. J'attends aussi de vos nouvelles: écrivez-moi; j'ai besoin de tout ce que vous pouvez me dire. Adieu, mon cher Saint-Thomin; je vous embrasse tendrement.

LETTRE XV.

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     Je m'empresse de vous dire, mon cher ami, que vous ne devez avoir aucune inquiétude sur ce qui s'est passé avec M. K***. J'ai été chez lui hier au soir, depuis ma lettre écrite, & pendant que ma femme reposait: il continue à être mieux, il ne souffrait point du tout. Notre entrevue a été honnête & amicale. Ma visite ne fut pas longue; il y avait entre nous de la gêne & de l'embarras: deux hommes qui se sont fait du mal sont rarement à leur aise ensemble. En sortant, le chirurgien me dit qu'il avait fait son rapport au châtelain; qu'il était venu tout de suite recevoir la déposition de M. K***; qui n'avait rien voulu déclarer. Il avait refusé de nommer personne, & avait dit qu'il n'avait ni plainte ni déposition à faire; qu'il était étranger; qu'il s'était blessé en tombant de cheval, & qu'il protestait contre toute autre espèce d'histoire & d'accusation. Je rentrai auprès de M. K***; je courus à lui; je lui serrai les mains; je l'embrassai; je lui dis que je reconnaissais que j'avais eu à faire à un brave & galant homme. Je lui demandai pardon de ma vivacité; j'ajoutai qu'il ne tiendrait qu'à lui que nous fussions amis, & que toujours je lui donnerais des preuves de mon amitié & de ma considération. Il reçut très-bien mes prévenances; il y répondit avec sensibilité. Nous nous séparâmes contens l'un de l'autre, & disposés à nous revoir avec plaisir. Il est singulier qu'il faille être quelquefois cruel avec les hommes pour les trouver ce qu'ils doivent être. M. K*** me dit qu'il comptait retourner à Genève le lendemain ou le jour suivant. J'écris à mon ami Fabert, pour lui demander de l'aller voir de ma part, & pour avoir de ses nouvelles. L'affaire n'est point restée secrette, & je sais que le bruit en est allé au château de ***: le *** a même cherché à faire des perquisitions & des procédures: mais l'absence de M. K***, son silence, le manque de témoin rendent la chose absolument impossible, & je ne serai point inquiété à cette occasion. Je voudrais avoir la même espérance du côté de ma femme; je me flattais que, remise de son accident, & apprenant le bon état de son ami, ses dispositions seraient plus favorables, & que nous pourrions parler & raisonner ensemble comme deux personnes qui doivent s'aimer, & qui ont des peines & des soucis. Je me suis empressé de lui dire que je venais de voir M. K ***; qu'il était assez bien pour retourner bientôt à Genève, & que même nous le reverrions ici: mais rien n'a pu changer les idées de ma femme. J'ai retrouvé la même aigreur, les mêmes soupçons; elle y a même ajouté un sang-froid ironique qui m'a blessé jusqu'au fond du coeur. J'ai vu clairement qu'elle voulait se persuader que j'étais un jaloux, un libertin, & avoir le droit de me traiter en conséquence. J'ai étouffé ma sensibilité sur cet objet: madame Bompré était encore faible & malade; & j'aurais été aussi un barbare si je me fusse conduit sans ménagement & sans égard pour son état. J'espère toujours que la vérité & la justice auront leur tour. J'ai voulu parler de quelques affaires d'oeconomie domestique; je n'ai pas été plus heureux. Il y a déjà quelque tems que, pour éviter l'ennui des détails de ménage & de certaines discussions, j'ai laissé à ma femme le soin de recevoir le produit de mes revenus: c'est une branche de gouvernement que j'ai cru confier à l'amitié & à la tendresse jointe à l'habileté; & j'éprouve à cet égard un despotisme révoltant. Dans ce moment, j'avais à remplir avec un ami l'engagement que j'avais pris de lui prêter une petite somme; ma femme s'y est opposée, & dans ce moment je n'ai pu insister, j'ai dû renvoyer à un autre tems l'exécution de ma promesse; j'ai pu avoir encore cette patience, je n'aurais pas cette force une seconde