O. Gonet

Olivier GONET

ESQUISSES DE LA

MEDITERRANEE

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    Il y a vingt ans, en 1965, au large de la Libye du roi Idris, je naviguais à bord du voilier océanographique l'ATUANA. En ce temps-là je dirigeais, avec mon ami Max et une petite équipe de marins et de techniciens, un programme de recherches archéologiques sous-marines.

    Dans le fameux golfe de la Grande Syrte, entre Tripoli et Bengazi, le mauvais temps nous est soudain tombé sur la tête. Depuis l'antiquité, depuis Homère et l'Odyssée, la mauvaise réputation du golfe de Syrte n'est plus à faire. Au temps des galères et des amphores, on se méfiait tellement qu'en hiver, à la mauvaise saison, les marins préféraient tirer leurs bateaux au sec et attendre paisiblement le printemps. Aujourd'hui encore, les livres d'instruction nautiques sont pessimistes. Des vents violents soulèvent une sale mer creuse et courte. Surtout en hiver naturellement. Et nous étions en janvier. Mais quoi, il fallait bien passer par là pour continuer le voyage et nous avions déjà du retard sur le programme.

    Lorsque le vent mauvais arrive en hurlant, il y a tout de suite des vagues venimeuses. Elles se froissent le long de la coque du voilier complètement couché sur la mer. A l'intérieur, Béchir, notre cuisinier, prépare le dîner mais la gîte est si forte qu'il se tient debout sur la paroi de la cabine, le dos calé contre le plancher presque vertical.

    Et la mer se creuse encore.

    Les embardées du bateau provoquent maintenant des secousses à la fois lentes et brutales dont la force est inimaginable pour qui n'a jamais navigué. Les armoires du salon s'ouvrent d'un coup et vomissent, pêle - mêle, provisions, vêtements, livres et Dieu sait quoi encore. Pour complèter le désastre, une rangée de bouteilles de vin rouge vient se fracasser sur la marmelade des objets qui roulent déjà dans le salon.

    Dehors, le ciel noir commence à vingt mètres au-dessus des mâts. Il pleut horizontalement. Le problème est surtout de ne pas se perdre. Or, dans ce chaos liquide, on n'y voit rien du tout. A cette époque, le repérage par satellite n'existait pas encore. Le ciel complètement couvert empêche d'utiliser le sextant. Reste l'appareil de radio- goniomètrie et surtout la bonne vieille navigation à l'estime. Malheureusement, avec le mauvais temps la précision diminue et après cinq ou six cents kilomètres de mer, vient le moment oú il faut bien avouer que l'on ne sait plus très bien où l'on est.

    Et c'est un aveu très désagréable à faire sur un bateau pris dans le mauvais temps.

    Je me souviens des heures passées devant notre appareil gonio à rechercher des émissions de radio-phares. C'était un gros meuble de métal gris. Deux cadrans verdâtres me regardaient bêtement. Sur le flanc, l'oreille suspendue d'un téléphone en bakélite noire, tout usé par le sel.

    Au milieu de la troisième nuit, nous avons enfin capté l'émetteur de Bengazi. Et c'est en suivant sa direction que, finalement, l'un d'entre nous aperçut l'entrée du port à travers le rideau de la pluie.

    C'est un plaisir fin et toujours neuf que d'arriver en bateau à voile, depuis les vastes espaces libres de la mer et d'apercevoir quelques détails de la terre qui semble toujours perdue dans le grand océan.

    C'est d'ailleurs un plaisir aussi vieux que le métier de marin. Pendant le voyage, la mer fut difficile ou amicale, la vie à bord fut monotone ou violente mais toujours, la perspective d'arriver évoque la même fête.

    Une fois l'ancre mouillée et bien accrochée sur le fond, les voiles descendues et repliées sur les baumes, on court à terre pour voir les gens, les arbres et les choses. Pour écouter, sentir et boire la vie qui vous éclate au visage.

    Mais d'abord, il faut affronter la douane!

    Un petit bouquet de pâquerettes, piqué dans un verre à dent, orne la table du gros fonctionnaire enturbanné qui nous tourmente de ses curiosités administratives. En tirant la langue et en respectant soigneusement les marges d'une feuille de cahier d'écolier quadrillée en bleu-ciel, il écrit nos réponses avec une plume de fer plantée sur un bout de bois tout rongé de ses hésitations. Derrière lui, s'accumule comme le début d'un petit fortin de papier. Des pavés de feuilles exactement pareilles, les réponses obtenues de tous les bateaux qui nous ont précédés ici depuis Dieu sait quand. Pour ne pas en rire et risquer de le vexer, j'évite de lui demander qui est supposé relire tout ce fatras. Ca, c'est l'un des inconvénients des cultures méditerranéennes: Le goût des lois, des juristes et des fonctionnaires y est plus salé qu'ailleurs. Les grosses fesses flasques de la statue du scribe assis depuis quatre mille ans à l'entrée du tombeau de Toutankhamon sont toujours tièdes et vivantes, même dans les administrations modernes.

mlevy
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