O. Gonet

Olivier GONET

ESQUISSES DE LA

MEDITERRANEE

 

 

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    Le peintre Olivier Gonet (ogonet@ctv.es), né en Suisse, en 1936, a vécu et travaillé dans presque tous les pays méditerranéens. Installé audourd'hui, à Jávea, en Espagne, il expose régulièrement en Europe. Il est docteur en sciences et auteur de plusieurs livres d'art, de voyages et de sciences naturelles.

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PREAMBULE

    L'un des plaisirs délicieux de la peinture à l'huile est qu'elle vous laisse libre de flotter dans un petit ruisseau de rêveries claires, les mains sont occupées par les pinceaux, il y a l'odeur de la térébenthine, la lumière agréable de l'atelier. Alors, les amis, les objets, oubliés depuis des années, refleurissent dans la mémoire. Et, sans que le peintre en soit toujours bien conscient, ils imprégnent le tableau au point d'en devenir le meilleur et le plus subtile parfum.

CHAPITRE I

    Ecartez les vulgarités touristiques qui barbouillent aujourd'hui la Méditerranée et vous retrouverez, intacte, l'antique saveur charmeuse de ses paysages et de ses gens. Regardez, elle brille dans les yeux de cette paysanne espagnole rencontrée au détour d'un chemin de terre rouge, elle vit dans les gestes de cette brave italienne qui triture des tomates au fond d'une ruelle aux ombres bleues-violettes. Regardez ce paysan assis à l'ombre fragile d'un amandier noir qui perd une poignée de pétales blancs à chaque bouffée de vent. Bien calé sur une chaise de paille, un verre de vin à portée de la main, il tourne une longue cuillère de bois dans un pilon qui contient des jaunes d'oeufs. Goutte à goutte, il fait couler de la belle huile d'olive blonde puis il ajoute de l'ail pilé en quantité suffisante pour faire blanchir son ailloli. Un coup d'oeil pour mesurer le poivre et la goutte de vinaigre de la fin. Cela peut se manger avec des pommes de terre cuites au feu et c'est merveilleux.

    Et le petit monde des marins?

    - Connaissez vous la pêche au thon? me demande un ami espagnol.

    Je connais bien sûr la vie de ces bateaux de pêche tout griffés, tout usés par le travail des hommes et de la mer.

    - Non non!, je veux parler de la pêche au filet. Allons voir cela!

Et nous voilà partis.

    Un village, au sud de Carthagène. Ou plutôt une volée de petites maisons blanchies à la chaux, qui dégringolent de la falaise jusqu'à l'eau violette oú de gros carrés de pierre, mis tout de guingois, forment comme une espèce de débarcadère.

    Flottant sur l'eau claire, il n'y a pas plus d'une demi-douzaine de petits bateaux à rames.

    Quelques familles de pêcheurs, quelques vieilles bonnes femmes portant sur la tête des chignons gros comme des crottes de bique et, à la sortie de l'école, une poignée de gamins aux sourires ébréchés qui font des bêtises avec un bidon crevé.

    Nous sommes en Juin, la saison du thon. Tous les pêcheurs se sont placés sous l'autorité commandeuse de Joaquin. C'est le roi d'Ithaque. Il est un peu vieillissant mais c'est encore un fier barbu aux yeux charbonneux. Il règne sur un petit peuple de pêcheurs qui sont presque tous de sa famille. Ils ont installé, au large du village, un gigantesque filet de plusieurs kilomètres, largement ouvert au passage espéré des bancs de thons. Ce filet, fixé sur le fond par un chapelet d'énormes ancres de caravelles, se finit en une vaste chaussette de ficelle.

    Maintenant, ils attendent, assis sur le quai, en chuchotant comme à l'église. Au loin, l'un d'entre eux guette, immobile sur un petit bateau. Et cela dure parfois plusieurs jours, parfois plusieurs semaines.

    Soudain, un matin, un soir, n'importe quand, la chaussette se remplit d'un seul coup d'une masse éclatante de vie. Les thons sont arrivés!

    Alors, on se précipite. C'est la grande boucherie.

    Et puis, c'est la fête au village. Pinard, guitare et boustifailles. Le roi d'Ithaque est célébré autant que taquiné par le bataillon des veuves qui rient comme si elles allaient s'envoler.

    Seul sur la falaise, et malgré les lazzi des fêtards, la silhouette noire d'un berger n'a pas bougé d'un pouce.Le vent, qui flotte dans mes cheveux, fait courir des traînées de nuages dans le paysage. Des aiguilles de soleil fuient au loin sur la mer frissonnante de lumière.

    Ceci est ma patrie. C'est cela que j'essaye de peindre aujourd'hui et, malgré les années qui passent, j'y prends un plaisir toujours neuf.

* * *

    Il y a vingt ans, en 1965, au large de la Libye du roi Idris, je naviguais à bord du voilier océanographique l'ATUANA. En ce temps-là je dirigeais, avec mon ami Max et une petite équipe de marins et de techniciens, un programme de recherches archéologiques sous-marines.

    Dans le fameux golfe de la Grande Syrte, entre Tripoli et Bengazi, le mauvais temps nous est soudain tombé sur la tête. Depuis l'antiquité, depuis Homère et l'Odyssée, la mauvaise réputation du golfe de Syrte n'est plus à faire. Au temps des galères et des amphores, on se méfiait tellement qu'en hiver, à la mauvaise saison, les marins préféraient tirer leurs bateaux au sec et attendre paisiblement le printemps. Aujourd'hui encore, les livres d'instruction nautiques sont pessimistes. Des vents violents soulèvent une sale mer creuse et courte. Surtout en hiver naturellement. Et nous étions en janvier. Mais quoi, il fallait bien passer par là pour continuer le voyage et nous avions déjà du retard sur le programme.

    Lorsque le vent mauvais arrive en hurlant, il y a tout de suite des vagues venimeuses. Elles se froissent le long de la coque du voilier complètement couché sur la mer. A l'intérieur, Béchir, notre cuisinier, prépare le dîner mais la gîte est si forte qu'il se tient debout sur la paroi de la cabine, le dos calé contre le plancher presque vertical.

    Et la mer se creuse encore.

    Les embardées du bateau provoquent maintenant des secousses à la fois lentes et brutales dont la force est inimaginable pour qui n'a jamais navigué. Les armoires du salon s'ouvrent d'un coup et vomissent, pêle - mêle, provisions, vêtements, livres et Dieu sait quoi encore. Pour complèter le désastre, une rangée de bouteilles de vin rouge vient se fracasser sur la marmelade des objets qui roulent déjà dans le salon.

    Dehors, le ciel noir commence à vingt mètres au-dessus des mâts. Il pleut horizontalement. Le problème est surtout de ne pas se perdre. Or, dans ce chaos liquide, on n'y voit rien du tout. A cette époque, le repérage par satellite n'existait pas encore. Le ciel complètement couvert empêche d'utiliser le sextant. Reste l'appareil de radio- goniomètrie et surtout la bonne vieille navigation à l'estime. Malheureusement, avec le mauvais temps la précision diminue et après cinq ou six cents kilomètres de mer, vient le moment oú il faut bien avouer que l'on ne sait plus très bien où l'on est.

    Et c'est un aveu très désagréable à faire sur un bateau pris dans le mauvais temps.

    Je me souviens des heures passées devant notre appareil gonio à rechercher des émissions de radio-phares. C'était un gros meuble de métal gris. Deux cadrans verdâtres me regardaient bêtement. Sur le flanc, l'oreille suspendue d'un téléphone en bakélite noire, tout usé par le sel.

    Au milieu de la troisième nuit, nous avons enfin capté l'émetteur de Bengazi. Et c'est en suivant sa direction que, finalement, l'un d'entre nous aperçut l'entrée du port à travers le rideau de la pluie.

