O. Gonet

Olivier GONET

ESQUISSES DE LA

MEDITERRANEE

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CHAPITRE III

    Je vis en Méditerranée depuis si longtemps, j'ai si souvent essayé d'en peindre la lumière, j'en ai tellement savouré l'amitié, l'hospitalité et la grâce que je crois, parfois, m'y être dissous définitivement.

    Et pourtant... et pourtant... Je sais bien que l'odeur du lac Léman oú j'ai passé toute mon enfance et ma jeunesse, imprègne encore mes habits. Lorsque je parle français, j'ai l'accent vaudois et je compare encore le goût du vin blanc espagnol ou italien aux vins de chez moi : les Lavaux, les Yvornes ou les Mont-sur-Rolle, Lorsque la tramontane, le lévante ou le Mistral m'ébouriffent les cheveux, je fais rire mes amis en disant "La Bise va nous ramener le soleil". L'autre jour, en écoutant l'air fameux de l'Opéra La Cavalleria Rusticana, je chuchotais à l'oreille de ma femme Etta, qui est italienne :

    - Avec une voix et une musique pareilles, comment peut-on ne pas dire la vérité? - Ah, petit suisse, me répondit-elle en riant, tu n'as pas encore tout compris! Chez nous, c'est toujours dans la grâce que se dissimulent les perfidies.

    Une boufée de nostalgie m'est montée aux yeux et j'ai revu, comme si j'y étais, l'honnête splendeur du grand lac brillant sous les Alpes.

    Quand j'étais petit, on me disait que la silhouette du Mont Blanc avait le profil de Napoléon sur son lit de mort. C'est que ce paysage grandiose aurait convenu à des événements considérables. Une sanglante bataille qui aurait renversé le cours de l'histoire, un guerrier universel qui aurait mis le monde cul par-dessus tête. Mais personne n'a jamais pensé à profiter du décor et il ne s'est jamais rien passé d'important autour du lac Léman. A peine quelques histoires de voleurs de poules, une fois l'attaque des savoyards contre les genevois mais il a suffi de leur verser un cruchon de soupe sur la tête pour que tout rentre dans l'ordre. Plus tard, il y a eu Calvin, bien sûr. Mais d'abord c'était un français! Et puis, comme je l'ai entendu dire : -C'était sans mauvaises intentions!

* * *

    C'est à l'Université de Lausanne que j'ai suivi les cours du fameux professeur Badoux. C'est lui qui m'a révélé le charme incomparable des sciences naturelles et de la curiosité intellectuelle. Je me souviens des interminables promenades à pied que nous faisions avec Badoux à travers les Alpes. Il s'agissait, par exemple, de rechercher la preuve que telle ou telle petite plissure de rochers était survenue à un autre moment de l'histoire géologique des Alpes que celui indiqué par un autre savant, dans un livre publié en 1860. Le sujet peut paraître bien futile, en fait il était passionnant.

    Le soir, dans une auberge de montagne, nous discutions à perdre haleine de ce détail. Et puis, sous la lampe à pétrole, nos arguments déraillaient vers la littérature, la poésie ou la peinture. La brave paysanne qui nous servait à boire, baillait au fond du bistrot pendant que les heures de sommeil nous filaient entre les doigts.

    A cette époque, l'Université de Lausanne se trouvait entassée dans un édifice incroyable. L'imitation grandiloquente d'un palais de la Renaissance florentine. Quelque chose d'aussi bizarre que l'orgue gothique dans le sous-marin du capitaine Nemo.

    On raconte que l'architecte parisien qui, au début du siècle, a dressé les plans de ce palais, le croyait au bord du lac. Alors, ce ne sont que gradins émergeant des eaux, énormes boucles d'amarrage pendues sur les façades. A sa première visite sur le chantier, le malheureux s'aperçut que loin d'émerger des eaux romantiques du Léman, son palais donnait sur une place de marché au bétail, dans des remugles d'écurie.

    Il n'a pourtant pas vacillé dans ses convictions esthétiques. Une fois poussée à deux mains l'énorme porte d'entrée, au moins quatre mètres de haut, on découvre l'escalier monumental qui occupe l'essentiel du bâtiment. A force de marches arrondies et de paliers majestueux, il aboutit à un petit bassin à poissons rouges, tout tournicoté d'imitation Renaissance.

    A partir de là, une forte odeur de formol vous pique le nez. C'est que le musée de zoologie est juste à côté.

    Le grandiose escalier s'envole ensuite dans une joyeuse gerbe de gradins fantaisie. L'un d'eux, il faut le connaître pour ne pas se perdre, disparaît élégamment dans un très médiocre couloir noirâtre à l'odeur de pissoir. Plus loin encore, tout au fond : les portes vitrées de l'Institut de Géologie et de Géophysique. Des livres par millions, des collections aussi poussiéreuses que variées, quelques microscopes et un laboratoire qui ne contient pas grand'chose d'autre qu'une machine à café.

    J'ai passé là des années merveilleuses à tourner et retourner dans ma tête le brouillon de mes futurs enthousiasmes.

    Autour de moi, mes amis s'agitaient en controverses politiques. En ce temps là, l'actualité c'était la décolonisation, la guerre d'Algérie, Jean-Paul Sartre et Raymond Aron. Les idées antagonistes de ces deux vieux messieurs bouillonnaient comme dans une grosse marmite sur le feux.

    Cela sentait la fumée de pipe, le café noir et le gros Pull-over tricoté par des jeunes filles aux doigts parfumés.

    Le bonheur douillet des controverses intellectuelles.

    Un jour, pourtant, je m'en suis lassé. Sans raison précise, je me suis levé, j'ai ramassé sur la table le reste de mon paquet de cigarettes et je suis parti sans esprit de retour pour un interminable voyage à travers la Méditerranée. Du Nord au Sud, de l'Est à l'Ouest. Une longue quête d'horizons, d'idées et d'amis nouveaux.

    Ce n'est que bien des années plus tard que l'heure de la lassitude a de nouveau sonné. Nous avons décidé, Etta et moi, de mettre un terme à nos errances. C'était la fin de l'automne ou le début de l'hiver. Toute l'Italie du Nord et la Provence française étaient englouties dans un épais brouillard silencieux. Nous étions en voiture, plus ou moins perdus dans les laçets d'une petite route des Pyrénées. Soudain, et comme les sorcières sortent d'un mur, la voiture jaillit du brouillard. Un rayon de soleil tout neuf illuminait un écriteau rouillé :

    Frontière Espagnole.

    Pendant la descente vers la Catalogne, nous avons vu, ravis, l'été refleurir. Les pins s'étiraient en craquant sous le soleil, un sous-bois griffu exhalait une odeur d'ail, de lapin et de cuisine au thym. L'impression d'arriver quelque part était extraordinairement apaisante.

    Nous sommes entrés dans je ne sais plus quel petit village de pêcheurs. La place était noire de monde, il y avait fête. Bêtement, nos valises à la main, nous avons entrepris de traverser la foule pour atteindre la porte d'un hôtel. Soudain, une fanfare de flutistes entonna, dans le registre suraïgu, un air qui sonnait comme dans nos souvenirs de corridas. Les valises nous sont tombées des mains et les gens nous ont entraînés dans une espèce de ronde aux sautillements de petites filles.

    C'était la fin du voyage. Nous étions arrivés.

* * *

mlevy
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