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A T H E N A


Fénelon

De l'Éducation des Filles (html, avec table)

Table
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Avis

De l'Éducation des Filles (html)

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CHAPITRE VII.

Comment il faut faire entrer dans l'esprit des enfants les premiers principes de la religion.

     Nous avons remarqué que le premier âge des enfants n'est pas propre à raisonner; non qu'ils n'aient déjà toutes les idées et tous les principes généraux de raison qu'ils auront dans la suite, mais parce que, faute de connaître beaucoup de faits, ils ne peuvent appliquer leur raison, et que d'ailleurs l'agitation de leur cerveau les empêche de suivre leurs pensées et de les lier.
     Il faut pourtant, sans les presser, tourner doucement le premier usage de leur raison à connaître Dieu. Persuadez-les des vérités chrétiennes, sans leur donner des sujets de doute. Ils voient mourir quelqu'un; ils savent qu'on l'enterre; dites-leur: Ce mort est-il dans le tombeau? Oui. Il n'est donc pas en paradis? Pardonnez-moi; il y est. Comment est-il dans le tombeau et dans le paradis en même temps? C'est son âme qui est en paradis; c'est son corps qui est mis dans la terre. Son âme n'est donc pas son corps? Non. L'âme n'est donc pas morte? Non, elle vivra toujours dans le ciel. Ajoutez: Et vous, voulez-vous être sauvée? Oui. Mais qu'est-ce que se sauver? C'est que l'âme va en paradis quand on est mort. Et la mort qu'est-ce? C'est que l'âme quitte le corps, et que le corps s'en va en poussière.
     Je ne prétends pas qu'on mène d'abord les enfants à répondre ainsi: je puis dire néanmoins que plusieurs m'ont fait ces réponses dès l'âge de quatre ans. Mais je suppose un esprit moins ouvert et plus reculé; le pis aller, c'est de l'attendre quelques années de plus sans impatience.
     Il faut montrer aux enfants une maison, et les accoutumer à comprendre que cette maison ne s'est pas bâtie d'elle-même. Les pierres, leur direz-vous, ne se sont pas élevées sans que personne les portât. Il est bon même de leur montrer des maçons qui bâtissent; puis faites-leur regarder le ciel, la terre, et les principales choses que Dieu y a faites pour l'usage de l'homme; dites-leur: Voyez combien le monde est plus beau et mieux fait qu'une maison. S'est-il fait de lui-même? Non, sans doute; c'est Dieu qui l'a bâti de ses propres mains.
     D'abord suivez la méthode de l'Ecriture: frappez vivement leur imagination; ne leur proposez rien qui ne soit revêtu d'images sensibles. Représentez Dieu assis sur un trône, avec des yeux plus brillants que les rayons du soleil, et plus perçants que les éclairs: faites-le parler; donnez-lui des oreilles qui écoutent tout, des mains qui portent l'univers, des bras toujours levés pour punir les méchants, un coeur tendre et paternel pour rendre heureux ceux qui l'aiment. Viendra le temps que vous rendrez toutes ces connaissances plus exactes. Observez toutes les ouvertures que l'esprit de l'enfant vous donnera; tâtez-le par divers endroits, pour découvrir par où les grandes vérités peuvent mieux entrer dans sa tête. Surtout ne lui dites rien de nouveau sans le lui familiariser par quelque comparaison sensible.