fois. Si jamais je suis obligé de repousser l'injustice & la petite tyrannie par la violence, il n'y aura plus de paix; la vie ne sera plus qu'un combat continuel; ce sera un supplice de tous les momens. Mon ami, je ne le soutiendrai pas, & je sens que j'en chercherai plutôt le remède dans les plus terribles extrêmités. Détournons nos yeux de cette affreuse perspective; je ne veux pas y penser. Pour me distraire, j'ai voulu m'occuper de Nicolas & de Pauline, dont je ne veux pas perdre de vue les intérêts, quoi qu'il puisse m'en arriver. Il y avait deux jours que je n'avais entendu parler d'aucun d'eux. Dans le malheur qui me poursuit, je crains presque de penser aux autres. Cependant la lettre du laquais Duport me revenait souvent dans l'esprit. Ses soupçons & ses accusations étaient odieuses; je ne pouvais les mépriser, quoiqu'ils fussent ceux d'un domestique; je m'affligeais surtout du tort qu'ils faisaient à Pauline, & j'aurais voulu le réparer. Avant que d'aller à Rolle, j'avais envoyé à la ville pour savoir si le chevalier Lowel & son domestique étaient véritablement partis. A mon retour, on m'a dit qu'ils avaient quitté *** & qu'il y avait deux jours qu'ils étaient allé prendre la poste à Jogne; cette circonstance & la lettre que j'avais reçue m'ont jeté dans la plus profonde tristesse. J'étais au désespoir que le malheur qui m'obsède s'étendît sur ceux pour qui je m'intéresse, & particulièrement sur la famille du pauvre Nicolas. La plus forte intention de faire le bien est donc inutile, & l'innocence devient un piège si elle n'est accompagnée de la plus grande défiance. Oh! mon ami, que la vie est difficile; je vois au-delà, & dans mon désespoir, j'en mesure l'intervalle. Je voulais aller chez Nicolas, & je craignais de le voir: j'ai passé la nuit dans cette agitation, & dans le tourment que me font éprouver tant de personnes dont je voudrais le bonheur, & de qui j'attendais le mien, je balançais sur ce que j'avais à faire, lorsque Nicolas est venu chez moi, de très-grand matin; il a demandé à me parler en particulier. Il est entré dans ma chambre, il s'est assis sans attendre que je le lui disse ; & comme affaissé par la douleur & par l'affliction, il a eu d'abord de la peine à s'exprimer; ensuite, faisant un effort pour reprendre de la tranquillité, il m'a demandé d'un ton touchant & affectueux, comment je me portais & si on ne m'avait fait aucun mal. J'ai compris qu'il était informé de ce qui s'était passé entre M. K*** & moi; je l'ai rassuré. Ensuite, en me prenant les mains, & ayant les larmes aux yeux, il m'a dit: hélas! Monsieur, le bon Dieu nous a retiré le bonheur dont nous jouissions l'an passé; j'étais heureux avec mes enfans, & je croyais que vous le seriez toujours comme vous le méritez. Que le bon Dieu me pardonne! je ne sais pas ce que nous avons fait; mais tout est bien changé. Mes enfans, les uns m'ont quitté,.. les autres... Et Pauline... Alors les larmes ont tout-à-fait coulé de ses yeux. Oui, Pauline, a-t-il repris en sanglottant; e lle était l'espérance de ma vieillesse; je comptais sur elle pour la consolation de mes vieux jours. Je me faisais un plaisir de lui faire un établissement, & de la rendre heureuse; & la voilà perdue! Comment perdue! me suis-je écrié; j'y mourrai plutôt. Je l'ai pressé de me dire ce qui était arrivé, & quel nouveau chagrin nous pouvions avoir; je l'ai exhorté d'avoir plus de confiance dans ses bonnes intentions & dans la vertu de Pauline. Je lui ai représenté que, ne quittant presque jamais sa mère, & sortant fort peu de la maison, elle ne pouvait être perdue. Alors il m'a dit avec un ton d'indignation & de colère, que M. le ministre P***, le pasteur de la paroisse, était venu hier chez lui; qu'avec un air sinistre & scandalisé, il avait demandé à parler à Pauline en particulier; qu'ayant toute confiance dans cet homme saint & vénérable, il l'avait conduit auprès de sa petite-fille, qui était seule en ce moment; qu'au bout d'un