    C'est un plaisir fin et toujours neuf que d'arriver en bateau à voile, depuis les vastes espaces libres de la mer et d'apercevoir quelques détails de la terre qui semble toujours perdue dans le grand océan.

    C'est d'ailleurs un plaisir aussi vieux que le métier de marin. Pendant le voyage, la mer fut difficile ou amicale, la vie à bord fut monotone ou violente mais toujours, la perspective d'arriver évoque la même fête.

    Une fois l'ancre mouillée et bien accrochée sur le fond, les voiles descendues et repliées sur les baumes, on court à terre pour voir les gens, les arbres et les choses. Pour écouter, sentir et boire la vie qui vous éclate au visage.

    Mais d'abord, il faut affronter la douane!

    Un petit bouquet de pâquerettes, piqué dans un verre à dent, orne la table du gros fonctionnaire enturbanné qui nous tourmente de ses curiosités administratives. En tirant la langue et en respectant soigneusement les marges d'une feuille de cahier d'écolier quadrillée en bleu-ciel, il écrit nos réponses avec une plume de fer plantée sur un bout de bois tout rongé de ses hésitations. Derrière lui, s'accumule comme le début d'un petit fortin de papier. Des pavés de feuilles exactement pareilles, les réponses obtenues de tous les bateaux qui nous ont précédés ici depuis Dieu sait quand. Pour ne pas en rire et risquer de le vexer, j'évite de lui demander qui est supposé relire tout ce fatras. Ca, c'est l'un des inconvénients des cultures méditerranéennes: Le goût des lois, des juristes et des fonctionnaires y est plus salé qu'ailleurs. Les grosses fesses flasques de la statue du scribe assis depuis quatre mille ans à l'entrée du tombeau de Toutankhamon sont toujours tièdes et vivantes, même dans les administrations modernes.

    Quelques jours plus tard, nous reprenions la mer.

    A l'Est de Bengazi, qui est une assez grande ville piquetée de minarets, les dernières maisons et les dernières poubelles s'égarent dans le désert qui recommence. Un désert de roches pulvérulentes et de sables caillouteux. Par endroits, quelques buissons tout secs dessinent encore le lit ancien d'une rivière morte depuis longtemps. Le tour romantique que prend parfois l'aventure me montait un peu à la tête. Comme une illustration de vie heureuse, le voilier filait, nerveusement incliné. Un tangage très lent et de beaux bruits de vagues bleues-violettes qui déferlent sous la coque. J'allais m'étendre dans le filet suspendu sous le beaupré et là, j'écoutais gronder l'étrave qui taillait sa route. Sur ma tête, un nuage de cent quatre-vingts mètres carrés de voiles blanches, un gribouillis compliqué de filins et un mât qui grince en s'inclinant sous les rafales de vent.

    Le bonheur simple de la navigation par beau temps.

    Le bateau s'éloigne un peu de la côte. La terre s'estompe à l'horizon. Il n'y a plus que le ciel violet et la mer plus violette encore.

    Quelques heures plus tard, la terre réapparaît.

    Nous apercevons bientôt le sourire des ruines blanches d'Apolonia. C'est là que nous allons.

    Au temps des Grecs, Apolonia fut le port luxueux de la luxuriante Cyrénaïque. Aujourd'hui, la ville est morte depuis longtemps et l'ancienne colonie, orgueil de l'aristocratie antique, n'est plus qu'un désert vaste, blanc et solitaire. Mais la force poétique de cet endroit est à vous couper le souffle.

    D'abord, il y a les murs massifs du port. Ils protègent les eaux vertes d'un assez grand lagon d'oú émergent trois collines couvertes de ruines. Elles sont faites d'une pierre si blanche qu'on les dirait chaulées de frais. Au sommet de chaque colline, les troncs blancs d'un temple mort.

    Au fil des milénaires, la côte de Lybie a subit des mouvements géologiques extrêmement lents. Ici, ce fut un léger enfoncement, quelques mètres d'affaissement au-dessous du niveau de la Méditerranée. Les trois collines qui autrefois dominaient la ville d'Apolonia ne sont plus que trois petites îles entourées d'eau. Tout le reste est inondé.

    Au flanc de l'une des îles, il y a comme la trace crayeuse d'une gigantesque morsure: les ruines d'un vieil amphithéâtre en demi lune. Lui aussi, évidemment, s'est enfoncé partiellement sous les eaux mais la partie haute des gradins émerge encore. Elle dessine une sorte de petite crique bien abritée du vent. C'est là, au centre de la scène, que nous avons jeté l'ancre.

    Le bateau, comme entouré de spectateurs absents, se balance au-dessus de son ombre.

    Juste à côté du théâtre, des rues sortent de la mer, se prolongent sur le rivage, grimpent la colline et aboutissent en apothéose près d'une ordonnance de colonnes blanches dressées sur un tapis écorné de mosaïques. C'est l'un des trois temples sur les collines. Une atmosphère de vacarme éteint, de grouillements immobiles. Sous l'eau, le spectcle continue. Des rues, des magasins, des ateliers d'artisans d'où s'envolent des bancs de poissons. La plus grande partie inondée de la ville est probablement enfouie pour toujours sous le sable du lagon mais quelques quartiers ont été protégés de l'usure des vagues par la masse du port en ruines.

    C'est un port de type phénicien. Comme à Tyr, sur la côte libanaise, il est divisé en deux parties bien séparées: l'une ouverte sur la mer, l'autre, plus petite, cernée de murailles défensives contre les ennemis venus du large. C'est là, au fond de ce second port, que se trouvent, magnifiquement conservées, les installations de réparation et d'hivernage des bateaux. Le golfe de Syrte est tout près. Les galères antiques attendaient ici la fin de l'hiver pour s'y risquer.

    Apolonia, ville morte, capitale d'une terre morte.

    Et pourtant, venus de Dieu sait oú, une douzaine d'olibrius à la mine patibulaire nous observent de loin. Inutile de s'y frotter. La nuit tombée, il vaut mieux se mettre à l'abri du bateau en écoutant les histoires que raconte Béchir, notre cuisinier tunisien. Nous l'avons engagé quelques semaines plus tôt, lors d'une virée au "Grand Café de Paris et des Colonies", à Tunis. Un petit bonhomme parfaitement gris à part son menton sali de barbe.

    Pendant toutes ces soirées, sous les étoiles, juste à côté de la frange noire des ruines d'Apolonia, il nous raconta, sans le savoir, des histoires qui sortaient tout droit de l'Ancien Testament: un Moïse, en djellaba, traversait la Mer Rouge à la faveur des miracles d'Allah!. Il y avait aussi l'histoire d'un espèce d'Hérodote tunisien qui découvrait les pyramides d'Egypte sans savoir qu'elles étaient des tombes. Et puis, d'interminables contes de guerriers sahariens. Les années ont passé depuis nos soirées à bord de l'ATUANA ancré dans l'amphithéâtre d'Apolonia. Seules quelques images nostalgiques surnagent encore dans ma mémoire. Celle d'une princesse merveilleusement pure et belle. Pour la décrire, Béchir nous racontait qu'elle avait un sexe pareil à l'empreinte d'un sabot de gazelle sur le sable du désert.

    Et pendant ce temps là, une grosse bécasse de lune rousse se levait à l'horizon. Dans cette lueur nouvelle, le quinquet fumeux allumé sur le pont n'éclairait plus guère que nos verres de vin rouge.

* * *

    L'île de Chypre, mai 1967,

    Minuit sonnait à un clocher de village dissimulé derrière la côte, lorsque quelques mois plus tard, nous jetâmes l'ancre dans une petite crique au Sud de l'île de Chypre. Nous arrivions directement du large et nous étions bien fatigués. Une nuit de sommeil était nécessaire avant d'affronter la douane du port de Famagouste, ancienne capitale et port principal de l'île.

