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A T H E N A


Fénelon

De l'Éducation des Filles (html, avec table)

Table
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Avis

De l'Éducation des Filles (html)

De l'Éducation des Filles (pdf)

 

CHAPITRE XIII.

Des Gouvernantes.

     Je prévois que ce plan d'éducation pourra passer dans l'esprit de beaucoup de gens, pour un projet chimérique. Il faudrait, dira-t-on, un discernement, une patience et un talent extraordinaire pour l'exécuter. Où sont les gouvernantes capables de l'entendre? A plus forte raison, où sont celles qui peuvent le suivre? Mais je prie de considérer attentivement que quand on entreprend un ouvrage sur la meilleure éducation qu'on peut donner aux enfants, ce n'est pas pour donner des règles imparfaites: on ne doit donc pas trouver mauvais qu'on vise au plus parfait dans cette recherche. Il est vrai que chacun ne pourra pas aller, dans la pratique, aussi loin que vont nos pensées lorsque rien ne les arrête sur le papier: mais enfin, lors même qu'on ne pourra pas arriver jusqu'à la perfection dans ce travail, il ne sera pas inutile de l'avoir connue, et de s'être efforcé d'y atteindre; c'est le meilleur moyen d'en approcher. D'ailleurs cet ouvrage ne suppose point un naturel accompli dans les enfants, et un concours de toutes les circonstances les plus heureuses pour composer une éducation parfaite: au contraire, je tâche de donner des remèdes pour les naturels mauvais ou gâtés; je suppose les mécomptes ordinaires dans les éducations, et j'ai recours aux moyens les plus simples pour redresser, en tout ou en partie ce qui en a besoin. Il est vrai qu'on ne trouvera point, dans ce petit ouvrage, de quoi faire réussir une éducation négligée et mal conduite; mais faut-il s'en étonner? N'est-ce pas le mieux qu'on puisse souhaiter, que de trouver des règles simples dont la pratique exacte fasse une solide éducation? J'avoue qu'on peut faire et qu'on fait tous les jours pour les enfants beaucoup moins que ce que je propose; mais aussi on ne voit que trop combien la jeunesse souffre par ces négligences. Le chemin que je représente, quelque long qu'il paraisse, est le plus court, puisqu'il mène droit où l'on veut aller; l'autre chemin, qui est celui de la crainte, et d'une culture superficielle des esprits, quelque court qu'il paraisse, est trop long; car on n'arrive presque jamais par là au seul vrai but de l'éducation, qui est de persuader les esprits, et d'inspirer l'amour sincère de la vertu. La plupart des enfants qu'on a conduits par ce chemin, sont encore à recommencer quand leur éducation semble finie; et après qu'ils ont passé les premières années de leur entrée dans le monde à faire des fautes souvent irréparables, il faut que l'expérience et leurs propres réflexions leur fassent trouver toutes les maximes que cette éducation gênée et superficielle n'avait point su leur inspirer. On doit encore observer que ces premières peines, que je demande qu'on prenne pour les enfants, et que les gens sans expérience regardent comme accablantes et impraticables, épargnent des désagréments bien plus fâcheux, et aplanissent des obstacles qui deviennent insurmontables dans la suite d'une éducation moins exacte et plus rude. Enfin, considérez que, pour exécuter ce projet d'éducation, il s'agit moins de faire des choses qui demandent un grand talent, que d'éviter des fautes grossières que nous avons marquées ici en détail. Souvent il n'est question que de ne presser point les enfants, d'être assidu auprès d'eux, de les observer, de leur inspirer de la confiance, de répondre nettement et de bon sens à leurs petites questions, de laisser agir leur naturel pour mieux le connaître, et de les redresser avec patience, lorsqu'ils se trompent ou font quelque faute.