     Par exemple, demandez-lui s'il aimerait mieux mourir que de renoncer à Jésus-Christ; il vous répondra: Oui. Ajoutez: Mais quoi, donneriez-vous votre tête à couper pour aller en paradis? Oui. Jusque là l'enfant croit qu'il aurait assez de courage pour le faire. Mais vous, qui voulez lui faire sentir qu'on ne peut rien sans la grâce, vous ne gagnerez rien, si vous lui dites simplement qu'on a besoin de grâce pour être fidèle: il n'entend point tous ces mots-là; et si vous l'accoutumez à les dire sans les entendre, vous n'en êtes pas plus avancé. Que ferez-vous donc? Racontez-lui l'histoire de saint Pierre; représentez-le qui dit d'un ton présomptueux: S'il faut mourir, je vous suivrai; quand tous les autres vous quitteraient, je ne vous abandonnerai jamais. Puis dépeignez sa chute; il renie trois fois Jésus-Christ; une servante lui fait peur. Dites pourquoi Dieu permit qu'il fût si faible: puis servez-vous de la comparaison d'un enfant ou d'un malade, qui ne saurait marcher tout seul; et faites-lui entendre que nous avons besoin que Dieu nous porte, comme une nourrice porte son enfant: par là, vous rendrez sensible le mystère de la grâce.
     Mais la vérité la plus difficile à faire entendre, est que nous avons une âme plus précieuse que notre corps. On accoutume d'abord les enfants à parler de leur âme; et on fait bien, car ce langage qu'ils n'entendent point ne laisse pas de les accoutumer à supposer confusément la distinction du corps et de l'âme, en attendant qu'ils puissent la concevoir. Autant que les préjugés de l'enfance sont pernicieux quand ils mènent à l'erreur, autant sont-ils utiles lorsqu'ils accoutument l'imagination à la vérité, en attendant que la raison puisse s'y tourner par principes. Mais enfin il faut établir une vraie persuasion. Comment le faire? Sera-ce en jetant une jeune fille dans des subtilités de philosophie? Rien n'est si mauvais. Il faut se borner à lui rendre claire et sensible, s'il se peut, ce qu'elle entend et ce qu'elle dit tous les jours.
     Pour son corps, elle ne le connaît que trop; tout la porte à le flatter, à l'orner, et à s'en faire une idole: il est capital de lui en inspirer le mépris, en lui montrant quelque chose de meilleur en elle.
     Dites donc à un enfant en qui la raison agit déjà: Est-ce votre âme qui mange? S'il répond mal, ne le grondez point; mais dites-lui doucement que l'âme ne mange pas. C'est le corps, direz-vous, qui mange; c'est le corps qui est semblable aux bêtes. Les bêtes ont-elles de l'esprit? Sont-elles savantes? Non, répondra l'enfant. Mais elles mangent, continuerez-vous, quoiqu'elles n'aient point d'esprit. Vous voyez donc bien que ce n'est pas l'esprit qui mange, c'est le corps qui prend les viandes pour se nourrir; c'est lui qui marche, c'est lui qui dort. Et l'âme, que fait-elle? Elle raisonne; elle connaît tout le monde; elle aime certaines choses; il y en a d'autres qu'elle regarde avec aversion. Ajoutez, comme en vous jouant: Voyez-vous cette table? Oui. Vous la connaissez donc? Oui. Vous voyez bien qu'elle n'est pas faite comme cette chaise; vous savez bien qu'elle est de bois, et qu'elle n'est pas comme la cheminée, qui est de pierre? Oui, répondra l'enfant. N'allez pas plus loin, sans avoir reconnu, dans le ton de sa voix et dans ses yeux, que ces vérités si simples l'ont frappé. Puis dites-lui: Mais cette table vous connaît-elle? Vous verrez que l'enfant se mettra à rire pour se moquer de cette question. N'importe, ajoutez: Qui vous aime mieux, de cette table, ou de cette chaise? Il rira encore. Continuez: Et la fenêtre est-elle bien sage? Puis essayez d'aller plus loin. Et cette poupée vous répond-elle quand vous lui parlez? Non. Pourquoi? est-ce qu'elle n'a point d'esprit? Non, elle n'en a pas. Elle n'est donc pas comme vous; car vous la connaissez, et elle ne vous connaît point. Mais après votre mort, quand vous serez sous terre, ne serez-vous pas comme cette poupée? Oui. Vous ne sentirez plus rien? Non. Vous ne connaîtrez plus personne? Non. Et votre âme sera dans le ciel? Oui. N'y verra-t-elle pas Dieu? Il est vrai. Et l'âme de la poupée, où est-elle à présent? Vous verrez que l'enfant souriant vous répondra, ou du moins vous fera entendre, que la poupée n'a point d'âme.
