Athena s'apprêtant à écrire
Athena getting ready to write

A T H E N A


Edmond NOGUÈRES
ARMÉNIE

[Avant-Propos]

Arménie
Dédicace
Carte sommaire de l'Arménie
Préface

Géographie
CHAPITRE I. - L'Ararat
CHAPITRE II. - Le Vilayet

Histoire
CHAPITRE I. - Des origines de la nation arménienne
CHAPITRE II. - Des entraves constantes apportées au développement historique d'un peuple
CHAPITRE III. - L'Arménie sous la domination turque

Religion - Moeurs - Littérature
CHAPITRE I. - Alcoran et Chrétienté
CHAPITRE II. - Un parallèle
CHAPITRE III. - D'une littérature qui aurait eu de l'éclat

Situation actuelle
CHAPITRE II. - Le Grand Assassin
CHAPITRE II. - Des véritables causes des massacres
CHAPITRE III. - Les massacres
CHAPITRE IV. - Rôle des puissances européennes

Conclusion
Vie ou mort

Table des matières

 

Arménie

Edmond Noguères

ARMÉNIE

Géographie – Histoire – Religion
Mœurs – Littérature
Situation actuelle

Avec une carte et 16 gravures
Préface de M. le professeur E. Barde

Genève
Philippe Dürr, Éditeur
Ancienne librairie Cherbulliez
Rue Bovy-Lysberg

Paris
G. Fischbacher, Libraire
33, Rue de Seine

1897

Tous droits réservés

Genève – Imprimerie Paul Richter

 

       A Monsieur Eugène Richard
       Conseiller d'État
       Président du Département de l'Instruction Publique
       Genève

       Vous avez pris la noble initiative de former à Genève un Comité de protestation en faveur des Arméniens.
       Votre magnifique conférence du 29 septembre 1896, au Bâtiment électoral, a éveillé dans nos populations un sentiment de profonde sympathie pour les malheureuses victimes d'Asie Mineure.
       Elle m'a donné l'idée d'écrire ce volume.
       Je vous demande de l'accepter comme il est: indulgent, pour ses défauts, veuillez n'y voir que le sentiment qui l'a inspiré: faire connaître un pays et un peuple qui ont droit à tout notre respect et à toute notre pitié.
       Modeste pièce apportée à l'édifice d'une réhabilitation nationale, ce livre n'a pas d'autre prétention.
       Vous le dédier sera l'expression de ma reconnaissance.
       Edmond Noguères

