Athena s'apprêtant à écrire
Athena getting ready to write

A T H E N A


Montesquieu

Lettres persanes

- Lettres persanes
- Table des matières
- Introduction
- Quelques réflexions sur les lettres persanes

Lettres
1 2 3 4 5
6 7 8 9 10
11 12 13 14 15
16 17 18 19 20
21 22 23 24 25
26 27 28 29 30
31 32 33 34 35
36 37 38 39 40
41 42 43 44 45
46 47 48 49 50
51 52 53 54 55
56 57 58 59 60
61 62 63 64 65
66 67 68 69 70
71 72 73 74 75
76 77 78 79 80
81 82 83 84 85
86 87 88 89 90
91 92 93 94 95
96 97 98 99 100
101 102 103 104 105
106 107 108 109 110
111 112 113 114 115
116 117 118 119 120
121 122 123 124 125
126 127 128 129 130
131 132 133 134 135
136 137 138 139 140
141 142 143 144 145
146 147 148 149 150
151 152 153 154 155
156 157 158 159 160
161        

- Texte complet (html)
- Texte complet (pdf)

- André Lefèvre: Notes et variantes
- André Lefèvre: Index des Lettres persanes
- Marcel Devic: Le calendrier persan
- Ouvrages de André Lefèvre

 

LETTRE CIX

USBEK A ***.

            Il y a une espèce de livres que nous ne connaissons point en Perse, et qui me paraissent ici fort à la mode: ce sont les journaux. La paresse se sent flattée en les lisant: on est ravi de pouvoir parcourir trente volumes en un quart d'heure.
            Dans la plupart des livres, l'auteur n'a pas fait les compliments ordinaires, que les lecteurs sont aux abois: il les fait entrer à demi morts dans une matière noyée au milieu d'une mer de paroles. Celui-ci veut s'immortaliser par un in-douze; celui-là, par un in-quarto; un autre, qui a de plus belles inclinations, vise à l'in- folio; il faut donc qu'il étende son sujet à proportion; ce qu'il fait sans pitié, comptant pour rien la peine du pauvre lecteur, qui se tue à réduire ce que l'auteur a pris tant de peine à amplifier.
            Je ne sais, ***, quel mérite il y a à faire pareils ouvrages: j'en ferais bien autant si je voulais ruiner ma santé et un libraire.
            Le grand tort qu'on les journalistes, c'est qu'ils ne parlent que des livres nouveaux: comme si la vérité était jamais nouvelle. Il me semble que, jusqu'à ce qu'un homme ait lu tous les livres anciens, il n'a aucune raison de leur préférer les nouveaux.
            Mais lorsqu'ils s'imposent la loi de ne parler que des ouvrages encore tout chauds de la forge, ils s'en imposent un autre, qui est d'être très ennuyeux. Ils n'ont garde de critiquer les livres dont ils font les extraits, quelque raison qu'ils en aient; et, en effet, quel est l'homme assez hardi pour vouloir se faire dix ou douze ennemis dans les mois?
            La plupart des auteurs ressemblent aux poètes, qui souffriront une volée de coups de bâton sans se plaindre; mais qui, peu jaloux de leurs épaules, le sont si fort de leurs ouvrages, qu'ils ne sauraient soutenir la moindre critique. Il faut donc bien se donner de garde de les attaquer par un endroit si sensible; et les journalistes le savent bien. Ils font donc tout le contraire; ils commencent par louer la matière qui est traitée. première fadeur, de là ils passent aux louanges de l'auteur; louanges forcées: car ils ont affaire à des gens qui sont encore en haleine, tout prêts à se faire faire raison, et à foudroyer à coup de plume un téméraire journaliste.

            De Paris, le 5 de la lune de Zilcadé, 1718.