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A T H E N A


Edmond NOGUÈRES
ARMÉNIE

[Avant-Propos]

Arménie
Dédicace
Carte sommaire de l'Arménie
Préface

Géographie
CHAPITRE I. - L'Ararat
CHAPITRE II. - Le Vilayet

Histoire
CHAPITRE I. - Des origines de la nation arménienne
CHAPITRE II. - Des entraves constantes apportées au développement historique d'un peuple
CHAPITRE III. - L'Arménie sous la domination turque

Religion - Moeurs - Littérature
CHAPITRE I. - Alcoran et Chrétienté
CHAPITRE II. - Un parallèle
CHAPITRE III. - D'une littérature qui aurait eu de l'éclat

Situation actuelle
CHAPITRE II. - Le Grand Assassin
CHAPITRE II. - Des véritables causes des massacres
CHAPITRE III. - Les massacres
CHAPITRE IV. - Rôle des puissances européennes

Conclusion
Vie ou mort

Table des matières

 

SITUATION ACTUELLE

Gladstone

CHAPITRE Ier

Le Grand Assassin.

       Le rôle de l'histoire ne consiste pas seulement à enregistrer brutalement la série des faits qui se déroulent d'une époque à une autre. Il lui appartient aussi de juger ces faits, d'en établir les causes et d'en déduire les conséquences. C'est du moins ainsi que les Michelet, Thiers, Duruy, pour ne citer que ceux-là, l'entendent.
       S'inspirant à la fois des mœurs du pays, de l'opinion des contemporains, de l'état de la civilisation, elle prononce des arrêts que la postérité discute parfois, mais respecte toujours; et de même que les noms de ceux qu'elle vénère sont désignés à l'éternelle reconnaissance de l'humanité, de même ceux qu'elle marque de son stigmate restent à jamais flétris.
       Mais avant la sanction immuable prononcée par l'histoire, il y a les sentences partielles dictées par la conscience publique, et formulées par les voix les plus autorisées des classes dirigeantes. Exprimées par un seul, elles sont l'expression du plus grand nombre, et en cette qualité méritent d'être considérées comme les bases mêmes des jugements futurs.
       Or si nous consultons, non seulement les peuples occidentaux mais encore les Turcs eux-mêmes sur celui qui tient entre ses mains les destinées de la Turquie, nous recevons, à de rares exceptions près la même réponse. Le parti des mécontents grandit chaque jour davantage sur les rives du Bosphore; et si fort accoutumés qu'ils soient à une servitude morale et physique complète, les Turcs commencent à comprendre que l'infamie a des limites, et que le règne de la misère et du brigandage a suffisamment duré.
       Repoussant comme leur œuvre, les sanglantes journées de ces dernières années, ils en font, d'un unanime accord, tomber la responsabilité sur leur gouvernement, ne voulant pas même y voir l'initiative des Kurdes ou de leurs semblables.
       Mieux placés que nous pour juger les événements, ils croient fermement à un mot d'ordre, à un plan préparé longtemps à l'avance, et dont les féroces habitants des hauts plateaux n'ont été que le docile instrument.
       C'est devant l'unanimité de ce sentiment, qu'un homme d'état anglais, celui que respectueusement on appelle le Grand Vieillard, n'a pas hésité à qualifier comme il le mérite le chef de ce gouvernement d'injustice et de cruauté. Le 24 septembre 1896, à Liverpool, devant une affluence considérable, M. Gladstone a de sa juvénile éloquence, flagellé Abdhul-Hamid II. "Il n'y a point d'autre cause aux massacres que celui qui s'abrite derrière les épaisses murailles d'Yldiz, celui que l'on peut sans exagération appeler: le grand assassin." Voici d'ailleurs un extrait des passages les plus saillants de ce remarquable discours, qui pendant une heure et quart n'a été que la juste critique d'événements honteux et pour la Turquie et pour l'Europe.
       "Il ne s'agit pas d'une croisade contre l'Islam. Il ne s'agit pas d'un changement de politique ou de sentiment envers nos concitoyens musulmans de l'Inde. Je dirai plus: il ne s'agit pas d'une condamnation générale de l'Empire musulman et ottoman. Au contraire, au milieu des horribles et déchirantes nouvelles que nous avons lues et entendues si souvent, une de nos rares consolations a été de voir que, malgré la perpétration du massacre par les
       agents du gouvernement, malgré l'encouragement donné ouvertement au massacre par la plus haute autorité, il s'est trouvé de bons et généreux mahométans qui se sont opposés de toute leur force à ces méfaits et qui ont gagné un droit à notre sympathie et à notre admiration. Et, bien qu'il soit vrai que nous agissons en ce moment en faveur de personnes qui sont chrétiennes, j'affirme en toute confiance, et vous allez soutenir mon affirmation, que si, au lieu d'être chrétiennes, elles étaient mahométanes, in doues, bouddhistes, confuciennes, tout ce que vous voudrez, elles auraient précisément eu le même droit à votre appui.
