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A T H E N A


Montesquieu

Lettres persanes

- Lettres persanes
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- Introduction
- Quelques réflexions sur les lettres persanes

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- André Lefèvre: Notes et variantes
- André Lefèvre: Index des Lettres persanes
- Marcel Devic: Le calendrier persan
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Lettre XXVIII.

RICA A ***.

            Je vis hier une chose assez singulière, quoique elle se passe tous les jours à Paris.
            Tout le peuple s'assemble sur la fin de l'après-dînée, et va jouer une espèce de scène que j'ai entendu appeler comédie. Le grand mouvement est sur une estrade, qu'on nomme le théâtre. Aux deux côtés on voit, dans de petits réduits, qu'on nomme loges, des hommes et des femmes qui jouent ensemble des scènes muettes, à peu près comme celles qui sont en usage en notre Perse.
             Tantôt c'est une amante affligée qui exprime sa langueur; tantôt une autre, avec des yeux vifs et un air passionné, dévore des yeux son amant, qui la regarde de même: toutes les passions sont peintes sur les visages, et exprimées avec une éloquence qui n'en est que plus vive pour être muette. Là les acteurs ne paraissent qu'à demi-corps, et ont ordinairement un manchon, par modestie, pour cacher leurs bras. Il y a en bas une troupe de gens debout qui se moquent de ceux qui sont en haut sur le théâtre, et ces derniers rient à leur tour de ceux qui sont en bas.
            Mais ceux qui prennent le plus de peine sont quelques jeunes gens, qu'on prend pour cet effet dans un âge peu avancé pour soutenir à la fatigue. Ils sont obligés d'être partout; ils passent par des endroits qu'eux seuls connaissent, montent avec une adresse surprenante d'étage en étage; ils sont en haut, en bas, dans toutes les loges; ils plongent pour ainsi dire; on les perd, ils reparaissent; souvent ils quittent le lieu de la scène, et vont jouer dans un autre. On en voit même qui, par un prodige qu'on n'aurait osé espérer de leurs béquilles, marchent et vont comme les autres. Enfin on se rend à des salles où l'on joue une comédie particulière: on commence par des révérences, on continue par des embrassades. On dit que la connaissance la plus légère met un homme en droit d'en étouffer un autre: il semble que le lieu inspire de la tendresse. En effet, on dit que les princesses qui y règnent ne sont point cruelles; et si on excepte deux ou trois heures par jour, où elles sont assez sauvages, on peut dire que le reste du temps elles sont traitables, et que c'est une ivresse qui les quitte aisément.
            Tout ce que je te dis ici se passe à peu près de même dans un autre endroit qu'on nomme l'Opéra: toute la différence est que l'on parle à l'un, et chante à l'autre. Un de mes amis me mena l'autre jour dans la loge où se déshabillait une des principales actrices. Nous fîmes si bien connaissance, que le lendemain je reçus d'elle cette lettre:

            "Monsieur,
            Je suis la plus malheureuse fille du monde; j'ai toujours été la plus vertueuse actrice de l'Opéra. Il y a sept ou huit mois, que j'étais dans la loge où vous me vîtes hier; comme je m'habillais en prêtresse de Diane, un jeune abbé vint m'y trouver; et, sans respect pour mon habit blanc, mon voile et mon bandeau, il me ravit mon innocence. J'ai beau exagérer le sacrifice que je lui ai fait, il se met à rire, et me soutient qu'il m'a trouvée très profane. Cependant je suis si grosse, que je n'ose plus me présenter sur le théâtre: car je suis, sur le chapitre de l'honneur, d'une délicatesse inconcevable; et je soutiens toujours qu'à une fille bien née il est plus facile de faire perdre la vertu que la modestie. Avec cette délicatesse, vous jugez bien que ce jeune abbé n'eût jamais réussi, s'il ne m'avait promis de se marier avec moi: un motif si légitime me fit passer sur les petites formalités ordinaires, et commencer par où j'aurais dû finir. Mais, puisque son infidélité m'a déshonorée, je ne veux plus vivre à l'Opéra, où, entre vous et moi, l'on ne me donne guère de quoi vivre: car, à présent que j'avance en âge, et que je perds du côté des charmes, ma pension, qui est toujours la même, semble diminuer tous les jours. J'ai appris par un homme de votre suite que l'on faisait un cas infini, dans votre pays, d'une bonne danseuse, et que, si j'étais à Ispahan, ma fortune serait aussitôt faite. Si vous vouliez m'accorder votre protection, et m'emmener avec vous dans ce pays-là, vous auriez l'avantage de faire du bien à une fille qui, par sa vertu et sa conduite, ne se rendrait pas indigne de vos bontés. Je suis..."

            De Paris, le 2 de la lune de Chaval, 1712