    Cinq minutes plus tard, tout dormait à bord.

    A l'heure des premières lueurs humides de l'aube, un choc contre la coque nous réveille en sursaut. C'est un petit bateau à rames monté par un grand escogriffe aux énormes moustaches tremblantes de fureur. Et le voilà qui nous fulmine dans une langue aussi rocailleuse qu'incompréhensible. L'index qu'il brandit en direction du large est le plus clair de ce tonnerre de rage. Il veut nous voir déguerpir et à l'instant même. Pierre, notre photographe zürichois, qu'il ne fait pas bon réveiller en sursaut, jaillit tout ébouriffé sur le pont et, immédiatement, déverse sur le bonhomme un torrent d'injures en pur suisse-allemand.

    Sur sa périssoire, le noble cypriote en tombe assis d'étonnement. Sa colère refroidie, il nous explique, en anglais rudimentaire que, par hasard, nous avons jeté l'ancre au beau milieu de la ligne de front qui sépare les partisans cypriotes grecs, des partisans cypriotes turcs. Les uns sont sur la rive droite, les autres sur la rive gauche. Au lever du soleil, la guerre recommencera et nous gênerons la précision du tir. Ah, chère Mediterranée dont l'humanisme résiste même aux guerres civiles!

    Bien sûr, nous laissons ces fiers guerriers s'entre égorger comme ils l'entendent et nous allons mouiller dans le port de Famagouste.

    Famagouste, c'est un bizarre mélange de village grec, de marché turc et de colonie anglaise. Les anglais, en culotte courte, un casque en forme d'assiette à soupe renversée sur la tête, s'efforcent, aimablement, de séparer les musulmans des orthodoxes qui se détestent depuis des générations.

* * *

    Nous sommes venus à Chypre pour observer la structure géologique des fonds marins. Et pour cela, nous avons choisi de mouiller au Nord-Ouest de l'île, dans la très jolie baie de Krisokhou.

    A part son organisation politique branlante, l'île de Chypre est absolument charmante. Des rivages ourlés d'écume, comme disait Homère. L'île de la déesse de beauté, dit-il ailleurs.

    A deux pas de notre mouillage, derrière un rideau de pins penchés sur la falaise, au bout d'un sentier de poussière rouge, on arrive à un village. Lorsque nous débouchons sur la place, les bouches et les moustaches s'arrondissent d'étonnement. Des étrangers! La vie s'arrête net. Nous sommes l'événement annuel de ce petit monde où il ne se passe jamais rien.

    Un bistrot aligne trois tables rondes et quelques chaises de paille. Le trot léger des petits ânes enfouis sous de considérables chargements de légumes, fait trembler les verres d'anisette que le garçon du café, un fier vieillard dont le fond de culotte pend jusqu'aux genoux, a posé devant nous.

    Une insignifiante blessure, que je m'étais faite sous l'ongle d'un pouce, s'était infectée et, depuis une semaine, mûrissait en vilain panaris rougeâtre et brûlant. J'en souffrais d'autant plus que, par je ne sais quelle malchance, chaque geste me faisait heurter du pouce malade l'objet pointu ou tranchant placé à portée de ma main. En brandissant mon pouce sous le nez des passants et en articulant soigneusement quelques mots d'anglais colonial, je cherchais à m'informer sur un éventuel secours médical. Miracle! il y avait deux médecins dans le village. L'un par ici, l'autre par là. Et tous les gens que j'interrogeais m'affirmaient avoir été arrachés à des morts certaines par l'un ou l'autre de ces deux savants. Au hasard, je choisis celui qui vivait par ici et, en suivant de touffues indications topographiques, j'aboutis à une charmante petite baraque en bois, plantée un peu de guingois, dans un jardinet de mauvaises herbes. Juste à l'entrée, la chèvre de Monsieur Seguin paissait autour de son piquet.

    C'était bien là. D'ailleurs, le savant vieillard à lorgnon qui m'acceuillit avait bien l'expression de compétente gravité propre aux professions médicales. A vrai dire, son cabinet de consultation ressemblait à la cabane à outils de mon grand'père: un sol de terre battue, une odeur de sac de pommes de terre. Il y avait, en revanche, une cuvette émaillée sur une table et un authentique squelette humain pendu par le cou à l'espagnolette de l'unique fenêtre. Je ne compris rien du tout au discours du médecin. D'ailleurs je ne l'écoutais même pas, j'avais trop peur de reconnaître les mots de "purge"ou de "saignée". Eh bien non! il pencha finalement pour une raisonnable piqûre de pénicilline.

    Après avoir tendu mes fesses à la seringue, je l'invitais à célébrer ma future guérison au bistrot de la place oú il m'accompagna avec enthousiasme. Peut-être profita-t-il de l'occasion pour démontrer à ses clients villageois qu'on venait le consulter même depuis l'étranger.

    Quelques jours plus tard, comme je ne constatais guère d'amélioration, je décidais d'essayer l'autre praticien. En arrivant chez lui, je le découvris derrière sa maison, le torse nu et puissant, occupé à des exercices d'athlétisme. Il soulevait, en ahanant, d'énormes haltères. Comme j'applaudissais poliment, il profita de ma présence pour forcer un peu son talent et soulever d'un seul bras ce qui normalement exigeait la totalité de ses forces.

    Un expansif celui-là, il exerçait la médecine dans la joie. Mon panaris, si gonflé que je m'y sentais battre le coeur, le fit hurler de rire. Sa main énorme sur mon paule, il me conduisit directement dans son cabinet oú, muni d'une paire de ciseaux de couturière, il trancha dans le vif.

    Le jet de pus arrosa le plafond. Mais je fus guéri à l'instant.

* * *

    Jeudi, jour de marché au village. Les petits ânons, chargés d'amphores de vin, trottinent dans la poussière de la place. Sous les voûtes romanes des façades, une rangée de vieilles mémés à fichus noirs rient en caquetant de toutes leurs gencives dégarnies. Assises bien à l'ombre, elles offrent aux chalands, des oignons, des pastèques ou des fromages de chèvre qu'elles ont posés directement par terre sur un mouchoir. Tout à côté, quelques gros matous, le ventre plein, dorment sur des déchets de poissons. Autour des trois tables du bistrot, les hommes boivent paisiblement du thé noir, en disputant une partie de domino.

* * *

    11 heures du matin. Le spectacle s'anime, le dentiste vient d'arriver. Le voilà grimpé sur sa charrette toute peinturlurée de réclames écaillées. Une pince au poing, il soigne sa réputation en vantant la légèreté de son tour de main professionnel. Extraction sans douleur, on ne sent rien du tout. Et pour le démontrer, il esquisse dans l'air un geste d'une merveilleuse facilité.
    Autour de sa charrette, il a disposé un étalage de paniers remplis de dentiers pour toutes les tailles. Garantis en vraies dents. Un assistant aide à chausser les appareils à l'essais. Le choix fait, il tend un miroir pour juger de l'effet des sourires tout neufs.
    Derrière le charlatan, au fond de la place, une petite église orthodoxe se dissimule dans les branches d'un énorme eucalyptus. Là-dedans, tout n'est que fraîcheur et obscurité. Quelques vieilles aux savates poussiéreuses, marmonnent des prières devant une bougie.

* * *

    A bord du bateau, le travail scientifique continuait, monotone comme presque tous les travaux scientifiques. Des miliers et des miliers de chiffres lus sur les cadrans de nos appareils de mesure. Des chiffres sans aucun intérêt immédiat. Ils n'auront de sens que plus tard, reportés sur des cartes géophysiques ou digérés par un ordinateur.

    Heureusement, il fallait aussi plonger très souvent pour vérifier la bonne marche des appareils que nous traînions derrière le petit bateau à moteur ou pour les décrocher lorsqu'ils se coinçaient entre deux rochers chevelus.