quart d'heure il avait entendu Pauline qui fondait en larmes, & qui poussait des cris de désespoir; qu'il était entré, qu'il avait demandé la cause de l'état où il voyait son enfant; que le ministre lui avait dit que des personnes de considération l'avaient averti de la conduite de Pauline; qu'il y avait eu du scandale avec un Anglais, son domestique & un monsieur du voisinage, qu'on lui avait recommandé & qu'on avait même exigé de lui qu'il vînt faire là-dessus des exhortations à Pauline, & l'engager à déclarer sa grossesse, dont le bruit s'était répandu depuis le départ du domestique qui devait l'épouser. Je vis très-bien que Nicolas ne disait pas tout ce qui avait été dit sur le monsieur du voisinage, & je compris par ce qu'il affectait de taire, que c'était ce monsieur qui était chargé de la séduction & du scandale. L'indignation, la colère m'ôtèrent la parole; je ne pus rien répondre. Je me promenais avec agitation dans ma chambre; Nicolas continuait de parler; je ne l'écoutais pas. En effet, qu'aurais-je pu dire? Je craignais de remonter à la source de la calomnie, & lorsque je réfléchissais sur ce qui pouvait y avoir donné lieu, j'étais obligé de convenir que Pauline était venue souvent chez moi, quoique ce ne fût jamais sans sa soeur ou sa mère. Il est vrai aussi que j'avais été chez elle; que l'on m'y avait trouvé presque seul avec elle. L'aventure de la nuit que j'y avais passée avait fait du bruit; on y avait ajouté. J'y avais pris le plus grand intérêt; les circonstances, mes intentions, mon âge, mon caractère; tout cela a été trop faible contre les poisons de la calomnie & la méchanceté des mauvais esprits. Je voulais m'accuser d'imprudence; mais il me semblait qu'à mon âge c'eût été un ridicule, & que je devais être à l'abri de tous soupçons. La bonne foi, la confiance trompent souvent l'innocence, & on oublie que les hommes sont méchans. Les réflexions étaient inutiles; il fallait prendre un parti, & je ne savais auquel me résoudre, ni quel moyen employer pour repousser l'injustice & le mensonge. Sur le chapitre de la galanterie, on n'écoute point les justifications; & à qui aurais-je été faire la mienne? Je ne voyais pour moi que la honte & le désespoir. Cependant je tâchai de consoler Nicolas; je cherchai avec lui ce qu'il y avait à faire pour sortir de l'oppression du bruit public. Il fut conclu que j'irais chez le ministre; que je lui ferais les représentations les plus fortes sur ce qu'il avait accrédité par sa démarche un bruit & des soupçons qui étaient sans fondemens; que je lui reprocherais d'avoir mis une famille au désespoir par son zèle indiscret. Je promis que, quoi qu'il voulût me dire sur les personnes qui l'avaient incité, je ne l'écouterais pas, & que, s'il ne voulait pas réparer le mal qu'il avait fait, j'en porterais mes plaintes au ***, & je jurai de poursuivre la calomnie, quel que fût le coupable. Le pauvre Nicolas voulait m'en détourner; il déplorait les malheurs qui affligeaient sa vieillesse, qui tombaient sur toute sa famille, & dans lesquels je me trouvais enveloppé par une suite de l'intérêt & de l'amitié que j'avais pour lui. Les réflexions n'ont fait qu'augmenter nos regrets & nos murmures, & nous nous sommes séparés, le coeur plein de tristesse. Ce brave homme est si touchant dans sa sensibilité pour ses enfans! Ses sentimens & ses vertus le rendent bien respectable à mes yeux. Avant que d'aller chez le ministre, j'ai voulu parler à ma femme de ce qui venait de se passer; je voulais la conjurer de m'aider à réparer le tort affreux que l'on faisait à la famille de Nicolas, & sur-tout la convaincre de la fausseté de toutes les accusations. Mais je n'ai pu la voir dans ce moment, elle reposait, & elle avait défendu que l'on entrât chez elle; j'ai craint aussi d'être arrêté dans une démarche qui me paraissait d'une nécessité pressante. J'ai donc été tout de suite chez le ministre, comme il avait été convenu. Je lui ai dit, peut-être