     Il n'est pas juste de vouloir qu'une bonne éducation puisse être conduite par une mauvaise gouvernante. C'est sans doute assez que de donner des règles pour la faire réussir par les soins d'un sujet médiocre; ce n'est pas demander trop de ce sujet médiocre, que de vouloir qu'il ait au moins le sens droit, une humeur traitable, et une véritable crainte de Dieu. Cette gouvernante ne trouvera dans cet écrit rien de subtil ni d'abstrait; quand même elle ne l'entendrait pas tout, elle concevra le gros, et cela suffit. Faites qu'elle le lise plusieurs fois; prenez la peine de le lire avec elle; donnez-lui la liberté de vous arrêter sur tout ce qu'elle n'entend pas, et dont elle ne se sent pas persuadée; ensuite mettez-la dans la pratique; et à mesure que vous verrez qu'elle perd de vue, en parlant à l'enfant, les règles de cet écrit qu'elle était convenue de suivre, faites-le lui remarquer doucement en secret. Cette application vous sera d'abord pénible; mais, si vous êtes le père ou la mère de l'enfant, c'est votre devoir essentiel : d'ailleurs vous n'aurez pas longtemps de grandes difficultés là-dessus; car cette gouvernante, si elle est sensée et de bonne volonté, en apprendra plus en un mois par sa pratique et par son avis, que par de longs raisonnements; bientôt elle marchera d'elle-même dans le droit chemin. Vous aurez encore cet avantage, pour vous décharger, qu'elle trouvera dans ce petit ouvrage les principaux discours qu'il faut faire aux enfants sur les plus importantes maximes, tout faits, en sorte qu'elle n'aura presque qu'à les suivre. Ainsi elle aura devant ses yeux un recueil des conversations qu'elle doit avoir avec l'enfant sur les choses les plus difficiles à lui faire entendre. C'est une espèce d'éducation pratique, qui la conduira comme par la main. Vous pouvez encore vous servir très utilement du Catéchisme historique, dont nous avons déjà parlé; faites que la gouvernante que vous formez le lise plusieurs fois, et surtout tâchez de lui en faire bien concevoir la préface, afin qu'elle entre dans cette méthode d'enseigner. Il faut pourtant avouer que ces sujets d'un talent médiocre, auxquels je me borne, sont rares à trouver. Mais enfin il faut un instrument propre à l'éducation; car les choses les plus simples ne se font pas d'elles-mêmes, et elles se font toujours mal par les esprits mal faits. Choisissez donc, ou dans votre maison, ou dans vos terres, ou chez vos amis, ou dans les communautés bien réglées, quelque fille que vous croirez capable d'être formée; songez de bonne heure à la former pour cet emploi, et tenez-la quelque temps auprès de vous pour l'éprouver, avant que de lui confier une chose si précieuse. Cinq ou six gouvernantes formées de cette manière seraient capables d'en former bientôt un grand nombre d'autres. On trouverait peut-être du mécompte en plusieurs de ces sujets; mais enfin sur ce grand nombre on trouverait toujours de quoi se dédommager, et on ne serait pas dans l'extrême embarras où l'on se trouve tous les jours. Les communautés religieuses et séculières qui s'appliquent, selon leur institut, à élever des filles, pourraient aussi entrer dans ces vues pour former leurs maîtresses de pensionnaires et leurs maîtresses d'école.
     