     Sur ce fondement, et par ces petits tours sensibles employés à diverses reprises, vous pouvez l'accoutumer peu à peu à attribuer au corps ce qui lui appartient, et à l'âme ce qui vient d'elle, pourvu que vous n'alliez point indiscrètement lui proposer certaines actions qui sont communes au corps et à l'âme. Il faut éviter les subtilités qui pourraient embrouiller ces vérités, et il faut se contenter de bien démêler les choses où la différence du corps et de l'âme est plus sensiblement marquée. Peut-être même trouvera-t-on des esprits si grossiers, qu'avec une bonne éducation ils ne pourront entendre distinctement ces vérités; mais, outre qu'on conçoit quelquefois assez clairement une chose, quoiqu'on ne sache pas l'expliquer nettement, d'ailleurs Dieu voit mieux que nous dans l'esprit de l'homme ce qu'il y a mis pour l'intelligence de ses mystères.
     Pour les enfants en qui on apercevra un esprit capable d'aller plus loin, on peut, sans les jeter dans une étude qui sente trop la philosophie, leur faire concevoir, selon la portée de leur esprit, ce qu'ils disent quand on leur fait dire que Dieu est un esprit, et que leur âme est un esprit aussi. Je crois que le meilleur et le plus simple moyen de leur faire concevoir cette spiritualité de Dieu et de l'âme, est de leur faire remarquer la différence qui est entre un homme mort et un homme vivant: dans l'un, il n'y a que le corps; dans l'autre, le corps est joint à l'esprit. Ensuite, il faut leur montrer que ce qui raisonne est bien plus parfait que ce qui n'a qu'une figure et du mouvement. Faites ensuite remarquer, par divers exemples, qu'aucun corps ne périt; ils se séparent seulement: ainsi, les parties du bois brûlé tombent en cendres, ou s'envolent en fumée. Si donc, ajouterez-vous, ce qui n'est en soi-même que de la cendre, incapable de connaître et de penser, ne périt jamais; à plus forte raison notre âme, qui connaît et qui pense, ne cessera jamais d'être. Le corps peut mourir, c'est-à-dire qu'il peut quitter l'âme, et être de la cendre; mais l'âme vivra, car elle pensera toujours.
     Les gens qui enseignent doivent développer le plus qu'ils peuvent dans l'esprit des enfants ces connaissances, qui sont les fondements de toute la religion. Mais, quand ils ne peuvent y réussir, ils doivent, bien loin de se rebuter des esprits durs et tardifs, espérer que Dieu les éclairera intérieurement. Il y a même une voie sensible et de pratique pour affermir cette connaissance de la distinction du corps et de l'âme; c'est d'accoutumer les enfants à mépriser l'un, et à estimer l'autre, dans tout le détail des moeurs. Louez l'instruction, qui nourrit l'âme et qui la fait croître; estimez les hautes vérités qui l'animent à se rendre sage et vertueuse. Méprisez la bonne chère, les parures, et tout ce qui amollit le corps: faites sentir combien l'honneur, la bonne conscience et la religion sont au-dessus des plaisirs grossiers. Par de tels sentiments, sans raisonner sur le corps et sur l'âme, les anciens Romains avaient appris à leurs enfants à mépriser leur corps, et à le sacrifier pour donner à l'âme le plaisir de la vertu et de la gloire. Chez eux ce n'était pas seulement les personnes d'une naissance distinguée, c'était le peuple entier qui naissait tempérant, désintéressé, plein de mépris pour la vie, uniquement sensible à l'honneur et à la sagesse. Quand je parle des anciens Romains, j'entends ceux qui ont vécu avant que l'accroissement de leur empire eût altéré la simplicité de leurs moeurs.