avec un peu de chaleur, l'objet de ma visite & ce n'est pas sans impatience que j'ai écouté ses raisons & sa justification ecclésiastique, qu'il débitait avec la fausse douceur d'un dévôt. Je lui ai répliqué, en lui disant que je le rendais responsable des insinuations & des accusations qu'il avait faites contre la fille de Nicolas Grosmont; je lui ai reproché que, par son zèle indiscret, il avait mis une famille entière au désespoir; & je l'ai menacé que, s'il ne réparait authentiquement le mal qu'il avait fait, j'allais en porter mes plaintes au consistoire suprême. Il m'a paru un peu effrayé; je l'ai quitté en réitérant mes menaces. Sa douceur augmentait ma colère, & je crois que j'aurais pu me laisser aller à quelque violence, si je ne me fusse retiré. Reconnaîtrez-vous votre ami à tout ce qui lui arrive, à tout ce qu'il fait? Je suis bien malheureux, mon cher ami; je commence à être mécontent de moi; je ne me reconnais plus. Je ne suis plus cet homme toujours calme, toujours tranquille, qui ne connaissait que l'humanité & la bienséance. Je me reproche ma violence avec M. K***, & ma dureté avec le ministre: il n'a pas tenu à moi que je n'aie presque maltraité l'un & ôté la vie à l'autre. J'ai la tristesse d'un coupable & la mélancolie d'un homme méchant; je n'ose penser à ce que je souhaite, & je commence à me craindre moi-même. Il se glisse dans mon ame un ver rongeur dont je ne connaissais pas le tourment: je n'envisage pas l'avenir sans une espèce d'effroi; & le présent m'accable. Je n'étais pas fait pour ce combat de la vie & des circonstances; j'étais innocent, & les remords s'introduisent dans mon ame! Je ne vis plus que pour faire du mal aux autres, & je ne vois plus dans ma vie qu'une longue suite de choses cruelles & déchirantes. Il faut lutter contre la méchanceté, l'injustice, la calomn ie & la persécution de tous les momens, & l'ennui sera le moindre de mes maux. Mon cher ami, où sont vos bras, que je m'y précipite? Je résiste à mes réflexions, je pense à vous. Je puis être encore heureux; j'ai un ami. Gardez-moi ce bonheur, que votre coeur me défende contre moi-même.
     En revenant de chez le ministre, mes idées fâcheuses ont été distraites par la rencontre de Mr. de G***, qui allait à la chasse, il avait une très-belle meute. Il était avec deux de ses amis, mes voisins, & un de ses parens qui demeure à Lausanne; ils allaient chasser dans les bois de Biere. Ils m'ont pressé de les accompagner & d'aller tout de suite avec eux; ils comptaient trouver du fauve. Ils m'ont reproché que je n'étais plus le même, que l'on ne me voyait plus, que je n'aimais plus ni la chasse, ni mes voisins. L'un m'a dit que j'étais amoureux de ma femme; un autre, que j'étais trop heureux chez moi; & je ne sais ce qu'ils ont ajouté encore sur le chapitre des femmes. Quelque envie que j'eusse d'accepter leur proposition, je n'ai pu m'y rendre; mais, par leurs amitiés & leurs sollicitations, ils m'ont engagé à aller avec eux dans trois jours. Ce sera une très-belle chasse au chevreuil dans les bois de Moriché. Comme on passe devant ma maison pour s'y rendre, & qu'il y a encore une lieue jusqu'au château de M. de G*** je leur ai fait promettre de faire halte chez moi, & d'y dîner à leur retour. Autrefois, la partie aurait été un grand plaisir, & la joie & la gaieté auraient été bien sûres; aujourd'hui, je ne sais quel sera le plaisir: il y aura de la gêne, & les contes de chasse ne seront pas aussi gais. Le dîner sera peut-être meilleur, mieux arrangé, mieux servi, moins bruyant: je tâcherai de ne pas regretter le désordre d'autrefois; je tâcherai sur-tout d'obtenir quelque diversion à mes maux & à mes chagrins. Mon cher ami, ces chagrins prennent sur moi un empire effrayant; je combats pour m'y soustraire: je ne sais si je serai le plus fort; votre amitié seule peut me soutenir. Quelquefois il me semble qu'elle m'échappe; la mienne durera autant que ma vie. Je vous embrasse, mon cher ami.

