Athena s'apprêtant à écrire
Athena getting ready to write

A T H E N A


Montesquieu

Lettres persanes

- Lettres persanes
- Table des matières
- Introduction
- Quelques réflexions sur les lettres persanes

Lettres
1 2 3 4 5
6 7 8 9 10
11 12 13 14 15
16 17 18 19 20
21 22 23 24 25
26 27 28 29 30
31 32 33 34 35
36 37 38 39 40
41 42 43 44 45
46 47 48 49 50
51 52 53 54 55
56 57 58 59 60
61 62 63 64 65
66 67 68 69 70
71 72 73 74 75
76 77 78 79 80
81 82 83 84 85
86 87 88 89 90
91 92 93 94 95
96 97 98 99 100
101 102 103 104 105
106 107 108 109 110
111 112 113 114 115
116 117 118 119 120
121 122 123 124 125
126 127 128 129 130
131 132 133 134 135
136 137 138 139 140
141 142 143 144 145
146 147 148 149 150
151 152 153 154 155
156 157 158 159 160
161        

- Texte complet (html)
- Texte complet (pdf)

- André Lefèvre: Notes et variantes
- André Lefèvre: Index des Lettres persanes
- Marcel Devic: Le calendrier persan
- Ouvrages de André Lefèvre

 

LETTRE XXXV.

USBEK A GEMCHID, SON COUSIN,
DERVIS DU BRILLANT MONASTERE DE TAURIS.

            Que penses-tu des chrétiens, sublime dervis? Crois-tu qu'au jour du jugement ils seront comme les infidèles Turcs, qui serviront d'ânes aux Juifs, et seront menés par eux au grand trot en enfer? Je sais bien qu'ils n'iront point dans le séjour des prophètes, et que le grand Ali n'est point venu pour eux. Mais, parce qu'ils n'ont pas été assez heureux pour trouver des mosquées dans leur pays, crois-tu qu'ils soient condamnés à des châtiments éternels, et que Dieu les punisse pour n'avoir pas pratiqué une religion qu'il ne leur a pas fait connaître? Je puis te le dire: j'ai souvent examiné ces chrétiens; je les ai interrogés pour voir s'ils avaient quelque idée du grand Ali, qui était le plus beau de tous les hommes; j'ai trouvé qu'ils n'en avaient jamais ouï parler.
            Ils ne ressemblent point à ces infidèles que nos saints prophètes faisaient passer au fil de l'épée, parce qu'ils refusaient de croire aux miracles du ciel; ils sont plutôt comme ces malheureux qui vivaient dans les ténèbres de l'idolâtrie avant que la divine lumière vînt éclairer le visage de notre grand prophète.
            D'ailleurs, si on examine de près leur religion, on y trouvera comme une semence de nos dogmes. J'ai souvent admiré les secrets de la Providence, qui semble les avoir voulu préparer par là à la conversion générale. J'ai ouï parler d'un livre de leurs docteurs, intitulé la Polygamie triomphante, dans lequel il est prouvé que la polygamie est ordonnée aux chrétiens. Leur baptême est l'image de nos ablutions légales; et les chrétiens n'errent que dans l'efficacité qu'ils donnent à cette première ablution, qu'ils croient devoir suffire pour toutes les autres. Leurs prêtres et les moines prient comme nous sept fois le jour. Ils espèrent de jouir d'un paradis où ils goûteront mille délices par le moyen de la résurrection des corps. Ils ont, comme nous, des jeûnes marqués, des mortifications avec lesquelles ils espèrent fléchir la miséricorde divine. Ils rendent un culte aux bons anges, et se méfient des mauvais. Ils ont une sainte crédulité pour les miracles que Dieu opère par le ministère de ses serviteurs. Ils reconnaissent, comme nous, l'insuffisance de leurs mérites, et les besoins qu'ils ont d'un intercesseur auprès de Dieu. Je vois partout le mahométisme, quoique je n'y trouve point Mahomet. On a beau faire, la vérité s'échappe, et perce toujours les ténèbres qui l'environnent. Il viendra un jour où l'Eternel ne verra sur la terre que de vrais croyants. Le temps, qui consume tout, détruira les erreurs mêmes. Tous les hommes seront étonnés de se voir sous le même étendard: tout, jusqu'à la loi, sera consommé; les divins exemplaires seront enlevés de la terre, et portés dans les célestes archives.

            A Paris, le 20 de la lune de Zilhagé, 1713.