Arménie, carte

PRÉFACE

       M. Noguères me demande de reproduire, sous forme de préface à son ouvrage, le discours que j'ai prononcé le 29 septembre dans une assemblée publique tenue en faveur des Arméniens.
       Je ne puis refuser de concourir à une œuvre qui m'apparaît comme un devoir de justice et de charité. Toutefois, je dois abréger, et de beaucoup, mon allocution. Tout ce qui concerne la géographie et l'histoire de l'Arménie est exposé, en détail et avec compétence, dans le volume lui-même; je n'y reviens pas. Je me bornerai donc à quelques pages très courtes, pour essayer de réveiller, ou de conserver, la sympathie de nos lecteurs en faveur des persécutés ... Hélas! de quelle impuissance nos compassions ne semblent-elles pas frappées depuis des mois!
       Longtemps, l'Europe n'a voulu ni voir ni entendre. Elle étouffait de son mieux les cris des Arméniens. Pour donner à son indifférence au moins le semblant d'une excuse, elle criait de son côté... Elle criait à l'exagération.
       Pas un esprit impartial ne saurait admettre aujourd'hui ce misérable essai d'apologie. Non, les récits n'ont pas été exagérés. Ces tableaux d'atrocités froidement commises, contre une population innocente et tranquille, sont demeurés au-dessous de la réalité. Ils ne pouvaient pas, ils ne devaient pas tout dire. Et à cette heure encore, je dois retenir ma plume pour l'empêcher de confier au papier des traits, d'ailleurs parfaitement authentiques, mais trop horribles pour être contés. Les bourreaux des empereurs romains ni ceux de l'Inquisition n'ont rien trouvé de plus raffiné. J'ai lu, dans un tout récent ouvrage da Dr Lepsius (1-11), un chapitre intitulé: Etwas für starke Nerven. L'auteur a raison. Il faut avoir les nerfs solides pour lire ces pages jusqu'au bout.
       Voici un prêtre dont la barbe est magnifique: on l'arrose de pétrole et l'on y met le feu; sa mort, au moins, présentera un spectacle nouveau. Voici une jeune femme à l'opulente chevelure: on répand sur sa tête le contenu d'une poire à poudre, et l'on allume, et la tête saute, et la foule applaudit. — Oui, vraiment; on applaudit, on rit beaucoup. Un boucher arménien et son fils, sont tués à coups de fusil, puis coupés en morceaux; leurs membres, fichés à des bâtons, sont offerts aux passants: "Qui achète un bras, une jambe, des pieds, des têtes? A bon marché! " — "Je parie, hurle un de ces héros, que je vous abats d'un seul coup les têtes de quatre poupées chrétiennes. " — "Tenu! exclame la populace enchantée." Le soldat (c'en était un) arrache quatre enfants des bras de leurs mères, les réunit tête contre tête, les fait un instant tenir immobiles, et d'un seul coup, en effet, de son cimeterre, décapite les quatre petits. (1-12)
       Ce sont des exagérations, répond toujours le bon public. Il est impossible que cela soit vrai! — Alors, pourquoi ces prétendues exagérations n'ont-elles jamais été réfutées? Pourquoi un écrivain calme, impartial, jouissant d'une autorité incontestée, n'a-t-il pas encore rétabli la vérité vraie? C'est que la vérité c'était cela. C'est que ces scènes odieuses se sont passées, et que beaucoup d'autres non moins épouvantables se sont répétées depuis 1894. La brochure si simple, si précise, de M. Georges Godet, relatant ces faits et d'autres pareils, est arrivée en peu de temps à sa quatrième édition je ne sache pas qu'elle ait été l'objet d'une seule tentative de réfutation.
       Au reste, à en croire les témoins oculaires, il y a en Arménie quelque chose de plus terrible encore que les assassinats: ce sont les prisons. Les termes manquent presque à notre langue pour décrire ces bouges infects, ces instruments de tortures, ces mille moyens savamment employés pour prolonger la vie, afin que les souffrances ne viennent pas trop tôt y mettre fin. Le Père Charmetant, dont on ne suspecte pas, croyons-nous, l'impartialité, a écrit là-dessus des pages qui font frissonner.
       Quel est donc le crime des infortunés décimés de la sorte?
       Il est multiple. D'abord, ils ne sont pas disciples du Prophète. Chrétiens de diverses dénominations, mais chrétiens, ils ne s'inclinent pas devant le croissant. Ils refusent de se convertir. Dès lors, il faut qu'ils meurent; leurs femmes et leurs filles ne sont bonnes qu'à remplir les harems des "fidèles".
       Ensuite, surtout peut-être, ils sont riches. Paresseux ou non, nous ne discuterons pas sur ce point, ils s'entendent aux affaires. Leurs capitaux sont productifs; leurs industries fournissent de beaux revenus. Quel appât, pour une soldatesque dont la solde est toujours en arrière de plusieurs mois ... Eh! simples que vous êtes. Payez-vous donc vous-mêmes. Il y a des Arméniens qui ont de l'argent. Tuez-les; pillez-les. De cette façon votre gouvernement sera quitte. Vous remplirez vos bourses vides et vous aurez du même coup accompli une œuvre sainte. — N'avons-nous pas vu tels massacres, en 1895 et en 1896, annoncés et préparés comme des fêtes religieuses, comme une façon d'offrir à Mahomet un culte qui lui serait agréable?
       Les gens qui veulent à tout prix trouver une excuse à ces meurtres, mettent en avant les comités révolutionnaires arméniens, et affirment que les Turcs, attaqués à l'improviste, n'ont fait que se défendre.
       Ces comités, nous ne nous en faisons en aucune façon solidaires. Nous croyons qu'ils ont rendu à leur cause les plus déplorables services. Il nous parait prouvé qu'ils ont réussi à redoubler les massacres, bien loin de les arrêter. Mais enfin, qu'on nous explique pourquoi les membres de ces comités ont presque toujours échappé à toute poursuite? Pourquoi la Turquie n'a rien fait de sérieux pour s'en débarrasser? Pourquoi, au contraire, elle semble tenir à les ménager et à les conserver? N'est-ce pas par ce qu'ils jouent au fond son propre jeu, donnant à croire à l'Europe — parfaitement disposée à s'en laisser persuader — que les Arméniens sont les massacreurs des Turcs?
       Un peu d'attention, cependant, suffirait pour faire évanouir cette légende commode et cruelle. Je prends l'ouvrage du Dr Lepsius, mentionné plus haut, et je trouve, à la page 22 une liste comparative des Arméniens et des Turcs qui ont succombé dans les tueries les plus connues. Il vaut la peine d'en reproduire quelques chiffres. Nous trouvons:

       A Trébizonde pour 20 Musul. 800 Arm. morts.
       A Erzeroum      "    12       "     900   "
       A Erzinjan        "      7       "   1'000   "
       A Arabkir         "     60      "   4'000   "

       Sur quoi j'observerai seulement que les chiffres des mahométans tués sont empruntés à des documents turcs. Ils n'auront donc pas été diminués. Cette comparaison, n'est-ce pas? ne permet guère de voir chez les sujets du Sultan de pauvres et innocentes victimes du fanatisme chrétien
       Un sentiment, un seul, dépasse à la fois notre pitié pour nos frères et notre indignation contre leurs bourreaux. C'est celui profond de la honte dont l'Europe civilisée et chrétienne continue à se couvrir. Ce spectacle révoltant, elle le regarde assez paisiblement. Elle s'en inquiète de temps à autre. Elle tolère des séances plus ou moins émues; des protestations où l'éloquence ne fait pas défaut; des articles de journaux et des collectes. Rien de tout cela ne la réveille de son sommeil intéressé. Il y aurait tant à craindre de prendre à cœur la question arménienne, qu'on préfère de beaucoup la laisser s'épuiser. Quand tous les villages auront été brûlés et tous les hommes égorgés, le problème sera probablement résolu.
       N'y a-t-il rien à faire pour s'opposer à cette solution, véritable aveu d'impuissance?
       Je ne sais. Je ne puis ni ne veux me mêler de diplomatie. On me dirait que je n'y entends rien, et l'on aurait raison. Il y a, heureusement, d'autres puissances, que celles dont les diplomates se sont montrés jusqu'à présent si incapables ou si faibles, en face d'une question d'humanité.
       Il y a la puissance de la conscience. Celle-là s'insurge et rien ne la fera taire. On ne l'écoute pas aujourd'hui. Peut-être qu'on ne l'écoutera pas demain. Un jour, elle saura bien se faire entendre. Alors, grossie de toutes les voix isolées qui retentissent maintenant presque dans le désert, elle fera trembler notre société contente d'elle-même, en lui criant: Qu'as-tu fait de ton frère
       Il y a la puissance de la charité. Non pas seulement de la charité qui donne: celle-là, maintenant, n'est déjà plus inactive. Elle s'est émue, en particulier, en faveur des soixante mille orphelins arméniens, qui mouraient de faim et de froid sur les routes de l'Asie Mineure. Mais aussi, et surtout, puissance de la charité qui aime; car l'amour seul est plus fort que l'égoïsme. Je voudrais que la Suisse, ma patrie, fût au premier rang de ce concert. Je voudrais que sa petitesse même l'aidât à préparer la victoire. Qu'elle ne soit pas, du moins, la dernière à se rappeler la parole que signale déjà la loi d'Israël, et que Jésus a gravée dans le Livre des Chrétiens: "Tu aimeras ton prochain comme toi-même! "

Ed. BARDE.

NOTES

       (1-11) Armenien u. Europa. Eine Anklageschrift, 1896.
       (1-12) Armenia, p. 30.

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