LETTRE XVI.

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     Non, mon cher ami, je ne voulais plus vous écrire; mes lettres doivent vous fatiguer: elles ont été trop fréquentes depuis quelques tems. L'objet ne mérite pas la peine que je vous donne, ni l'intérêt que vous y prenez. N'est-il pas ridicule de vous occuper de quelques tracasseries de ménage; c'est une épreuve à laquelle je ne voulais pas mettre votre amitié; rien de moins intéressant, rien de plus commun que tout ce qui m'arrive, & que les objets dont je vous entretiens: c'est une femme comme, sans doute, il y en a beaucoup, un mari comme il y en a mille, un ménage comme ils sont presque tous. Quand on voudra la paix & le bonheur, ce n'est pas dans la vie domestique des maris & des femmes qu'on ira les chercher. Il y a autant de variété dans les idées, dans les sentimens que dans les traits du visage; lorsque deux personnes sont ensemble, ces idées & ces sentimens se heurtent, & la force du choc dépend du caractère. J'ai le malheur d'avoir une sensibilité extrême; ma femme est absolue dans sa façon de penser; elle soumet tout à son sentiment. Les circonstances ont été précisément celles qu'il fallait pour donner le plus d'activité à nos défauts, précisément celles qui pouvaient me rendre le plus malheureux: eh bien, mon cher ami, je le suis autant que je puis l'être. Qu'importent les détails, pourquoi me presser de les redire encore? c'est les rendre trop importans; & je me reproche tout ce que je vous ai écrit. Il fallait tout ensevelir dans le silence & dans l'oubli: c'est ce qui convient particulièrement à ma situation présente. Je suis plongé dans la plus profonde tristesse & dans le plus grand abattement. Ce n'est qu'avec une peine douloureuse que je me rappelle ce qui s'est passé chez moi, & que je fais attention à ce qui s'y passe: je voudrais oublier jusqu'au moment présent. Les ressouvenirs ne sont plus que des chagrins. Cependant, vous voulez que je vous instruise encore; mon coeur saura toujours vous obéir. Vous m'exhortez à l'espérance, vous paraissez même en avoir, & vous dites qu'un tems heureux peut venir encore. Il est impossible, mon cher ami: l'empire est si bien établi, qu'il n'y a plus que la violence qui puisse le combattre, & contre lequel des deux doit-elle s'exercer? Oserez-vous le décider? Il est encore quelque patience, quelque résignation au fond de mon ame; je puis encore souffrir. Cependant, le mal augmente; chaque jour mon sort devient plus cruel; il n'est plus aucune douceur pour moi dans ma maison; je n'y suis plus qu'un être dont l'existence est comptée pour peu, & le bonheur pour rien. Mon insensibilité apparente, ma fausse indifférence est prise pour un consentement à tout, pour l'approbation de toutes les idées & de la façon de penser qui est la plus opposée à mon caractère. Je le vois, je n'en puis plus douter, ma femme n'a plus pour moi qu'un sentiment de compassion & que de la fausse pitié, ma vie n'est plus qu'une suite de contradictions, de gêne & d'ennuis: c'est la cause de la tristesse qui m'accable. Je tombe dans un anéantissement, que je sens, & que je ne pourrais vous décrire. Si je veux essayer d'en sortir, je ne fais qu'ajouter à mes maux. Ou ma femme ne veut pas m'entendre, ou, saisissant mal mes intentions, c'est elle qui se plaint, c'est elle qui est malheureuse: tout sert d'aliment à son mécontentement, & ce que j'ai fait, & ce que je ne fais pas. Cette malheureuse histoire de Pauline est une source de soupçons & de reproches. J'ai été obligé d'avoir, dans la chambre de ma femme, une conférence avec le ministre; j'ai dû entendre je ne sais quelle espèce de