    En plongeant ainsi, nous avions remarqué, tout près du bord, une espèce de falaise sous-marine entièrement faite de débris d'amphores cassées. Un véritable pouding solidifié de plusieurs mètres d'épaisseur, étalé sur des kilomètres de longueur. Une telle masse représentait une quantité d'amphores beaucoup trop importante pour une si petite province.

    Quelques semaines plus tard, je quittais provisoirement le bateau pour donner à Londres une conférence sur le résultat de nos travaux en Lybie et, par hasard, je parlais aussi de cette accumulation de vieille vaisselle sous l'eau de l'île de Chypre.

    Un jeune archéologue anglais fut intéressé par ce détail et il me posa, à ce sujet, des questions beaucoup trop savantes pour moi. Je m'en débarrassai en l'invitant tout simplement à bord du bateau pour qu'il puisse voir lui-même de quoi il s'agissait.

    Dès notre arrivée à Chypre, il se mit donc à travailler sur ce curieux pouding en remplissant sa cabine d'innombrables échantillons soigneusement numérotés. Et c'est lui qui, finalement, nous expliqua le sens de cette antique poubelle sous-marine.

    Il faut savoir que la réputation agricole de l'île de Chypre remonte à l'antiquité mais elle est sujette à des sécheresses qui, au temps d'Homère, faisaient déjà le déséspoir des maraîchers. En revanche, juste en face, à cinquante milles au nord, la côte turque, qui est très pauvre et presqu'inhabitée, reçoit en abondance l'eau des fleuves venus d'Anatolie pour se perdre bêtement dans la Méditerranée. Depuis le fond de la civilisation, il existe donc un courant d'importation d'eau douce entre la Turquie et l'île de Chypre. De l'eau transportée à la rame et naturellement dans des amphores.

    Dans l'antiquité, les amphores n'étaient probablement pas un emballage très coûteux. Mais elles nécessitaient quand même l'exploitation de mines de terre glaise de bonne qualité. Or, sans être rares, ces mines ne sont pas si communes le long des côtes de la Méditerranée qui est relativement sèche. Ensuite, il fallait le travail d'un bon artisan et puis du bois, relativement cher lui aussi, pour cuire la terre. Il fallait enfin transporter et vendre les amphores neuves. Bref, sans être très coûteuses, elles devaient représenter quand même un petit capital non négligeable. Alors, bien entendu, et comme on le ferait aujourd'hui encore entre gens raisonnables, on essayait de les faire durer. Elles ne servaient tout d'abord qu'à transporter des produits nobles et chers : de l'huile d'olive ou du vin par exemple. Malheureusement, après quelques voyages, elles sentaient le vinaigre ou l'huile rance. Alors, on les revendait d'occasion au meunier, par exemple, pour transporter du grain. Et puis, lorsqu'elles avaient perdu une anse ou qu'elles avaient le col fendu, le meunier les revendait encore. Ainsi de suite jusqu'à ce qu'elles aboutissent, toutes sales, toutes usées et toutes moches sur la côte turque oú on les revendait encore, mais cette fois pour presque rien, aux rameurs cypriotes venus chercher de l'eau douce.

    Cinquante milles à ramer pour retourner à Chypre, ce n'est pas considérable mais, tout de même, il fallait le faire et les galères étaient beaucoup moins pesantes à la rame lorsque la cale était vide.

    Alors, une fois l'eau douce versée sur les légumes cypriotes, et pour s'éviter la peine de ramener ces lourdes vieilleries jusqu'en Turquie où elles ne valaient presque rien, on les balançait tout simplement par dessus bord.

    Et cela dura des siècles. Le temps d'accumuler cette véritable falaise sous-marine de débris.

    J'ai reçu récemment le livre que publia notre ami anglais sur ce sujet. Il s'est servi des échantillons qu'il récoltait avec tellement d'enthousiasme pour identifier l'origine des amphores. Près du col, sur l'anse ou à la base de leur gros ventre, les amphores portent assez souvent un sceau ou une simple marque. C'est la signature de l'artisan qui les a tournées ou du commerçant qui les a commandées. En notant soigneusement toutes ces indications et en les comparant à d'autres données connues des archéologues méditerranéens, il réussit à reconstituer une partie des grandes routes commerciales de l'antiquité.

* * *

    Après quelques mois à Chypre, il était prévu que notre bateau passe le canal de Suez pour participer à un programme de recherches scientifiques sur le corail tropical en Mer Rouge. Mais, tout d'abord, il fallait aller à Beyrouth pour nettoyer et repeindre la coque.

    A cette époque, dans les années soixante, Beyrouth était encore la capitale d'un Liban heureux, hospitalier et fier d'un luxe incomparable au Moyen-Orient.

    Après le charme bucolique de notre mouillage à Chypre, les bruits du grand port de Beyrouth paraissent affolants : la sirène des cargos, le grincement des grues, le travail du chantier naval, les coups de masse sur la coque, le petit soleil d'un soudeur, l'angoisse d'une scie à métaux. Et puis, les arabes en pyjama qui s'engueulent au grand soleil, une poignée de petits garçons tout nus qui crient en se poussant dans l'eau sale du port et qui laissent sur la pierre du quai l'empreinte mouillée de minuscules pieds.

    Derrière le chantier naval, le grondement de la grande ville moderne, ruisselante de publicités multicolores. Au fond du cañon que forment les façades géométriques, un torrent de voitures, de trams ferraillants sous des étincelles, de bars vibrants de musique rythmée et de restaurants décorés en imitation orientale en Orient. Dans ce bouillon mécanique, imperturbable, un mulet avec un vieux sac suspendu sous le derrière pour récolter l'engrais, tire une charrette aux roues de voiture d'occasion. Couché sur le chargement, son patron, la casquette sur le nez, dort à poings fermés.

    Et au-delà de la grande ville, il y a l'éternel silence des vastes montagnes libanaises. Le monde ancien des héros phéniciens et des tailleurs de pierre blanche.

    Ici, le rêve se mêle aux odeurs de citronniers, du bateau que l'on repeint et des épices orientales. Les odeurs n'ont pas d'âge. L'antiquité devait sentir le citron, la peinture à bateau et le marché aux poissons.

    Ce soir, c'est la fête, le bateau est prêt. Demain matin, nous repartons pour l'Egypte et la Mer Rouge.

CHAPITRE II

    Le premier soleil du point du jour illumine déjà les voiles hautes du bateau lorsque nous apercevons, sur l'horizon, une ligne violette. C'est Port Saïd, l'entrée du canal de Suez, côté Méditerranée.

    Depuis toujours, c'est ici que commence la vraie aventure. Au Nord, les Dieux de l'Olympe évoquent les bancs de l'école secondaire, le tableau noir et les versions gréco-latines. A l'Est, les Dieux bibliques rappellent le catéchisme et l'église du village. A l'Ouest, les carcasses des tanks de Rommel achèvent de rouiller dans le sable.

    Au Sud, il n'y a rien!

    Aucun débris culturel, rien que la mystérieuse route des épices qui se perd dans le néant de l'inconnu.

    Le canal de Suez!

    Glorieusement inauguré en 1869 par l'Impératrice Eugénie en personne, il fut construit grâce à l'incroyable énergie du vicomte Ferdinand de Lesseps dont l'énorme statue de bronze, érigée sur une île, au centre de la voie d'eau, fut sciée à la base et jetée à la ferraille en 1959 par le colonel Nasser.

* * *

    Après le canal, la descente au Sud est idéale. Le régime des vents est plus ou moins commandé par la mousson du Nord qui règne dans l'Océan Indien.

    Belle mer, beaucoup de vent arrière. Un tangage très lent et de beaux bruits de vagues qui déferlent en dépassant le bateau sous un ciel étourdissant de lumière. On a hissé les voiles et il n'y a plus rien à faire à bord parcequ'il ne s'y passe absolument rien que du temps qui passe.