Mais quoique la difficulté de trouver des gouvernantes soit grande, il faut avouer qu'il y en a une autre plus grande encore; c'est celle de l'irrégularité des parents: tout le reste est inutile, s'ils ne veulent concourir eux-mêmes dans ce travail. Le fondement de tout est qu'ils ne donnent à leurs enfants que des maximes droites et des exemples édifiants. C'est ce qu'on ne peut espérer que d'un très petit nombre de familles. On ne voit, dans la plupart des maisons, que confusion, que changement, qu'un amas de domestiques qui sont autant d'esprits de travers, que division entre les maîtres. Quelle affreuse école pour les enfants! Souvent une mère qui passe sa vie au jeu, à la comédie, et dans des conversations indécentes, se plaint d'un ton grave qu'elle ne peut pas trouver une gouvernante capable d'élever ses filles. Mais qu'est-ce que peut la meilleure éducation sur des filles à la vue d'une telle mère? Souvent encore on voit des parents, qui, comme dit saint Augustin, mènent eux-mêmes leurs enfants aux spectacles publics, et à d'autres divertissements qui ne peuvent manquer de les dégoûter de la vie sérieuse et occupée, dans laquelle ces parents mêmes les veulent engager; ainsi ils mêlent le poison avec l'aliment salutaire. Ils ne parlent que de sagesse; mais ils accoutument l'imagination volage des enfants aux violents ébranlements des représentations passionnées et de la musique, après quoi ils ne peuvent plus s'appliquer. Ils leur donnent le goût des passions, et leur font trouver fades les plaisirs innocents. Après cela ils veulent encore que l'éducation réussisse, et ils la regardent comme triste et austère, si elle ne souffre ce mélange du bien et du mal. N'est-ce pas vouloir se faire honneur du désir d'une bonne éducation de ses enfants, sans en vouloir prendre la peine, ni s'assujettir aux règles les plus nécessaires?
     Finissons par le progrès que le Sage fait d'une femme forte (Note 4): Son prix, dit-il, est comme celui de ce qui vient de loin, et des extrémités de la terre. Le coeur de son époux se confie à elle; elle ne manque jamais des dépouilles qu'il lui rapporte de ses victoires; tous les jours de sa vie elle lui fait du bien, et jamais de mal. Elle cherche la laine et le lin: elle travaille avec des mains pleines de sagesse. Chargée comme un vaisseau marchand, elle porte de loin ses provisions. La nuit elle se lève, et distribue la nourriture à ses domestiques. Elle considère un champ, et l'achète de son travail, fruit de ses mains; elle plante une vigne. Elle ceint ses reins de force, elle endurcit son bras. Elle a goûté et vu combien son commerce est utile: sa lumière ne s'éteint jamais pendant la nuit. Sa main s'attache aux travaux rudes, et ses doigts prennent le fuseau. Elle ouvre pourtant sa main à celui qui est dans l'indigence, elle l'étend sur le pauvre. Elle ne craint ni froid ni neige, tous ses domestiques ont de doubles habits: elle a tissé une robe pour elle, le fin lin et la pourpre sont ses vêtements. Son époux est illustre aux portes, c'est-à-dire dans les conseils, où il est assis avec les hommes les plus vénérables. Elle fait des habits qu'elle vend, des ceintures qu'elle débite aux Chananéens. La force et la beauté sont ses vêtements, et elle rira dans son dernier jour. Elle ouvre sa bouche à la sagesse, et une loi de douceur est sur sa langue. Elle observe dans sa maison jusqu'aux traces des pas, et elle ne mange jamais son pain sans occupation. Ses enfants se sont levés, et l'ont dite heureuse: son mari se lève de même, et il la loue: Plusieurs filles, dit-il, ont amassé des richesses; vous les avez toutes surpassées. Les grâces sont trompeuses, la beauté est vaine: la femme qui craint Dieu, c'est elle qui sera louée. Donnez-lui du fruit de ses mains; et qu'aux portes, dans les conseils publics, elle soit louée par ses propres oeuvres (Note 5).
     Quoique la différence extrême des moeurs, la brièveté et la hardiesse des figures, rendent d'abord ce langage obscur, on y trouve un style si vif et si plein, qu'on en est bientôt charmé si on l'examine de près. Mais ce que je souhaite davantage qu'on en remarque, c'est l'autorité de Salomon, le plus sage de tous les hommes, c'est celle du Saint-Esprit même, dont les paroles sont si magnifiques pour faire admirer, dans une femme riche et noble, la simplicité des moeurs, l'économie et le travail.