justification; & pour tout terminer, on a engagé Nicolas à envoyer sa petite-fille à Genève chez une parente de sa mère; ce qui a augmenté le tort qui avait été fait à sa réputation. Comme je me suis trouvé loin de mes intentions! L'indifférence, l'apathie gagnent si bien mon ame, que je ne me suis plus informé de rien: je n'ai pas revu Nicolas. Ce dîner qui avait été arrangé à l'occasion d'une partie de chasse, & dont je vous avais parlé dans ma dernière lettre, n'a pu avoir lieu; il y a eu des obstacles: ma femme y a trouvé des difficultés. Il a fallu trouver de mauvaises excuses, dire des mensonges humilians, pour révoquer l'invitation que j'avais faite. J'aurai été exposé à la risée de ces Messieurs, qui étaient une fois mes amis, & que je ne reverrai peut-être plus chez moi. Tout s'accorde, mon cher ami, pour mettre le comble à mon désespoir; & lorsque je pense qu'il serait possible que je perdisse votre amitié, votre estime, alors la vie me devient insupportable. Si j'ai la crainte de perdre votre estime, c'est que je comprends fort bien ce que vous voulez dire, quand vous parlez de la force que les hommes doivent avoir, & de la supériorité qu'un mari doit conserver dans sa maison: vous avez raison; je le pense tout comme vous. Je sais l'opinion que l'on a d'un mari subjugué: ce sentiment douloureux ne me manque pas; mais je ne me suis pas marié pour mesurer mes forces & pour m'en servir contre ma femme: c'est une compagne que j'espérais, & je ne veux ni d'un tyran ni d'une esclave. Aujourd'hui, vous ne pourriez me proposer aucun parti qui ne me rendit plus malheureux encore; & si votre estime tient à cette espèce de force, je suis perdu: laissez-moi espérer le contraire. Faites-moi croire, je vous en conjure, que vous entrez dans ma situation, que vous en êtes touché, & que vous ne condamnez pas ma façon de penser & de sentir. N'allez pas m'accuser de lâcheté en me voyant anéanti; sauvez-moi cette humiliation, & ne voyez dans la tristesse, dans la mélancholie où je tombe, que le désespoir de m'être trompé sur mon bonheur. J'étais heureux une fois; j'ai voulu l'être davantage, & l'erreur est immense. Je ne vois plus que deux êtres malheureux garottés l'un à l'autre par des chaînes éternelles. Je croyais avoir des vertus, une ame sensible, un coeur honnête, & je n'ai pu faire le bonheur d'une femme que j'aimais; & je n'ai pu y trouver le mien. C'est un tourment qu'il faut supporter, sans pouvoir calculer mes forces là-dessus; il me semble souvent que je n'en ai plus, & alors je ne vois d'autre victime que moi. C'est une vie bien cruelle que celle qui est dénuée de tout lien sentimental: la mienne n'est plus qu'une suite de discussions sans franchises, de contradictions sans raisons, de soupçons sans fondemens: c'est toujours quelque épine qui déchire. Lorsque j'en ai beaucoup enduré, après avoir employé inutilement la douceur & la résistance, alors, l'ame oppressée, je me retire dans ma chambre; je lève les yeux sur le portrait de mon père; je voudrais lui tendre les bras: des larmes involontaires s'échappent de mes yeux; j'en ai honte; je rappelle mes forces; j'ai recours à ma philosophie. Je m'agite, je dis qu'il est des moyens de sortir de l'état où je suis; je les cherche; je me promets de les employer; & les jours & les nuits se passent sans un moment de douceur, de paix & de tranquillité. Il n'y a plus dans ma maison ce sen timent d'humanité qui doit être la base des liens domestiques: on ne parle des chevaux que pour les faire travailler, des domestiques que pour s'en plaindre, des amis, des voisins, que pour en être mécontent, ou pour les craindre. Le maître, la maîtresse de la