    Très loin, à tribord, au ras des vagues innombrables, on aperçoit la côte africaine. Raz Abu Fatama, marza Halaib, raz Hadarba, marsa Umbeila. Un trait qui s'estompe, c'est un golfe. Un trait qui s'épaissit, c'est un cap.

    Sur la carte, le tropique du Capricorne est à portée de la main. Il n'y a plus de printemps ou d'automne. Le vent du Nord soulève le sable calciné du désert et allume d'éphémères aiguilles de lumière jaunâtre à l'horizon.

    Et un jour, ce fut la première escale dans un vrai lagon tropical. Prudemment, le bateau s'est faufilé dans une passe ouverte à travers la barre de corail. Juste à l'entrée, la grande houle du large se brisait lourdement. Au-delà, c'est le calme. Il n'y a presque plus de vent, plus du tout de vagues. L'eau est verte, d'une fraîcheur et d'une transparence délicieuses. La plage est jaune, rouge ou brune. Le désert, enivré de chaleur, vacille sous un soleil métallique. Le bateau presque déventé se déplace très lentement en survolant son ombre que l'on voit glisser sur le fond de la mer.

    Dès que le soleil baisse, il faut mouiller et ne plus bouger parce que de gros pâtés de corail, inconnus des cartes nautiques, peuvent surgir brusquement à fleur d'eau.

    Alors, on goûte aux charmes de la nuit tropicale. On écoute les petits bruits mouillés que font les poissons lorsqu'ils s'agitent à la surface, les mystérieux grincements de bois dans le bateau, la lourde respiration des vagues qui, au large, s'écrasent sur la barre de corail. Et puis, il y a les lueurs d'outre-tombe qu'allument les multitudes planctoniques, la multitude des étoiles et la lune au-dessus d'un sillage de lumière qui frissonne sur les vaguelettes du lagon.

    Dès le soleil levé, l'incongru de notre présence dans l'énormité du paysage, nous éclate au visage. Dans ce somptueux silence et ce vaste plein air, le faible bruit de nos voix, celui d'une poulie qui grince ou d'une chaîne qui râcle, les médiocres odeurs de calfat, de peinture ou de cuisine... que tout cela paraît aigrelet dans cette immensité minérale.

    Sous l'eau, on découvre un autre monde, incroyable d'exubérance celui-là.

    Le corail délicat et multicolorié fait vivre une affluence de poissons de paradis aux formes de porcelaine. Des poissons anges, des poissons docteurs, des poissons trompettes, des poissons perroquets, des poissons clowns. Au-delà de la barre, les gros mérous dégoutés, rouges ou bruns, entrent et sortent mollement de leurs trous. Dans le bleu sombre, pas très loin, les requins. Les requins tigres, les requins marteaux, les requins bleus. Les barracudas argentés, les grands thons. A la surface, les timides tortues.

    Et tout cela vit, mange, broute, attaque, dort, nage, en troupeau, en famille, en couple ou solitaire, caché dans les algues ou en pleine eau, dans les trous ou en profondeur, dans les fleurs de corail ou juste au-dessus. C'est jaune citron, rouge vif, vert casino, gris perle, noir ébène. Des formes d'instruments de musique, de chevelures, des volutes, des pointillés, des lames de couteau. C'est touffu, plat, étoilé, dentelé, traitillé, brillant ou mat. Et c'est tout cela à la fois, vu en petit ou en grand, de près ou de loin.

    Et sortant la tête de l'eau, on regarde avec ahurissement une terre totalement désertique. Pas une plante, pas une bête à des centaines de kilomètres à la ronde. A deux pas de la plus folle abondance, un homme perdu sans eau douce dans le désert, meurt en deux heures, écrasé par le soleil comme sous le pas d'un géant.

* * *

    Nous avons navigué et travaillé huit mois le long des côtes de la Mer Rouge. Nous y avons vécu mille aventures que j'ai racontées dans un autre livre. Un jour, pourtant, il fallut songer à retourner en Méditerranée. Après cette longue période de navigation tropicale, le bateau avait besoin de réparations. A l'époque, la seule grande ville vraiment moderne de la région était Beyrouth. C'est là-bas qu'il fallait aller. La saison ne semblait pas plus mauvaise qu'une autre : le vent du Nord toute la journée, puis le calme plat à partir de six heures du soir. Pendant la première semaine, tout se passa très bien. Le jour, on louvoyait en remontant le vent tantôt sur un bord, tantôt sur l'autre. Lorsqu'avec la nuit, le vent tombait, on continuait d'avancer au moteur.

    Pour ce long voyage sans travaux scientifiques, nous avions réduit l'équipage. Nous n'étions plus que cinq, en comptant Béchir, le cuisinier. L'ATUANA n'est pas un grand bateau. Une trentaine de tonnes tout au plus. Cinq marins lui suffisaient.

    Malheureusement, nous n'avions pas prévu qu'à l'entrée du golfe de Suez, entre le Sinaï et le détroit de Jubal, la mer allait nous montrer le visage qu'elle prend parfois, celui d'une sorcière.

    Un soir, l'horizon s'est rempli de vrai vent, plus de cent kilomètres à l'heure. Et juste dans le nez. Ce n'était que le début de la tempête mais déjà la mer se creusait de vagues extrêmement courtes, des tourbillons de sable obscurcissaient un ciel vénéneux. Face à ce vent compact, à ces vagues comme des murs, l'avance du bateau était presque nulle. Nous avions rédui les voiles à presque rien : une trinquette, une misaine et un tout petit morceau de grand'voile. Cela amortissait les chocs et diminuait le roulis.

    Alors, avec voiles et moteur, nous faisions de longs zig-zags à travers toute la largeur du golfe. De jour, la bataille était très dure mais c'est la nuit tombée que le vrai cauchemar commençait. Il fallait se repérer dans l'obscurité et savoir virer avant de toucher les récifs du rivage. Plus on s'approchait de la côte, plus la nuit se chargeait de sable. Le sextant était inutilisable, la radio-gonio trop imprécise. Il ne restait que le jugement et le bon sens. Il fallait guetter les moindres changements de la mer : le bruit, la force des vagues et je ne sais quoi d'autre qui fait sentir au marin l'approche d'un récif. Bref, il fallait se débrouiller tout en se battant à pleins bras contre les voiles qui claquaient, contre les vagues qui se fracassaient sur le pont, contre le vent qui nous obligeait à nous cramponner pour ne pas être emportés, contre les mouvements du bateau qui dansait en tous sens.

    Un seul de ces zig-zags pour dix ou douze heures de lutte et cela ne nous faisait gagner que quinze milles vers le Nord. Moins de trente kilomètres pour une nuit de bataille.

    Et le temps passe. Un jour, deux nuits et cela ne fait qu'empirer. Le plaisir sportif du début fait place à la fatigue triste et mouillée.

    Mon tour de sommeil venu, je vais m'effondrer sur ma couchette. Mais on vient me réveiller bien avant l'heure. Max, mon vieux copain d'aventures et de voyages, vient d'avoir un accident. En serrant une drisse au pied du grand mât, il a reçu en pleine figure l'écoute d'un foc qui s'est déchiré du haut en bas.

    Le pauvre s'est crevé un oeil.

    Il faut atterrir et trouver un médecin. Mais par un temps pareil, il n'est pas question de se risquer de nuit à travers les récifs inconnus qui frangent toute la côte. Il faut absolument attendre le lever du jour.

    La carte indique une exploitation de pétrole au Raz Garib, à trente cinq milles au sud. Vent arrière nous filons là-bas et, en quelques heures, pendant que le jour se lève, nous perdons ce qui nous a demandé tant d'efforts à remonter.

    Au Raz Garib, il y a un mouillage de beau temps mais ce jour là, tout le golfe est balayé par les embruns et par des vagues de plus de trois mètres de creux. Impossible de mettre le canot à la mer, il serait immédiatement emporté.

