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A T H E N A


Jodelle

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ACTE III.

Octavien, Cleopatre, Le chœur, Seleuque.

 

Octavien.
Voulez-vous donc votre fait excuser?
Mais dequoy sert à ces mots s'amuser?
N'est-il pas clair que vous tachiez de faire
Par tous moyens Cesar vostre adversaire,
Et que vous seule attirant vostre ami,
Me l'avez fait capital ennemi,
Brassant sans fin une horrible tempeste
Dont vous pensiez écerveler ma teste?
Qu'en dites vous?

Cleopatre.
                        O quels piteux alarmes!
Las, que dirois-je! hé, ja pour moy mes larmes
Parlent assez, qui non pas la justice,
Mais de pitié cherchent le benefice.
Pourtant, Cesar, s'il est à moy possible
De tirer hors d'une ame tant passible
Ceste voix rauque à mes souspirs meslee,
Escoute encor l'esclave desolee,
Las! qui ne met tant d'espoir aux paroles
Qu'en ta pitié, dont ja tu me consoles.
Songe, Cesar, combien peult la puissance
D'un traistre amour, mesme en sa jouyssance:
Et pense encor que mon foible courage
N'eust pas souffert sans l'amoureuse rage,
Entre vous deux ces batailles tonantes,
Dessus mon chef à la fin retournantes.
Mais mon amour me forçoit de permettre
Ces fiers debats, & toute aide promettre,
Veu qu'il falloit rompre paix, & combattre,
Ou separer Antoine ou Cleopatre.
Separer, las! ce mot me fait faillir,
Ce mot me fait par la Parque assaillir.
Aa aa Cesar, aa.

Octavien.
                        Si je n'estois ore
Assez bening, vous pourriez feindre encore
Plus de douleurs, pour plus bening me rendre:
Mais quoy, ne veux-je à mon merci vous prendre?

Cleopatre.
Feindre helas! ô.

Octavien.
                        Ou tellement plaindre
N'est que mourir, ou bien ce n'est que feindre.

Le chœur.
La douleur
      Qu'un malheur
      Nous rassemble,
      Tel ennuy
      A celuy
      Pas ne semble,
Qui exempt
      Ne la sent:
      Mais la plainte
      Mieux bondit,
      Quand on dit
      Que c'est feinte.

Cleopatre.
Si la douleur en ce cœur prisonniere
Ne surmontoit ceste plainte derniere,
Tu n'aurois pas ta pauvre esclave ainsi:
Mais je ne peux égaler au souci,
Qui petillant m'écorche le dedans,
Mes pleurs, mes plaints, & mes soupirs ardens.
T'esbahis tu si ce mot separer,
A fait ainsi mes forces retirer?
Separer (Dieux!) separer je l'ay veu,
Et si n'ay point à ces debats pourveu!
Mieux il te fust (ô captive ravie)
Te separer mesme durant sa vie!
J'eusse la guere & sa mort empeschee,
Et à mon heur quelque atteinte laschee,
Veu que j'eusse eu le moyen & l'espace
D'esperer voir secrettement sa face:
Mais mais cent fois, cent cent fois malheureuse,
J'ay ja souffert ceste guerre odieuse:
J'ay j'ay perdu par ceste estrange guerre,
J'ay perdu tout & mes biens & ma terre:
Et j'ay veu ma vie & mon support,
Mon heur, mon tout, se donner à la mort,
Que tout sanglant ja tout froid & tout blesme,
Je rechauffois des larmes de moymesme,
Me separant de moymesme à demi
Voyant par mort separer mon ami.
Ha Dieux, grands Dieux! Ha grands Dieux!

Octavien.
                                   Qu'est-ce ci?
Quoy? la constance est hors de souci?