maison se craignent, s'évitent, s'embarrassent: ceux qui habitent ensemble ne sont plus que des êtres rapprochés par le joug de la nécessité. Autrefois, ce n'était pas ainsi: les individus qui étaient autour de moi travaillaient au bonheur de tous; nous étions tous heureux. C'est encore un de mes efforts impuissans que d'oublier le passé: il ne sert qu'à empoisonner le présent, & je me défends d'y penser. Ma vraie, mon unique consolation est celle que je trouve avec vous, mon cher ami. Quand je vous écris, il me semble qu'il y a encore quelqu'un qui m'aime, je le répète, votre estime, votre amitié sont les seuls biens qui me retiennent à la vie: voyez si vous voulez me les ôter. Mon cher ami, ménagez-moi, & si votre façon de penser est différente de la mienne, que nos sentimens n'en souffrent pas, & que nos coeurs soient toujours les mêmes; le mien est à vous jusqu'à mon dernier soupir.

LETTRE XVII.

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     Le parti en est pris, mon cher ami, je viens vous dire un éternel adieu: c'est la dernière douceur que je puisse goûter, & dans mon désespoir, je sens encore combien je vous aime. Ah, mon ami, votre lettre!... Elle est cruelle; il y a des termes ambigus, des phrases d'un sens obscur. Jamais votre amitié n'a employé un style aussi embarrassé. Vous ne dites point tout ce que vous pensez: vos idées ont changé; vous me cachez celles que vous avez aujourd'hui de moi; je me suis perdu dans votre esprit en vous montrant le fond de mon ame. A vos yeux, je ne suis qu'un fou ridicule par la sensibilité: je n'ai plus d'ami; je n'ai plus votre estime: ce dernier malheur me manquait encore. J'ai relu plusieurs fois cette lettre; j'ai cherché quelle pouvait être votre intention; je n'ai vu que votre mépris pour un homme que vous jugez faible, lâche & subjugué sous l'empire d'une femme; & je l'avouerai, je venais de le subir cet empire, un moment avant la réception de votre lettre, dans une conversation où je croyais avoir fait parler le sentiment & la raison. Ma femme ne m'a pas laissé ignorer l'indifférence, l'éloignement même qu'elle a pour son mari. Avec quel sang-froid, avec quelle douceur perfide, elle a écouté d'abord ce que je lui ai dit sur mes chagrins, sur ma sensibilité: un instant j'ai espéré; mais bientôt j'ai entendu des choses dures, des reproches emmiélés, des accusations enveloppées: c'étaient des ménagemens si révoltans, des pardons si injurieux! & enfin, des larmes ont accompagné des plaintes auxquelles je ne m'attendais pas. Je n'en puis plus douter, je n'inspire à ma femme qu'un ennui qui va jusqu'au dégoût. J'ai donc tout perdu, & la femme que j'aimais, & l'ami qui m'estimait, & la réputation que j'avais, & même la liberté que j'avais de disposer de ma fortune. Tout m'abandonne; sous le chagrin qui m'accable, la vie est devenue trop pesante. Heureux dans son malheur, qui peut s'affranchir des horreurs de la mort! Ah, mon ami, ne me condamnez pas entièrement: je sens que je tiens encore à votre opinion: ayez pitié de moi; c'est ma dernière prière. Mon ame est prête à s'échapper; elle se révolte contre les liens qui l'attachent encore; elle a la force de les briser. J'ai passé la nuit précédente à combattre & à souffrir: le jour a paru; & je me débattais encore entre ma raison & mon désespoir; je regardais souvent mes armes suspendues à la parois; elles sont à côté du portrait de mon père. Il me semblait que je rencontrais ses yeux, que j'entendais sa voix; j'ai cru entendre qu'il m'appelait à lui. Je cherchais un lien qui me retînt, je n'en ai plus trouvé. Mon ami, il y a une autre vie; il faut y aller. Après nous, tout doit