O. Gonet

Olivier GONET

ESQUISSES DE LA

MEDITERRANEE

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    Nous sommes venus à Chypre pour observer la structure géologique des fonds marins. Et pour cela, nous avons choisi de mouiller au Nord-Ouest de l'île, dans la très jolie baie de Krisokhou.

    A part son organisation politique branlante, l'île de Chypre est absolument charmante. Des rivages ourlés d'écume, comme disait Homère. L'île de la déesse de beauté, dit-il ailleurs.

    A deux pas de notre mouillage, derrière un rideau de pins penchés sur la falaise, au bout d'un sentier de poussière rouge, on arrive à un village. Lorsque nous débouchons sur la place, les bouches et les moustaches s'arrondissent d'étonnement. Des étrangers! La vie s'arrête net. Nous sommes l'événement annuel de ce petit monde où il ne se passe jamais rien.

    Un bistrot aligne trois tables rondes et quelques chaises de paille. Le trot léger des petits ânes enfouis sous de considérables chargements de légumes, fait trembler les verres d'anisette que le garçon du café, un fier vieillard dont le fond de culotte pend jusqu'aux genoux, a posé devant nous.

    Une insignifiante blessure, que je m'étais faite sous l'ongle d'un pouce, s'était infectée et, depuis une semaine, mûrissait en vilain panaris rougeâtre et brûlant. J'en souffrais d'autant plus que, par je ne sais quelle malchance, chaque geste me faisait heurter du pouce malade l'objet pointu ou tranchant placé à portée de ma main. En brandissant mon pouce sous le nez des passants et en articulant soigneusement quelques mots d'anglais colonial, je cherchais à m'informer sur un éventuel secours médical. Miracle! il y avait deux médecins dans le village. L'un par ici, l'autre par là. Et tous les gens que j'interrogeais m'affirmaient avoir été arrachés à des morts certaines par l'un ou l'autre de ces deux savants. Au hasard, je choisis celui qui vivait par ici et, en suivant de touffues indications topographiques, j'aboutis à une charmante petite baraque en bois, plantée un peu de guingois, dans un jardinet de mauvaises herbes. Juste à l'entrée, la chèvre de Monsieur Seguin paissait autour de son piquet.

    C'était bien là. D'ailleurs, le savant vieillard à lorgnon qui m'acceuillit avait bien l'expression de compétente gravité propre aux professions médicales. A vrai dire, son cabinet de consultation ressemblait à la cabane à outils de mon grand'père: un sol de terre battue, une odeur de sac de pommes de terre. Il y avait, en revanche, une cuvette émaillée sur une table et un authentique squelette humain pendu par le cou à l'espagnolette de l'unique fenêtre. Je ne compris rien du tout au discours du médecin. D'ailleurs je ne l'écoutais même pas, j'avais trop peur de reconnaître les mots de "purge"ou de "saignée". Eh bien non! il pencha finalement pour une raisonnable piqûre de pénicilline.

    Après avoir tendu mes fesses à la seringue, je l'invitais à célébrer ma future guérison au bistrot de la place oú il m'accompagna avec enthousiasme. Peut-être profita-t-il de l'occasion pour démontrer à ses clients villageois qu'on venait le consulter même depuis l'étranger.

    Quelques jours plus tard, comme je ne constatais guère d'amélioration, je décidais d'essayer l'autre praticien. En arrivant chez lui, je le découvris derrière sa maison, le torse nu et puissant, occupé à des exercices d'athlétisme. Il soulevait, en ahanant, d'énormes haltères. Comme j'applaudissais poliment, il profita de ma présence pour forcer un peu son talent et soulever d'un seul bras ce qui normalement exigeait la totalité de ses forces.

    Un expansif celui-là, il exerçait la médecine dans la joie. Mon panaris, si gonflé que je m'y sentais battre le coeur, le fit hurler de rire. Sa main énorme sur mon paule, il me conduisit directement dans son cabinet oú, muni d'une paire de ciseaux de couturière, il trancha dans le vif.

    Le jet de pus arrosa le plafond. Mais je fus guéri à l'instant.

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mlevy
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