Cleopatre.
Constante suis, separer je me sens,
Mais separer on ne me peult long temps:
La palle mort m'en fera la raison,
Bien tost Pluton m'ouvrira sa maison:
Où mesme encor l'éguillon qui me touche
Feroit rejoindre & ma bouche & sa bouche:
S'on me tuoit, le dueil qui creveroit
Parmi le coup plus de bien me feroit,
Que je n'aurois de mal à voir sortir
Mon sang pourpré & mon ame partir.
Mais vous m'ostez l'occasion de mort,
Et pour mourir me deffaut mon effort,
Qui s'allentit d'heure en heure dans moy,
Tant qu'il faudra vivre maugré l'esmoy:
Vivre il me faut, ne crains que je me tue.
Pour me tuer trop peu je m'esvertue.
Mais puis qu'il faut que j'allonge ma vie,
Et que de vivre en moy revient l'envie,
Au moins, Cesar, voy la pauvre foiblette,
Qui à tes pieds, & de rechef se jette:
Au moins, Cesar, des gouttes de mes yeux
Amolli toy, pour me pardonner mieux:
De ceste humeur la pierre on cave bien,
Et sus ton cœur ne pourront elles rien?
Ne t'ont donc peu les lettres esmouvoir
Qu'à tes deux yeux j'avois tantost fait voir,
Lettres je dy de ton pere receues,
Certain tesmoin de nos amours conceuës?
N'ay-je donc peu destourner ton courage,
Te descouvrant & maint & maint image
De ce tien pere à celle-la loyal,
Qui de son fils recevra tout son mal?
Celuy souvent trop tost borne sa gloire
Qui jusqu'au bout se vange en sa victoire.
Prens donc pitié, tes glaives triomphans
D'Antoine & moy pardonnent aux enfans.
Pourrois-tu voir les horreurs maternelles,
S'on meurdrissoit ceux qui ces deux mammelles,
Qu'ores tu vois maigres & dechirees,
Et qui feroient de cent coups empirees,
Ont allaicté? Orrois-tu mesmement
Des deux costez le dur gemissement?
Non non, Cesar, contente toy du pere,
Laisse durer les enfans & la mere
En ce malheur, où les Dieux nous ont mis.
Mais fusmes nous jamais tes ennemis
Tant acharnez que n'eussions pardonné,
Si le trophee à nous se fust donné?
Quant est de moy, en mes fautes commises
Antoine estoit chef de mes entreprises,
Las, qui venoit à tel malheur m'induire,
Eussé-je peu mon Antoine esconduire?

Octavien.
Tel bien souvent son fait pense amender
Qu'on voit d'un gouffre en un gouffre guider:
Vous excusant, bien que vostre advantage
Vous y mettiez, vous nuisez d'avantage,
En me rendant par l'excuse irrité,
Qui ne suis point qu'ami de verité.
Et si convient qu'en ce lieu je m'amuse
A repousser ceste inutile excuse:
Pourriez-vous bien de ce vous garentir,
Qui fit ma sœur hors d'Athenes sortir,
Lors que craignant qu'Antoine son espoux
Plus se donnast à sa femme qu'à vous,
Vous le paissiez de ruse & de finesses,
De mille & mille & dix mille caresses?
Tantost au lict exprés emmaigrissiez,
Tantost par feinte exprés vous pallissiez,
Tantost vostre œil vostre face baignoit
Dés qu'un ject d'arc de luy vous esloignoit,
Entretenant la feinte & sorcelage,
Ou par coustume, ou par quelque breuvage:
Mesme attiltrant vos amis & flatteurs
Pour du venin d'Antoine estre fauteurs,
Qui l'abusoyent sous les plaintes frivoles,
Faisant ceder son proffit aux paroles.
Quoy? disoient-ils, estes vous l'homicide
D'un pauvre esprit, qui vous prend pour sa guide?
Faut-il qu'en vous la Noblesse s'offense,
Dont la rigueur à celle la ne pense,
Qui fait de vous le but de ses pensees?
O qu'ils font mal envers vous addresses!
Octavienne a le nom de l'espouse,
Et ceste ci, dont la flame jalouse
Empesche assez la viste renommee,
Sera l'amie en son pays nommee:
Ceste divine, à qui rendent hommage
Tant de pays joints à son heritage.
Tant peurent donc vos mines & addresses,
Et de ceux la les plaintes flatteresses,
Qu'Octavienne & sa femme & ma sœur,
Fut dechassee, & dechassa vostre heur.
Vous taisez-vous, avez-vous plus desir,
Pour m'appaiser d'autre excuse choisir?
Que diriez-vous du tort fait aux Rommains,
Qui s'enfuyoient secrettement des mains
De vostre Antoine, alors que vostre rage
Leur redoubloit l'outrage sus l'outrage?
Que diriez vous de ce beau testament
Qu'Antoine avoit remis secrettement
Dedans les mains des pucelles Vestales?
Ces maux estoyent les conduites fatales
De vos malheurs: & ores peu rusee
Vous voudriez bien encore estre excusee.
Contentez-vous, Cleopatre, & pensez
Que c'est assez de pardon, & assez
D'entretenir le fuseau de vos vies,
Qui ne feront à vos enfans ravies.

Cleopatre.
Ore, Cesar, chetive je m'accuse,
En m'excusant de ma premiere excuse,
Recognoissant que ta seule pitié
Peut donner bride à ton inimitié:
Que ja pour moy tellement se commande,
Que tu ne veux de moy faire une offrande
Aux Dieux ombreux, ny des enfans aussi
Que j'ai tourné en ces entrailles ci.
De ce peu donc de mon pouvoir resté
Je rens je rends grace à ta majesté:
Et pour donner à Cesar tesmoignage,
Que je suis sienne & le suis de courage,
Je veux, Cesar, te deceler tout l'or,
L'argent, les biens, que je tiens en thresor.