    Mon malheureux ami, malgré son oeil crevé, est obligé de partir à la nage. Je vois sa tête qui s'éloigne en dansant dans les énormes vagues. Il n'y a pas d'autre solution.

    Par chance, il trouvera sur la plage un géologue américain venu, par hasard, visiter le puits de pétrole voisin dans un avion privé. Tout de suite, il l'a transporté au Caire. Puis, par les avions de ligne, Max est arrivé quelques heures plus tard à Zürich, oú un chirurgien lui sauva l'oeil.

    Tout cela, je ne l'ai su que plus tard. Pour le moment, notre bagarre contre la tempête ne fait que commencer. Pour comble de malheur, on vient me prévenir qu'il n'y a plus d'eau douce à bord. Un robinet de vidange mal placé s'est ouvert accidentellement et toute notre eau douce s'est écoulée dans la coque. A part quelques alcools, il ne nous reste plus qu'une provision de jus de fruit. D'autre part, je reste maintenant le seul marin expérimenté sur ce grand bateau pris dans la tourmente.

    Mais le moment n'est pas aux lamentations. Une heure après notre arrivée au Raz Garib, la chaîne de l'ancre se casse. Il faut reprendre immédiatement la mer en abandonnant la plus grosse de nos ancres. Alors que le bateau dérive droit sur la côte, je bondis dans la salle des machines. Heureusement, le moteur démarre du premier coup. Quelques secondes de plus et on s'échouait sur la plage, dans les gros rouleaux de vagues.

    Et les grands zig-zags recommencent. Le vent siffle follement dans la mâture. L'une après l'autre, les vagues s'écrasent et s'écoulent sur le pont, de la proue à la poupe.

    Pendant la journée, je sens le bateau s'alourdir. Il répond moins bien à la barre, il tarde à se relever des coups de gîte terrifiants que lui font prendre les rafales de vent. Un coup d'oeil dans la soute me renseigne, elle est pleine d'eau. La pompe de cale ne marche plus. Impossible de réparer en mer. Désormais, il faut pomper à la main, une heure toutes les quatre heures.

    La nuit venue, le moteur lui aussi commence à tousser. A dix heures du soir, nous ne marchons plus que sur trois cylindres, à minuit, plus que sur deux. La situation devient vraiment critique. Il faut arriver quelque part pour réparer. Je n'ai presque pas dormi depuis trente-six heures.

    Tant bien que mal, le moteur tourne au quart de sa puissance jusqu'au lever du jour. Puis il s'arrête définitivement.

    Il n'y a plus que l'immense bruit de la mer.

    Je vire, non sans mal, parcequ'avec si peu de voiles, le bateau est à peine manoeuvrable et je mets le cap droit sur la côte. La carte indique une sorte de baie largement ouverte sur la mer mais dans laquelle je pouvais espérer que la puissance des vagues serait amortie.

    Arrivé dans la partie la plus favorable de cette baie, je fais mouiller l'ancre. C'est alors qu'on s'aperçoit avec horreur qu'au lieu de se crocher, l'ancre dérape sur le fond et ne retient pas le bateau qui lentement mais inexorablement dérive sur un mur de récifs.

    Tout semble perdu lorsque, enfin, l'ancre accroche un petit pâté de corail, placé comme en avant-garde, juste au pied du récif. A quelques mètres près, c'était la fin.

    Cet amarrage ne tiendra pas longtemps. A chaque vague, le bateau monte et descend sur plus de cinq mètres de hauteur. Les rouleaux se forment juste sous l'arrière. Dans le creux des vagues, on voit à travers l'eau le rocher se dresser comme un mur. En étendant le bras, on pourrait presque le toucher.

    Il faut partir d'ici rapidement.

    Mais c'est impossible tant que le moteur ne marche pas. Chaque fois que l'amarre se tend, ce sont les trente tonnes du bateau qui tirent avec en plus toute la force et le poids de la vague qui s'écrase sur lui. Il n'est pas pensable qu'à nous quatre seulement, nous puissions tirer sur l'haussière et remonter l'ancre à la main. Il nous faut le guindeau électrique et pour cela, il nous faut le moteur. La panne vient de l'alimentation en mazout. Dans ce genre de moteur, il suffit qu'une bulle d'air s'introduise dans la tuyauterie qui conduit le mazout depuis les réservoirs jusqu'au moteur, pour que les pompes qui injectent le carburant dans les cylindres se désamorcent et cessent de fonctionner. Alors que les réservoirs étaient secoués, brassés en tout sens par la tempête, il n'est pas très étonnant qu'une bulle d'air se soit introduite dans le tuyau.

    Il faut donc vidanger cette tuyauterie, la débarrasser de toutes les bulles d'air et réamorcer les pompes. Dans le calme d'un port, ce travail prendrait vingt minutes. Mais ici, avec les embardées du bateau, je dois me cramponner pour ne pas être bousculé contre le moteur et le pot d'échappement encore brûlant. Pour comble de disgrâce, l'établi s'est renversé et tous les outils sont éparpillés dans la salle des machines ou dans la cale pleine d'eau grasse et noire.

    A pleins bras dans l'huile sale qui me saute au visage et m'inonde entièrement à chaque mouvement du bateau, je cherche à tâtons les pinces dont j'ai besoin. Il n'y a rien d'autre à faire, il faut encore passer par là.

    Une fois les pinces retrouvées, je m'aperois que les joints de vidange sont tellement serrés et depuis si longtemps, qu'il est impossible de les démonter normalement.

    Alors là, je touche le fond du désespoir!

    Pour me calmer et pour réfléchir, je remonte sur le pont et j'allume une cigarette. Je suis couvert de graisse noire et visqueuse mais la brutalité du vent me remet les idées en place. Je vois aussi que le bateau s'est encore approché du mur de corail. Maintenant, il faut faire vite. La catastrophe ne va plus tarder. Je redescends et avec l'énergie de la rage, je tape de toutes mes forces avec une énorme masse de fonte sur le manche de la pince qui serre le maudit joint. Et enfin, il bouge, il se desserre. Nous sommes sauvés.

    Une heure plus tard, le moteur tourne normalement. Avec sa force nous remontons l'ancre sans difficultés et nous quittons cet endroit mortel.

    Il est temps, le soir tombe. Encore vingt minutes et nous étions dans la nuit totale pour traverser la barre de corail.

    Alors les grands zig-zags recommencent. Je n'ai toujours pas dormi et l'état de fatigue de mes trois compagnons ne vaut guère mieux.

    C'est le temps du dégoût et du mal de mer, du n'importe quoi pourvu que cela finisse.

    Peu à peu, imperceptiblement, vers minuit, quelque chose s'apaise. Au début, c'est très subtil. Au gouvernail, on croit sentir que le bateau navigue un tout petit peu plus facilement. Il se maintient mieux au bon cap, la vitesse augmente. Il y a un quart d'heure d'intervalle au moins entre deux de ces violentes rafales qui nous font gîter vertigineusement. Et puis, plus rien de grave pendant une demi-heure. La rafale suivante est nettement moins puissante. Le creux des vagues diminue...

    Deux heures plus tard, tout est fini!

    C'est le calme plat. Il y a encore de la houle mais c'est fini. On aperçoit même quelques étoiles. La mer reprend son parfum de beau temps.

    On a réussi, on est passé. D'un seul coup, la terrible tension nerveuse se brise. On rit aux éclats. Allah est grand. On s'enivre de la joie chaude de se sentir entre amis, en sécurité et les deux pieds bien écartés sur un pont solide.

    On boit à la régalade, à même le goulot, notre dernière bouteille de Whisky. Victoire! Le soleil se lève dans un beau ciel bleu, sur une mer presque calme.