     Qu'on ne dise point qu'il serait impossible de donner aux enfants de tels préjugés par l'éducation. Combien voyons-nous de maximes qui ont été établies parmi nous contre l'impression des sens par la force de la coutume! Par exemple, celle du duel fondée sur une fausse règle d'honneur. Ce n'était point en raisonnant, mais en supposant sans raisonner la maxime établie sur le point d'honneur, qu'on exposait sa vie, et que tout homme d'épée vivait dans un péril continuel. Celui qui n'avait aucune querelle, pouvait en avoir à toute heure avec des gens qui cherchaient des prétextes pour se signaler dans quelque combat. Quelque modéré qu'on fût, on ne pouvait, sans perdre le faux honneur, ni éviter une querelle par un éclaircissement, ni refuser d'être second du premier venu qui voulait se battre. Quelle autorité n'a-t-il pas fallu pour déraciner une coutume si barbare? Voyez donc combien les préjugés de l'éducation sont puissants: ils le seront bien davantage pour la vertu, quand ils seront soutenus par la raison, et par l'espérance du royaume du ciel. Les Romains, dont nous avons déjà parlé, et avant eux les Grecs, dans les bons temps de leurs républiques, nourrissaient leurs enfants dans le mépris du faste et de la mollesse: ils leur apprenaient à n'estimer que la gloire; à vouloir, non pas posséder les richesses, mais vaincre les rois qui les possédaient; à croire qu'on ne peut se rendre heureux que par la vertu. Cet esprit s'était si fortement établi dans ces républiques, qu'elles ont fait des choses incroyables, selon ces maximes si contraires à celles de tous les autres peuples. L'exemple de tant de martyrs, et d'autres premiers Chrétiens de toute condition et de tout âge, fait voir que la grâce du baptême, étant ajoutée au secours de l'éducation, peut faire des impressions encore bien plus merveilleuses dans les fidèles, pour leur faire mépriser ce qui appartient au corps. Cherchez donc tous les tours les plus agréables et les comparaisons les plus sensibles, pour représenter aux enfants que notre corps est semblable aux bêtes, et que notre âme est semblable aux anges. Représentez un cavalier qui est monté sur un cheval, et qui le conduit; dites que l'âme est à l'égard du corps ce que le cavalier est à l'égard du cheval. Finissez en concluant qu'une âme est bien faible et bien malheureuse, quand elle se laisse emporter par son corps comme par un cheval fougueux qui la jette dans un précipice. Faites encore remarquer que la beauté du corps est une fleur qui s'épanouit le matin, et qui est le soir flétrie et foulée aux pieds; mais que l'âme est l'image de la beauté immortelle de Dieu. Il y a, ajouterez-vous, un ordre de choses d'autant plus excellentes, qu'on ne peut les voir par les yeux grossiers de la chair, comme on voit tout ce qui est ici-bas sujet au changement et à la corruption. Pour faire sentir aux enfants qu'il y a des choses très réelles que les yeux et les oreilles ne peuvent apercevoir, il leur faut demander s'il n'est pas vrai qu'un tel est sage, et qu'un tel autre a beaucoup d'esprit. Quand ils auront répondu, Oui, ajoutez: Mais la sagesse d'un tel, l'avez-vous vue? de quelle couleur est-elle? l'avez-vous entendue? fait-elle beaucoup de bruit? l'avez-vous touchée? est-elle froide ou chaude? L'enfant rira; il en fera autant pour les mêmes questions sur l'esprit: il paraîtra tout étonné qu'on lui demande de quelle couleur est un esprit; s'il est rond ou carré. Alors vous pourrez lui faire remarquer qu'il connaît donc des choses très véritables qu'on ne peut ni voir ni toucher, ni entendre, et que ces choses sont spirituelles. Mais il faut entrer fort sobrement dans ces sortes de discours pour les filles. Je ne les propose ici que pour celles dont la curiosité et le raisonnement vous mèneraient malgré vous jusqu'à ces questions. Il faut se régler selon l'ouverture de leur esprit, et selon leur besoin.