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Notes

     Note 4 Proverb. XXXI, 19 et seq.
     Note 5 (Note de l'éditeur)
     Ce portrait de la femme forte n'est qu'un abrégé de celui qu'on trouve dans une copie très ancienne de l'ouvrage de Fénelon, et que nous croyons devoir mettre sous les yeux du lecteur.
     "Qui sera assez heureux pour trouver une femme forte? On la doit chercher comme un bien d'un prix inestimable, jusque dans les pays les plus éloignés. Le coeur de son époux repose sur elle avec confiance; et sans avoir besoin de remporter les dépouilles de ses ennemis, il verra toujours l'abondance dans sa maison. Elle lui rendra le bien, et non le mal, pendant tous les jours de sa vie. De quelque manière qu'il en use avec elle, elle ne néglige aucun de ses devoirs envers lui, et s'il manque à régler et à soutenir sa famille, solidaire avec lui dans cette fonction, elle y suppléera courageusement, couvrira respectueusement les fautes de son mari, et réparera le mal par le bien. Au lieu de s'amuser, comme les autres femmes, à des choses frivoles, elle prendra d'abord du lin et de la laine: ce sera par un conseil plein de sagesse qu'elle s'appliquera ainsi à travailler de ses propres mains. Semblable à un vaisseau marchand, qui porte de loin toutes ses provisions, elle attirera de tous côtés des biens dans sa maison. Bien loin de s'endormir dans la mollesse, elle se lèvera devant le jour, afin de pourvoir à la nourriture des ses domestiques et de ses servantes. A-t-elle bien examiné le prix d'une terre, elle l'achètera; et on la verra planter une vigne, pour cueillir un jour elle-même le fruit du travail de ses propres mains. Ne vous la représentez point comme une femme vaine et délicate; la voilà qui ceint déjà ses reins pour agir avec plus de liberté et de force, et qui endurcit ses bras au travail. Elle goûte et elle a compris combien cette vie agissante est bonne. Aussi veille-t-elle sur toutes choses, et elle ne laisse jamais éteindre sa lumière chez elle pendant la nuit, afin de voir tout ce qui se passe. Si ses doigts ne méprisent point le fuseau, sa main n'est pas moins prompte pour les travaux qui semblent les plus rudes. Ne croyez pourtant pas qu'elle se donne tant de soins par un sentiment d'avarice. Ses bras, qui sont infatigables au travail, s'étendent souvent chaque jour en faveur des pauvres, qu'elle soulage dans leurs misères. Elle ne craint point pour sa famille la rigueur de l'hiver; elle a pourvu aux besoins de toutes les saisons, et tous ses domestiques ont deux paires d'habits. Son époux est un homme considérable aux portes de la ville, c'est-à-dire dans les assemblées publiques et dans les conseils. Il est assis avec dignité au milieu des vieillards vénérables qui sont juges du peuple. Elle travaille à divers ouvrages pour des manteaux et pour des ceintures, et elle en fait commerce avec les étrangers. La force de son corps exercé au travail, et sa beauté toute naturelle, sont ses ornements, sans qu'elle ait besoin d'en emprunter par un vain artifice. Aussi verra-t-elle la mort sans en être étonnée; toujours préparée à la recevoir, elle s'y résoudra avec un coeur soumis à la Providence, et avec un visage riant. Accoutumée à se taire et à retrancher les discours inutiles, elle n'ouvre sa bouche qu'à la sagesse, que pour instruire et édifier: une loi de clémence, de discrétion et de charité pour le prochain conduit sa langue, et règle toutes ses paroles. Elle observe tout ce qui se fait chez elle; elle veille sur la conduite de ses domestiques; elle étudie leurs inclinations et leurs habitudes; elle suit, pour bien les reconnaître, jusqu'aux traces de leurs pieds. Ennemie de la mollesse et de l'oisiveté, elle gagne sa vie par son travail, dans sa propre maison, et au milieu de ses biens mêmes. Ses enfants, qu'elle élève, charmés de sa sagesse, admirent son bonheur qui en est le fruit. Ils se lèvent, ils s 'écrient publiquement qu'elle est heureuse, qu'elle est digne de l'être; et son époux, joignant ses louanges aux leurs, lui dit: "Beaucoup de femmes ont enrichi leurs familles; mais vous les avez toutes surpassées par vos vertus et par votre conduite. Les grâces sont trompeuses, la beauté n'est qu'un éclat vain et fragile; mais la sagesse d'une femme pleine de la crainte de Dieu mérite une louange immortelle. Qu'elle soit donc comblée des biens qui sont les fruits de son travail, et qu'elle soit louée aux portes, c'est-à-dire de tout le public."
     Bossuet, dans son Commentaire sur le dernier chapitre du livre des Proverbes, s'arrête avec une sorte de complaisance à développer le passage qui a fourni à Fénelon ce beau portrait. Nous insérons ici ce morceau, en faveur de ceux qui voudraient en faire la comparaison.
     "Intueamur, Christiani, quam Salomon nobis studiosae mulieris informat effigiem. Non illa somno atque inertiae indulget, otiosa, verbosa, delicata, ac per domos discurrens: sed domi intenta laboribus, lucerna semper vigili, ipsa de nocte surgens, familiae cibos pariter, atque opera dividit. Atqui non rusticanam fingit ac pauperem, aut certe sordidam, tantumque haerentem quaestui; cujus vir in portis nobilis, senatorio habitu, inter principes civitatis sedet; ipsa bysso et purpura conspicua, viri liberorumque, ac familiae decus, veste quoque tuetur; suam simul commendat diligentiam: splendet enim domus aulaeis, tapetibus, atque exquisitissimis lectorum operimentis; sed quae ipsa texuerit. Non tamen hic gemmas, lapillosque, aut aurum audieris. Utilia, non vana sectatur, nec pompam, sed solidam rerum speciem. Lenis interim, benefica in egenos, nec familiae gravis; hera cautissima, sollicita mater, non tantum imperat, verum etiam docet, hortatur, monet: nec nisi verba promit sapientia: nil temere agit aut leviter: emit quidem agrum, sed quem prius ipsa consideraverit. Neque hic pudicitiam memorari oportuit, qua carere, probro; ornari, prudens mulier haud magnae laudi ducit. Caeterum facile intellexeris mollitiem aut libidinem non irrepere in hanc vitam. Clara imprimis cultu ac timore Domini; non tamen vanis addicta religionibus, sed quae in exequendis matris familias officiis, vel maximam partem pietatis reponat, intenta familiae atque operi; cujus laudes hac una fere sententia: Consideravit semitas domus suae, et panem otiosa non comedit. At nunc praeclare agere se putant, si tantum castae, probaeque, amandi, otiandi, maledicendi studium lusu assiduo arceant."