être meilleur. Un reste malheureux de raison me crie: quels sont donc tes maux, tes malheurs? Je les sens & je succombe; c'est tout ce que je puis répondre. Ils sont tels, qu'il faut que tout finisse pour moi, & que la vie n'est plus rien. Hier, pendant le jour, le soir, la nuit, j'ai voulu vous écrire, m'entretenir encore avec vous; je n'ai pu captiver mon agitation: j'aurais pu me jeter dans vos bras, mais non prendre une plume & écrire. L'horreur, l'indignation, le désespoir se sont concentrés dans mon ame. Bientôt elle sera soulagée de tant de maux. Depuis quelques heures, ma porte est fermée à double tour: ceux qui y viennent ne reçoivent aucune réponse. J'ai mis ordre à mes affaires, & je n'ai plus pensé qu'à vous. Si vous lisez ceci, si mes dernières paroles vous parviennent, comme je l'ordonne, ne plaignez plus votre ami; dans le moment où vous les lirez, il est heureux; il est délivré des peines qui l'accablent. C'est vous que j'appelle pour régler ma succession; mon testament vous est adressé; c'est à vous qu'il doit être remis. Mon cher ami, ne haïssez personne; soyez plus charitable que moi; ne condamnez que ma sensibilité, que ma facilité à être malheureux. Que l'on voie au moins, par mon ami, que je méritais un meilleur sort. Et qu'est-ce que c'est que mériter? Malheureux atômes que nous sommes!... Où est le code? Où est le tribunal des rétributions? Tremblons de demander justice! Je ne forme aucune plainte, aucun murmure. A genoux ici, devant vous, je demande pardon à tout ce qui m'entoure. Et de quoi me plaindrais-je? J'ai la force d'échapper aux maux qui me tourmentent: le remède est là; il m'attend. Adieu, mon cher ami... Vivez heureux.
     N.B. Il y avait sur l'adresse du paquet: Je demande que ces papiers soient remis aussi promptement qu'il sera possible à Monsieur de Saint-Thomin, à Orbe.

[Dernier paragraphe de l'édition de 1783]:

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     Le bruit que l'on entendit répandit l'effroi dans la maison. Personne n'osait aller à la chambre de M. Bompré: ce furent Nicolas & Antoine qui y entrèrent les premiers. Ce dernier n'a survécu à son maître que quelques semaines. Mad. Bompré, qui jouit des biens de son mari, s'est remariée, cette année, à un homme qui la rend fort heureuse. Le chevalier Lowel est revenu chercher Pauline: on ne sait point ce que la passion lui fera faire pour elle.

[Dernier paragraphe de l'édition de 1785]:

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     M. de Saint-Thomin, que les dernières lettres de M. Bompré avoient plongé dans une mortelle inquiétude, étoit volé auprès de son ami. On lui dit qu'il s'est enfermé dans sa chambre, & qu'il a donné ordre de ne laisser entrer personne: il n'y a point d'ordre pour un ami. Il monte, frappe, fait entendre sa voix. On ouvre.... L'air égaré de M. Bompré... sa paleur... le désordre de ses vêtemens......... malheureux sans courage, tu veux quitter ton ami! M. Bompré tombant dans les bras de M. de Saint-Thomin, ne prononça que ces paroles: C'en est fait, mon ami; la mort est là, en mettant la main sur son coeur. Depuis ce moment il ne donna que des marques d'égarement; cet état le plongea bientôt dans une espèce de stupidité, à laquelle il ne survécut pas longtems. Il mourut victime de son excessive sensibilité. Le malheureux Antoine a suivi de près son maître. Madame Bompré, qui jouit des biens de son mari, s'est remariée cette année, à un homme qui la rend très malheureuse, & qui lui fait regretter, mais trop tard, le sensible Bompré. Le Chevalier Lowel est revenu chercher Pauline, & l'on ne sait point ce que la passion lui fera faire pour elle.