     Retenez leur esprit le plus que vous pourrez dans les bornes communes; et apprenez-leur qu'il doit y avoir, pour leur sexe, une pudeur sur la science, presque aussi délicate que celle qui inspire l'horreur du vice.
     En même temps, il faut faire venir l'imagination au secours de l'esprit, pour leur donner des images charmantes des vérités de la religion, que le corps ne peut voir. Il faut leur peindre la gloire céleste telle que saint Jean nous la représente; les larmes de tout oeil essuyées; plus de mort, plus de douleurs ni de cris; les gémissements s'enfuiront, les maux seront passés; une joie éternelle sera sur la tête des bienheureux, comme les eaux sont sur la tête d'un homme abîmé au fond de la mer. Montrez cette glorieuse Jérusalem, dont Dieu sera lui-même le soleil pour y former des jours sans fin; un fleuve de paix, un torrent de délices, une fontaine de vie l'arrosera; tout y sera or, perles et pierreries. Je sais bien que toutes ces images attachent aux choses sensibles; mais après avoir frappé les enfants par un si beau spectacle, pour les rendre attentifs, on se sert des moyens que nous avons touchés, pour les ramener aux choses spirituelles.
     Concluez que nous ne sommes ici-bas que comme des voyageurs dans une hôtellerie, ou sous une tente; que le corps va périr; qu'on ne peut retarder que de peu d'années sa corruption; mais que l'âme s'envolera dans cette céleste patrie, où elle doit vivre à jamais de la vie de Dieu. Si on peut donner aux enfants l'habitude d'envisager avec plaisir ces grands objets, et de juger des choses communes par rapport à de si hautes espérances, on a aplani des difficultés infinies.
     Je voudrais encore tâcher de leur donner de fortes impressions sur la résurrection des corps. Apprenez-leur que la nature n'est qu'un ordre commun que Dieu a établi dans ses ouvrages, et que les miracles ne sont que des exceptions à ces règles générales; qu'ainsi il ne coûte pas plus à Dieu de faire cent miracles, qu'à moi de sortir de ma chambre un quart d'heure avant le temps où j'avais accoutumé d'en sortir. Ensuite rappelez l'histoire de la résurrection du Lazare, puis celle de la résurrection de Jésus-Christ, et de ses apparitions familières pendant quarante jours devant tant de personnes. Enfin montrez qu'il ne peut être difficile à celui qui a fait les hommes de les refaire. N'oubliez pas la comparaison du grain de blé qu'on sème dans la terre et qu'on fait pourrir, afin qu'il ressuscite et se multiplie.
     Au reste, il ne s'agit point d'enseigner par mémoire cette morale aux enfants, comme on leur enseigne le catéchisme; cette méthode n'aboutirait qu'à tourner la religion en un langage affecté, du moins en des formalités ennuyeuses: aidez seulement leur esprit, et mettez-les en chemin de trouver ces vérités dans leur propre fonds; elles leur en seront plus propres et plus agréables, elles s'imprimeront plus vivement: profitez des ouvertures pour leur faire développer ce qu'ils ne voient encore que confusément.
     Mais prenez garde qu'il n'est rien de si dangereux que de leur parler du mépris de cette vie, sans leur faire voir, par tout le détail de votre conduite, que vous parlez sérieusement. Dans tous les âges, l'exemple a un pouvoir étonnant sur nous; dans l'enfance il peut tout. Les enfants se plaisent fort à imiter; ils n'ont point encore d'habitude qui leur rende l'imitation d'autrui difficile: de plus, n'étant pas capables de juger par eux-mêmes du fond des choses, ils en jugent bien plus par ce qu'ils voient dans ceux qui les proposent, que par les raisons dont ils les appuient; les actions mêmes sont bien plus sensibles que les paroles: si donc ils voient faire le contraire de ce qu'on leur enseigne, ils s'accoutument à regarder la religion comme une belle cérémonie, et la vertu comme une idée impraticable.