* * *

    Escale à Suez, Enfin! Après tant d'espace et de vent voici des palmiers, des voitures, des odeurs de cuisine et de cabinets bouchés.

    Le bateau est sagement amarré aux bites du vieux yacht club anglais. Mais les anglais sont parti depuis longtemps et leur club, au-delà de la décadence, achève de tomber en ruine.

    Sur le gazon redevenu terre morte et craquelée, quelques ridicules fauteuils distingués boitent sur le pied qui leur manque. Les tables ont disparu. La superbe piscine de water-polo est vide. Ou plus exactement, elle se remplit tranquilement de vieux papiers, de crottes et de pneus déchirés. Dans un coin, on reconstruit un bar avec de vieux barils de pétrole déroulés. Un serveur, superbement vêtu d'un frac reprisé aux coudes avec de la grosse ficelle, offre du thé aux nouveaux membres du club, tous colonels égyptiens de promotion récente et miraculeuse.

    C'est la Zone au palais de Buckingham. Mais l'hospitalité est gentiment familière.

    En ville, tout, absolument tout est cassé, poisseux ou rouillé. Les portières du taxi que j'arrête pour me conduire en ville, se ferment avec un fil de fer. Si les roues arrière de l'autobus que nous suivons rentrent aussi profondément dans la carrosserie, c'est probablement que la suspension a disparu. Malgré les gerbes d'étincelles que fait le pare-choc en frottant sur les ébréchures de la chaussée, une poignée de resquilleurs s'y accrochent à l'abri du contrôleur des billets. Aux carrefours, ils sautent à terre pour attraper la correspondance.

    Dans un chantier abandonné, derrière une palissade édentée, se dresse le squelette d'un building inachevé. Des briques, un tas de sable piétiné, une coulée de gravats, un amas de ferrailles rouillées. Au pied d'un mur, on a déposé, Dieu sait pourquoi, une rangée de cuvettes de cabinets. Elles sont simplement posées là, directement sur le sol. Mais les passants en ont profité : elles sont gorgées de merde.

    En traînant de bar en bar, je me fais très vite de nombreux amis. Mais, au fond, le coeur n'y est plus. J'en ai mare. Il n'y a pas si longtemps, ces gens m'amusaient. Maintenant, ils m'énervent. Je vois trop bien leurs petites astuces pointer sous la cordialité. Alors, je m'en vais en haussant les épaules.

    Oh! et puis j'ai envie d'un vrai bon gueuleton, avec de la viande de vache qui a brouté de l'herbe bien verte. Après tant de poissons et de poulets rachitiques, j'en rêve, je ne pense plus qu'à ça. Et puis, j'ai envie de boire un bon coup sans devoir me méfier des gens.

    Dehors, dans les rues de Suez, la propagande politique dégouline de partout. Je me souviens, par exemple, d'une gigantesque affiche, collée sur trois étages au moins d'une façade délabrée. Un dessin naïf qui représente un fier soldat égyptien. Au coude de son énorme bras nu, entre le biceps et l'avant-bras, il pince un minuscule soldat israélien gesticulant de terreur. Je l'ignorais bien sûr, mais à ce moment la guerre des Six Jours était imminente.

    Vu de la mer, Suez c'était la sécurité. Le confort et la chaleur humaine. Et puis la lassitude est venue. On ne songe plus qu'à reprendre la mer.

    C'est d'ailleurs le tout dernier moment. Nous avons traversé le canal avec l'un des derniers convois de bateaux, juste avant le déclanchement des hostilités. Une semaine de plus passée au yacht club de Suez et nous étions coincés là-bas, sans espoir de retour avant très longtemps.

CHAPITRE III

    Je vis en Méditerranée depuis si longtemps, j'ai si souvent essayé d'en peindre la lumière, j'en ai tellement savouré l'amitié, l'hospitalité et la grâce que je crois, parfois, m'y être dissous définitivement.

    Et pourtant... et pourtant... Je sais bien que l'odeur du lac Léman oú j'ai passé toute mon enfance et ma jeunesse, imprègne encore mes habits. Lorsque je parle français, j'ai l'accent vaudois et je compare encore le goût du vin blanc espagnol ou italien aux vins de chez moi : les Lavaux, les Yvornes ou les Mont-sur-Rolle, Lorsque la tramontane, le lévante ou le Mistral m'ébouriffent les cheveux, je fais rire mes amis en disant "La Bise va nous ramener le soleil". L'autre jour, en écoutant l'air fameux de l'Opéra La Cavalleria Rusticana, je chuchotais à l'oreille de ma femme Etta, qui est italienne :

    - Avec une voix et une musique pareilles, comment peut-on ne pas dire la vérité? - Ah, petit suisse, me répondit-elle en riant, tu n'as pas encore tout compris! Chez nous, c'est toujours dans la grâce que se dissimulent les perfidies.

    Une boufée de nostalgie m'est montée aux yeux et j'ai revu, comme si j'y étais, l'honnête splendeur du grand lac brillant sous les Alpes.

    Quand j'étais petit, on me disait que la silhouette du Mont Blanc avait le profil de Napoléon sur son lit de mort. C'est que ce paysage grandiose aurait convenu à des événements considérables. Une sanglante bataille qui aurait renversé le cours de l'histoire, un guerrier universel qui aurait mis le monde cul par-dessus tête. Mais personne n'a jamais pensé à profiter du décor et il ne s'est jamais rien passé d'important autour du lac Léman. A peine quelques histoires de voleurs de poules, une fois l'attaque des savoyards contre les genevois mais il a suffi de leur verser un cruchon de soupe sur la tête pour que tout rentre dans l'ordre. Plus tard, il y a eu Calvin, bien sûr. Mais d'abord c'était un français! Et puis, comme je l'ai entendu dire : -C'était sans mauvaises intentions!

* * *

    C'est à l'Université de Lausanne que j'ai suivi les cours du fameux professeur Badoux. C'est lui qui m'a révélé le charme incomparable des sciences naturelles et de la curiosité intellectuelle. Je me souviens des interminables promenades à pied que nous faisions avec Badoux à travers les Alpes. Il s'agissait, par exemple, de rechercher la preuve que telle ou telle petite plissure de rochers était survenue à un autre moment de l'histoire géologique des Alpes que celui indiqué par un autre savant, dans un livre publié en 1860. Le sujet peut paraître bien futile, en fait il était passionnant.

    Le soir, dans une auberge de montagne, nous discutions à perdre haleine de ce détail. Et puis, sous la lampe à pétrole, nos arguments déraillaient vers la littérature, la poésie ou la peinture. La brave paysanne qui nous servait à boire, baillait au fond du bistrot pendant que les heures de sommeil nous filaient entre les doigts.

    A cette époque, l'Université de Lausanne se trouvait entassée dans un édifice incroyable. L'imitation grandiloquente d'un palais de la Renaissance florentine. Quelque chose d'aussi bizarre que l'orgue gothique dans le sous-marin du capitaine Nemo.

    On raconte que l'architecte parisien qui, au début du siècle, a dressé les plans de ce palais, le croyait au bord du lac. Alors, ce ne sont que gradins émergeant des eaux, énormes boucles d'amarrage pendues sur les façades. A sa première visite sur le chantier, le malheureux s'aperçut que loin d'émerger des eaux romantiques du Léman, son palais donnait sur une place de marché au bétail, dans des remugles d'écurie.

    Il n'a pourtant pas vacillé dans ses convictions esthétiques. Une fois poussée à deux mains l'énorme porte d'entrée, au moins quatre mètres de haut, on découvre l'escalier monumental qui occupe l'essentiel du bâtiment. A force de marches arrondies et de paliers majestueux, il aboutit à un petit bassin à poissons rouges, tout tournicoté d'imitation Renaissance.

    A partir de là, une forte odeur de formol vous pique le nez. C'est que le musée de zoologie est juste à côté.