Le chœur.
Quand la servitude
      Le col enchesnant
      Dessous le joug rude
      Va l'homme gesnant:
Sans que lon menasse
      D'un sourcil plié,
      Sans qu'effort on face
      Au pauvre lié,
Assez il confesse,
      Assez se contraint,
      Assez il se presse
      Par la crainte estraint.
Telle est la nature
      Des serfs déconfits,
      Tant de mal n'endure
      De Japet le fils.

Octavien.
L'ample thresor, l'ancienne richesse
Que vous nommez, tesmoigne la hautesse
De vostre race: & n'estoit le bon heur
D'estre du tout en la terre seigneur,
Je me plaindrois qu'il faudra que soudain
Ces biens royaux changent ainsi de main.

Seleuque.
Comment, Cesar, si l'humble petitesse
Ose adresser sa voix à ta hautesse,
Comment peux tu ce thresor estimer
Que ma Princesse a voulu te nommer?
Cuides tu bien, si accuser je l'ose,
Que son thresor tienne si peu de chose?
La moindre Roine à ta loy flechissante
Est en thresor autant riche & puissante,
Qui autant peu ma Cleopatre égale,
Que par les champs une case rurale
Au fier chasteau ne peult estre egalee,
Ou bien la motte à la roche gelee.
Celle sous qui tout l'Egypte flechit,
Et qui du Nil l'eau fertile franchit,
A qui le Juif, & le Phenicien,
L'Arabien, & le Cilicien,
Avant ton foudre ore tombé sur nous,
Souloyent courber les hommagers genoux:
Qui aux thresors d'Antoine commandoit,
Qui tout ce monde en pompes excedoit,
Ne pourroit elle avoir que ce thresor?
Croy, Cesar, croy qu'elle a de tout son or,
Et autres biens tout le meilleur caché.

Cleopatre.
A faux meurdrier! a faux traistre, arraché
Sera le poil de ta teste cruelle.
Que pleust aux Dieux que ce fust ta cervelle!
Tien traistre, tien.

Seleuque.
            O Dieux!

Cleopatre.
                        O chose detestable!
Un serf un serf!

Octavien.
                        Mais chose esmerveillable
D'un cœur terrible!

Cleopatre.
Et quoy, m'accuses tu?
Me pensois tu veufve de ma vertu
Comme d'Antoine? aa traistre

Seleuque.
                                   Retiens la,
Puissant Cesar, retiens la doncq.

Cleopatre.
                                               Voila
Tous mes biensfaits. Hou! le dueil qui m'efforce,
Donne à mon cœur langoureux telle force,
Que je pourrois, ce me semble, froisser,
Du poing tes os, & tes flancs crevasser
A coups de pied.

Octavien.
                        O quel grinsant courage!
Mais rien n'est plus furieux que la rage
D'un cœur de femme. Et bien, quoy, Cleopatre?
Estes vous point ja saoule de le battre!
Fuy t'en, ami, fuy t'en.

Cleopatre.
                        Mais quoy, mais quoy?
Mon Empereur, est-il un tel esmoy
Au monde encore que ce paillard me donne?
Sa lacheté ton esprit mesme estonne,
Comme je croy, quand moy Roine d'ici,
De mon vassal suis accusee ainsi,
Que toy, Cesar, as daigné visiter,
Et par ta voix à repos inciter.
Hé si j'avois retenu des joyaux,
Et quelque part de mes habits royaux,
L 'aurois-je fait pour moy, las, malheureuse!
Moy, qui de moy ne suis plus curieuse?
Mais telle estoit ceste esperance mienne,
Qu'à ta Livie & ton Octavienne
De ces joyaux le present je feroy,
Et leurs pitiez ainsi pourchassereoy,
Pour (n'estant point de mes presens ingrates)
Envers Cesar estre mes advocates.

Octavien.
Ne craignez point, je veux que ce thresor
Demeure vostre: encouragez-vous or',
Vivez ainsi en la captivité
Comm' au plus haut de la prosperité.
Adieu: songez qu'on ne peut recevoir
Des maux, sinon quand on pense en avoir.
Je m'en retourne.

Cleopatre.
                        Ainsi vous soit ami
Tout le Destin, comm' il m'est ennemi.

Le Chœur.
Où courez-vous, Seleuque, où courez-vous?

Seleuque.
Je cours, fuyant l'envenimé courroux.

Le Chœur.
Mais quel courroux? hé Dieu, si nous en sommes!