     Ne prenez jamais la liberté de faire devant les enfants certaines railleries sur des choses qui ont rapport à la religion. On se moquera de la dévotion de quelque esprit simple; on rira sur ce qu'il consulte son confesseur, ou sur les pénitences qui lui sont imposées. Vous croyez que tout cela est innocent; mais vous vous trompez: tout tire à conséquence en cette matière. Il ne faut jamais parler de Dieu, ni des choses qui concernent son culte, qu'avec un sérieux et un respect bien éloigné de ces libertés. Ne vous relâchez jamais sur aucune bienséance, mais principalement sur celles-là. Souvent les gens qui sont les plus délicats sur celles du monde, sont les plus grossiers sur celles de la religion.
     Quand l'enfant aura fait les réflexions nécessaires pour se connaître soi-même et pour connaître Dieu, joignez-y les faits d'histoire dont il sera déjà instruit: ce mélange lui fera trouver toute la religion assemblée dans sa tête; il remarquera avec plaisir le rapport qu'il y a entre ses réflexions et l'histoire du genre humain. Il aura reconnu que l'homme ne s'est point fait lui-même, que son âme est l'image de Dieu, que son corps a été formé avec tant de ressorts admirables par une industrie et une puissance divine: aussitôt il se souviendra de l'histoire de la création. Ensuite il songera qu'il est né avec des inclinations contraires à la raison, qu'il est trompé par le plaisir, emporté par la colère, et que son corps entraîne son âme contre la raison, comme un cheval fougueux emporte un cavalier, au lieu que son âme devrait gouverner son corps: il apercevra la cause de ce désordre dans l'histoire du péché d'Adam; cette histoire lui fera attendre le Sauveur, qui doit réconcilier les hommes avec Dieu. Voilà tout le fond de la religion.
     Pour faire mieux entendre les mystères, les actions et les maximes de Jésus-Christ, il faut disposer les jeunes personnes à lire l'Evangile. Il faudrait donc les préparer de bonne heure à lire la parole de Dieu, comme on les prépare à recevoir par la communion la chair de Jésus-Christ; il faudrait poser comme le principal fondement, l'autorité de l'Eglise, épouse du Fils de Dieu et mère de tous les fidèles: C'est elle, direz-vous, qu'il faut écouter, parce que le Saint-Esprit l'éclaire pour nous expliquer les Ecritures; on ne peut aller que par elle à Jésus-Christ. Ne manquez pas de relire souvent avec les enfants les endroits où Jésus-Christ promet de soutenir et d'animer l'Eglise, afin qu'elle conduise ses enfants dans la voie de la vérité. Surtout inspirez aux filles cette sagesse sobre et tempérée que saint Paul recommande; faites-leur craindre le piège de la nouveauté, dont l'amour est si naturel à leur sexe; prévenez-les d'une horreur salutaire pour toute singularité en matière de religion; proposez-leur cette perfection céleste, cette merveilleuse discipline, qui régnait parmi les premiers Chrétiens, faites-les rougir de nos relâchements; faites-les soupirer après cette pureté évangélique; mais éloignez avec un soin extrême toutes les pensées de critique présomptueuse et de réformation indiscrète.