    Le grandiose escalier s'envole ensuite dans une joyeuse gerbe de gradins fantaisie. L'un d'eux, il faut le connaître pour ne pas se perdre, disparaît élégamment dans un très médiocre couloir noirâtre à l'odeur de pissoir. Plus loin encore, tout au fond : les portes vitrées de l'Institut de Géologie et de Géophysique. Des livres par millions, des collections aussi poussiéreuses que variées, quelques microscopes et un laboratoire qui ne contient pas grand'chose d'autre qu'une machine à café.

    J'ai passé là des années merveilleuses à tourner et retourner dans ma tête le brouillon de mes futurs enthousiasmes.

    Autour de moi, mes amis s'agitaient en controverses politiques. En ce temps là, l'actualité c'était la décolonisation, la guerre d'Algérie, Jean-Paul Sartre et Raymond Aron. Les idées antagonistes de ces deux vieux messieurs bouillonnaient comme dans une grosse marmite sur le feux.

    Cela sentait la fumée de pipe, le café noir et le gros Pull-over tricoté par des jeunes filles aux doigts parfumés.

    Le bonheur douillet des controverses intellectuelles.

    Un jour, pourtant, je m'en suis lassé. Sans raison précise, je me suis levé, j'ai ramassé sur la table le reste de mon paquet de cigarettes et je suis parti sans esprit de retour pour un interminable voyage à travers la Méditerranée. Du Nord au Sud, de l'Est à l'Ouest. Une longue quête d'horizons, d'idées et d'amis nouveaux.

    Ce n'est que bien des années plus tard que l'heure de la lassitude a de nouveau sonné. Nous avons décidé, Etta et moi, de mettre un terme à nos errances. C'était la fin de l'automne ou le début de l'hiver. Toute l'Italie du Nord et la Provence française étaient englouties dans un épais brouillard silencieux. Nous étions en voiture, plus ou moins perdus dans les laçets d'une petite route des Pyrénées. Soudain, et comme les sorcières sortent d'un mur, la voiture jaillit du brouillard. Un rayon de soleil tout neuf illuminait un écriteau rouillé :

    Frontière Espagnole.

    Pendant la descente vers la Catalogne, nous avons vu, ravis, l'été refleurir. Les pins s'étiraient en craquant sous le soleil, un sous-bois griffu exhalait une odeur d'ail, de lapin et de cuisine au thym. L'impression d'arriver quelque part était extraordinairement apaisante.

    Nous sommes entrés dans je ne sais plus quel petit village de pêcheurs. La place était noire de monde, il y avait fête. Bêtement, nos valises à la main, nous avons entrepris de traverser la foule pour atteindre la porte d'un hôtel. Soudain, une fanfare de flutistes entonna, dans le registre suraïgu, un air qui sonnait comme dans nos souvenirs de corridas. Les valises nous sont tombées des mains et les gens nous ont entraînés dans une espèce de ronde aux sautillements de petites filles.

    C'était la fin du voyage. Nous étions arrivés.

* * *

    Nous nous sommes installés dans une petite maison toute blanche, à Jávea, au Sud de Valence.

    En ce temps là, la voix chevrotante du général Franco faisait, à la radio, ses dernières exhortations. Elles concernaient peut être les grandes villes mais ici, à Jávea, les gens ne s'en occupaient guère. Ils vivaient entre eux, s'épaulaient, se réunissaient chaque soir dans de fumeuses cuisines ou sur une rangée de chaises devant les portes des maisons.

    Un petit monde chaud, noir vêtu, laborieux et secret.

    Presque toujours à la veille de célébrer une fête enguirlandée de petits papiers coloriés, ils cultivaient un grand respect pour leur prestigieux passé et une infinie patience devant les difficultés de la vie.

    Au sortir d'une génération qui avait connu beaucoup de difficultés matérielles et en échange de notre sincère et amicale considération, ils retrouvaient la générosité, l'hospitalité et la noblesse qui sont les trois vraies grâces de la culture ibérique.

    Et puis le peuple espagnol est le plus musicien du monde. Il n'y a pas de réunion sans musique et chansons. Les maçons sur leur échelle savent par coeur d'innombrables mélodies qu'ils ornent de paroles inventées à mesure.

    Nos premières notion d'espagnol nous ont fait découvrir avec stupéfaction les paroles de ces admirables mélodies de flamenco : "Ah, qu'il fait chaud sur cette éché-é-é-é-é-lle. Ah, que je serais mieux à la pla-a-a-a-a-ge. Ah, que j'aimerais boire un verre de biè-è-è-è-è-re".

* * *

    Peu après notre installation à Jávea, le décès du généralissimo fut annoncée à la radio par les sanglots du premier ministre.

    Cette disparition allait permettre, entre autre choses, d'assouplir considérablement les rigueurs de la censure. Pour en profiter, Etta qui adore le cinema, se mit en tête de collaborer à l'animation du ciné-club de Jávea.

    A cette époque, les petites villes espagnoles ne s'étaient pas encore ouvertes aux perfections techniques et au clinquant de la vie moderne. Je me souviens, en particulier, de la salle oú se déroulaient les projections. Elle sentait le caoutchouc cuit, les fauteuils perdaient du crin, mais le public était merveilleux.

    Les jeunes gens grignotaient des graines de pastèque dont les épluchures volaient en plumes d'ombre sur l'écran. D'autres jouaient aux cartes sous la veilleuse des cabinets. Des petits enfants pleuraient de sommeil sur les genoux des mamans, toutes retournées par le regard velouté des acteurs. Un brave guardia civil, coiffé de son tricorne en carton ciré, assurait l'ordre au moment de la présentation du film.

    En première vision nationale, il y avait des bandes vieilles de quarante ans. La réputation des acteurs atteignait l'Espagne avec une génération de retard.

    Les garçons en pinçaient pour la compagne de Charlot Dictateur et les filles pour les muscles juvéniles d'un acteur italien mort de vieillesse depuis longtemps.

    Parfois, l'opérateur s'embrouillait dans la manoeuvre du projecteur et le film s'arrêtait brusquement sur un affreux bubon pesteux qui grandissait en bouillonnant sur toute la largeur de l'écran ou alors les gestes des acteurs s'accéléraient follement. Les personnages se mettaient à parler comme des petits oiseaux, ils s'embrassaient en se heurtant la tête puis dévalaient les escaliers au triple galop. Le public était enchanté.

CHAPITRE IV

    J'ai passé des années, de très nombreuses années à dessiner tout ce que je voyais. Simplement à dessiner, avec un crayon et du papier. Plus exactement, et pour être honnête, j'ai passé toutes ces années à essayer d'apprendre à dessiner cette chose si simple et si douce à regarder qu'un rayon de soleil, lorsqu'il épouse et sublime les formes d'un objet.

    L'objet n'a finalement pas beaucoup d'importance dans cette affaire, c'est la lumière elle-même qu'il s'agit de dessiner et c'est extrèmement difficile. Heureusement, l'espoir d'y réussir est si brillant qu'il justifie tous les efforts.

    J'écris ces lignes dans mon atelier de Jávea, en Espagne. Par ma fenêtre, je vois briller la Méditerranée à travers les branches du jardin. Juste à côté, pendues aux murs chaulés de la pièce, je regarde les toiles qui me sont sorties des mains récemment. Elles sèchent dans une bonne odeur de térébenthine, de tabac et de vin rouge. Indirectement, elles contiennent toutes les histoires que je viens de raconter.

    En commençant ce petit livre, j'avais l'intention de commenter gravement les règles esthétiques qui me guident plus ou moins. Mais, au fond, ces tableaux me représentent moi-même et, comme le disait ma grand'mère qui était une personne charmante :

    - Pour ne pas lasser, il suffit de ne jamais parler de soi.

    Alors à quoi bon?

    Jávea, en 1991.

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