Seleuque.
Je ne fuy pas ny Cesar ny ses hommes.

Le Chœur.
Qu'y a t'il donc que peut plus la fortune?

Seleuque.
II n'y a rien, sinon l'offense d'une.

Le Chœur.
Auroit on bien nostre Roine blessee?

Seleuque.
Non non, mais j'ay nostre Roine offensee.

Le Chœur.
Quel malheur donc a causé ton offense?

Seleuque.
Que sert ma faute, ou bien mon innocence?

Le Chœur.
Mais dy le nous, dy, il ne nuira rien.

Seleuque.
Dit, il n'apporte à la ville aucun bien.

Le Chœur.
Mais tant y a que tu as gaigné l'huis.

Seleuque.
Mais tant y a que ja puni j'en suis.

Le Chœur.
Estant puni en es tu du tout quitte?

Seleuque.
Estant puni plus fort je me dépite,
Et ja dans moy je sens une furie,
Me menassant que telle fascherie
Poindra sans fin mon ame furieuse,
Lors que la Roine & triste & courageuse
Devant Cesar aux cheveux m'a tiré,
Et de son poing mon visage empiré:
S'elle m'eust fait mort en terre gesir,
Elle eust preveu à mon present desir,
Veu que la mort n'eust point esté tant dure
Que l'eternelle & mordante pointure,
Qui ja desja jusques au fond me blesse
D'avoir blessé ma Roine & ma maistresse.

Le Chœur.
O quel heur à la personne
      Le Ciel gouverneur ordonne,
      Qui contente de son sort,
      Par convoitise ne sort
      Hors de l'heureuse franchise,
      Et n'a sa gorge submise
      Au joug & trop dur lien
      De ce pourchas terrien,
Mais bien les autres sauvages,
      Les beaux tapis des herbages,
      Les rejettans arbrisseaux,
      Les murmures des ruisseaux,
      Et la gorge babillarde
      De Philomele jasarde,
      Et l'attente du Printemps
      sont ses biens & passetemps.
Sans que l'ame haut volante,
      De plus grand desir bruslante
      Suive les pompeux arrois:
      Et puis offensant ses Rois,
      Ait pour maigre recompense
      Le feu, le glaive, ou potance,
      Ou plustost mille remors,
      Conferez à mille morts.
Si l'inconstante fortune
      Au matin est opportune,
      Elle est importune au soir.
      Le temps ne se peut rassoir,
      A la fortune il accorde,
      Portant à celuy la corde
      Qu'il avoit paravant mis
      Au rang des meilleurs amis.
Quoy que soit, soit mort ou peine
      Que le Soleil nous rameine
      En nous ramenant son jour:
      Soit qu'elle face sejour,
      Ou bien que pare la mort griefve
      Elle se face plus briefve:
      Celuy qui ard de desir
      S'est tousjours senti saisir.
Arius de ceste ville,
      Que ceste ardeur inutile
      N'avoit jamais retenu:
      Ce Philosophe chenu,
      Qui déprisoit toute pompe,
      Dont ceste ville se trompe,
      Durant nostre grand' douleur
      A receu le bien & l'heur:
Cesar faisant son entree,
      A la sagesse monstree
      L'heur & la felicité,
      La raison, la verité,
      Qu'avoit en soy ce bon maistre,
      Le faisant mesme à sa dextre
      Costoyer, pour estre à nous
      Comme un miracle entre tous.
Seleuque, qui de la Roine
      Recevoit le patrimoine
      En partie, & qui dressoit
      Le gouvernement, reçoit,
      Et outre ceste fortune
      Qui nous est à tous commune,
      Plus griefve infelicité
      Que nostre captivité.
Mais or' ce dernier courage
      De ma Roine est un presage,
      S'il faut changer de propos,
      Que la meurdriere Atropos
      Ne souffrira pas qu'on porte
      A Romme ma Roine forte,
      Qui veut de ses propres mains
      S'arracher des fiers Rommains.
Celle la dont la constance
      A pris soudain la vengeance
      Du serf & dont la fureur
      N'a point craint son Empereur:
      Croyez que plustost l'espee
      En son sang sera trempee,
      Que pour un peu moins souffrir
      A son deshonneur s'offrir.

Seleuque.
O sainct propos, ô verité certaine!
Pareille aux dez est nostre chance humaine.

 

   [Le texte se fonde sur l'édition de Charles Marty-Laveaux (Paris: Lemerre, 1868), t. I: 93-115, qui utilise les premières éditions imprimées, de 1574 et 1583, où la seconde corrige la première. Texte transcrit par G. Mallary Masters (UNC, Chapel Hill); corrections faites par G. Mallary Masters, Adam Gori, et Michel Porterat.].