     Songez donc à leur mettre devant les yeux l'Evangile, et les grands exemples de l'antiquité; mais ne le faites qu'après avoir éprouvé leur docilité et la simplicité de leur foi. Revenez toujours à l'Eglise; montrez-leur, avec les promesses qui lui sont faites, et avec l'autorité qui lui est donnée dans l'Evangile, la suite de tous les siècles où cette Eglise a conservé, parmi tant d'attaques et de révolutions, la succession inviolable des pasteurs et de la doctrine, qui font l'accomplissement manifeste des promesses divines. Pourvu que vous posiez le fondement de l'humilité, de la soumission, et de l'aversion pour toute singularité suspecte, vous montrerez avec beaucoup de fruit aux jeunes personnes tout ce qu'il y a de plus parfait dans la loi de Dieu, dans l'institution des sacrements, et dans la pratique de l'ancienne Eglise. Je sais qu'on ne peut pas espérer de donner ces instructions dans toute leur étendue à toutes sortes d'enfants; je le propose seulement ici, afin qu'on les donne le plus exactement qu'on pourra, selon le temps, et selon la disposition des esprits qu'on voudra instruire.
     La superstition est sans doute à craindre pour le sexe; mais rien ne la déracine ou ne la prévient mieux, qu'une instruction solide. Cette instruction, quoiqu'elle doive être renfermée dans les justes bornes, et être bien éloignée de toutes les études des savants, va pourtant plus loin qu'on ne croit d'ordinaire. Tel pense être bien instruit, qui ne l'est point, et dont l'ignorance est si grande, qu'il n'est pas même en état de sentir ce qui lui manque pour connaître le fond du christianisme. Il ne faut jamais laisser mêler dans la foi ou dans les pratiques de piété rien qui ne soit tiré de l'Evangile, ou autorisé par une approbation constante de l'Eglise. Il faut prémunir discrètement les enfants contre certains abus, qu'on est quelquefois tenté de regarder comme des points de discipline, quand on n'est pas bien instruit: on ne peut entièrement s'en garantir, si on ne remonte à la source, si on ne connaît l'institution des choses, et l'usage que les saints en on fait.
     Accoutumez donc les filles, naturellement trop crédules, à n'admettre pas légèrement certaines histoires sans autorité, et à ne s'attacher pas à de certaines dévotions, qu'un zèle indiscret introduit, sans attendre que l'Eglise les approuve.
     Le vrai moyen de leur apprendre ce qu'il faut penser là-dessus, n'est pas de critiquer sévèrement ces choses, auxquelles un pieux motif a pu donner quelque cours; mais de montrer, sans les blâmer, qu'elles n'ont point un solide fondement.
     Contentez-vous de ne faire jamais entrer ces choses dans les instructions qu'on donne sur le christianisme. Ce silence suffira pour accoutumer d'abord les enfants à concevoir le christianisme dans toute son intégrité et dans toute sa perfection, sans y ajouter ces pratiques. Dans la suite, vous pourrez les préparer doucement contre les discours des Calvinistes. Je crois que cette instruction ne sera pas inutile, puisque nous sommes mêlés tous les jours avec des personnes préoccupées de leurs sentiments, qui en parlent dans les conversations les plus familières.
     Ils nous imputent, direz-vous, mal à propos tels excès sur les images, sur l'invocation des saints, sur la prière pour les morts, sur les indulgences. Voilà à quoi se réduit ce que l'Eglise enseigne sur le baptême, sur la confirmation, sur le sacrifice de la messe, sur la pénitence, sur la confession, sur l'autorité des pasteurs, sur celle du Pape, qui est le premier d'entre eux par l'institution de Jésus-Christ même, et duquel on ne peut se séparer sans quitter l'Eglise.
     Voilà, continuerez-vous, tout ce qu'il faut croire: ce que les Calvinistes nous accusent d'y ajouter n'est point la doctrine catholique: c'est mettre un obstacle à leur réunion, que de vouloir les assujettir à des opinions qui les choquent, et que l'Eglise désavoue; comme si ces opinions faisaient partie de notre foi. En même temps, ne négligez jamais de montrer combien les Calvinistes ont condamné témérairement les cérémonies les plus anciennes et les plus saintes; ajoutez que les choses nouvellement instituées, étant conformes à l'ancien esprit, méritent un profond respect, puisque l'autorité qui les établit est toujours celle de l'épouse immortelle du Fils de Dieu.
     En leur parlant ainsi de ceux qui ont arraché aux anciens pasteurs une partie de leur troupeau, sous prétexte d'une réforme, ne manquez pas de faire remarquer combien ces hommes superbes ont oublié la faiblesse humaine, et combien ils ont rendu la religion impraticable pour tous les simples, lorsqu'ils ont voulu engager tous les particuliers à examiner par eux-mêmes tous les articles de la doctrine chrétienne dans les Ecritures, sans se soumettre aux interprétations de l'Eglise. Représentez l'Ecriture sainte, au milieu des fidèles, comme la règle souveraine de la foi. Nous ne reconnaissons pas moins que les hérétiques, direz-vous, que l'Eglise doit se soumettre à l'Ecriture; mais nous disons que le Saint-Esprit aide l'Eglise pour expliquer bien l'Ecriture. Ce n'est pas l'Eglise que nous préférons à l'Ecriture, mais l'explication de l'Ecriture, faite par toute l'Eglise, à notre propre explication. N'est-ce pas le comble de l'orgueil et de la témérité à un particulier, de craindre que l'Eglise ne se soit trompée dans sa décision, et de ne craindre pas de se tromper soi-même en décidant contre elle?
     Inspirez encore aux enfants le désir de savoir les raisons de toutes les cérémonies et de toutes les paroles qui composent l'office divin et l'administration des sacrements: montrez-leur les fonts baptismaux; qu'ils voient baptiser; qu'ils considèrent le jeudi saint comment on fait les saintes huiles, et le samedi comment on bénit l'eau des fonts. Donnez-leur le goût, non des sermons pleins d'ornements vains et affectés, mais des discours sensés et édifiants, comme des bons prônes et des homélies, qui leur fassent entendre clairement la lettre de l'Evangile. Faites-leur remarquer ce qu'il y a de beau et de touchant dans la simplicité des ces instructions, et inspirez-leur l'amour de la paroisse, où le pasteur parle avec bénédiction et avec autorité, si peu qu'il ait de talent et de vertu. Mais en même temps faites-leur aimer et respecter toutes les communautés qui concourent au service de l'Eglise: ne souffrez jamais qu'ils se moquent de l'habit ou de l'état des religieux; montrez la sainteté de leur institut, l'utilité que la religion en tire, et le nombre prodigieux de Chrétiens qui tendent dans ces saintes retraites à une perfection qui est presque impraticable dans les engagements du siècle. Accoutumez l'imagination des enfants à entendre parler de la mort; à voir, sans se troubler, un drap mortuaire, un tombeau ouvert, des malades même qui expirent, et des personnes déjà mortes, si vous pouvez le faire sans les exposer à un saisissement de frayeur.
     Il n'est rien de plus fâcheux que de voir beaucoup de personnes, qui ont de l'esprit et de la piété, ne pouvoir penser à la mort sans frémir; d'autres pâlissent pour s'être trouvées au nombre de treize à table, ou pour avoir eu certains songes, ou pour avoir vu renverser une salière: la crainte de tous ces présages imaginaires est un reste grossier du paganisme; faites-en voir la vanité et le ridicule. Quoique les femmes n'aient pas les même occasions que les hommes de montrer leur courage, elles doivent pourtant en avoir. La lâcheté est méprisable partout; partout elle a de méchants effets. Il faut qu'une femme sache résister à de vaines alarmes, qu'elle soit ferme contre certains périls imprévus, qu'elle ne pleure ni ne s'effraie que pour de grands sujets; encore faut-il s'y soutenir par vertu. Quand on est chrétien, de quelque sexe qu'on soit, il n'est pas permis d'être lâche. L'âme du christianisme, si on peut parler ainsi, est le mépris de cette vie, et l'amour de l'autre.