       Rappelez-vous qu'il s'est passé 18 mois ou plus depuis que le premier de ces gigantesques massacres a été perpétré, et que, lorsque cet événement eut lieu, il fut considéré si extraordinaire qu'il n'avait pas eu de précédent dans le passé, car la Bulgarie a été complètement éclipsée par l'Arménie. Mais hélas! ce massacre, bien que gigantesque, a été continué de façon à former une série de massacres, et lorsque le Sultan, conscient du triomphe de sa diplomatie en Europe, a transporté l'œuvre du massacre dans sa capitale, sous ses propres yeux et sous les yeux des ambassadeurs, il a paru avoir atteint pour le moment le sommet de son pouvoir pour le faire. Comparons le massacre de la Bulgarie avec le massacre des Arméniens. Il créa en Europe une plus grande sensation. Etait-il pire et plus atroce? Au contraire, je n'hésite pas à dire que bien qu'il fût abominable et exécrable et impardonnable, il était plus pâle que les massacres qui ont eu lieu dans les replis des collines arméniennes. Il était d'une couleur plus pâle, parce qu'il s'était généralement borné à l'œuvre du meurtre; mais, dans les massacres arméniens, on a ajouté à l'œuvre du meurtre l'œuvre de la luxure, l'œuvre de la torture, l'œuvre du pillage, l'œuvre de la famine, et tout accessoire qu'il était possible à la méchanceté humaine d'imaginer.
       Supposons d'abord que tout effort pour obtenir la coopération directe d'une puissance européenne soit vain, ce qui est une vaste supposition. Dans cette supposition, la première chose à faire serait de demander à la Turquie de tenir ses engagements Si cette demande n'est pas acceptée, la première mesure à prendre serait, à mon avis, de rappeler de Constantinople notre ambassadeur et de renvoyer en même temps de Londres l'ambassadeur turc. Je crois que la chose ne saurait créer une guerre européenne (Rires)...
       Je ne crois pas à ce fantôme d'une guerre européenne contre des mesures désintéressées et justes, prises pour arrêter de brutaux et horribles massacres sur une échelle inouïe. Je ne crois pas que la Russie ou une autre puissance européenne déclarât la guerre pour assurer la continuation de ces massacres; tout ce que nous demandons c'est qu'ils ne continuent pas, qu'on donne une sécurité contre leur répétition; mais cette sécurité doit être effective, elle doit être réelle, elle ne doit pas être imaginaire, elle ne doit pas se borner à cette obtention de promesses sur papier dont nous nous sommes contentés trop souvent et trop longtemps.
       Quoi qu'il arrive, retirons-nous d'une position ambiguë. N'ayons pas l'air d'encourager ce qui a lieu. Renonçons à la neutralité et condamnons-la, et présentons-nous au gouvernement de S. M. la Reine en lui promettant cordialement notre appui volontaire et enthousiaste dans tous les efforts qu'il pourrait faire pour exprimer par la parole et par l'action sa détestation d'actes qui n'ont pas atteint peut-être encore leur consommation, mais qui sont déjà parvenus à une telle dimension et à une telle profondeur d'atrocité qu'ils constituent la plus terrible et la plus monstrueuse série de procédés qui aient jamais été enregistrés dans la déplorable histoire du crime humain (Applaudissements prolongés)."
       Le retentissement que ce discours a eu dans toute l'Europe, nous dispense de nous y étendre plus longtemps. Et son impression n'en sera pas passagère: il constitue une de ces sentences dont nous parlions, et pour l'histoire désormais, celui qui se voulait faire appeler El-Ghazi, le Victorieux, ne sera plus que Abdhul-Ahmid II, le Grand Assassin. Descendant de cette race dégénérée qui entraîne dans son avilissement l'empire turc tout entier, non content de faire languir en prison les membres mêmes de sa famille, ceux qui un jour le remplaceront, il décrète la ruine de la seule source de prospérité de ses états.
       Douillettement calfeutré dans son palais, environné de favoris que leur bassesse seule a fait réussir, il se laisse aller aux délices suprêmes d'une autocratie incontestée, et il bafoue, dans son orgueilleux fanatisme les puissances, qui n'osent agir.
       Lorsque, après l'absorption rapide d'une vingtaine de plats dont l'apprêt et l'ordre feraient reculer d'effroi un Brillat-Savarin, après la dégustation de son cherbet(1-177), le Sultan s'allonge sur son sofa pour y goûter le bonheur d'une lente digestion, qu'activent un savoureux moka et les émanations d'une longue pipe, il se laisse aller à ses longues somnolences, appelées kief, volupté suprême qui n'est ni la veille, ni le sommeil, et où l'exercice des sens est entièrement suspendu. Et alors, comme en un diorama fantastique, défilent, dans son cerveau surexcité, les grandes œuvres de ses prédécesseurs, avec l'accompagnement des fanfares guerrières qui acclamaient leurs triomphes, les cris de joie d'une servile populace, l'enivrement d'un fanatisme avide de carnage et de sang. Devant lui se dresse le Prophète, lui montrant dans les riantes campagnes d'Asie Mineure, les clochers surmontés de la croix devant laquelle sont prosternés des milliers et des milliers d'infidèles. Mort aux giaours! mort aux rayahs! et soudain, comme obéissant à un ordre d'essence mystérieuse, se précipitent en une furieuse avalanche les farouches sectaires du Coran. C'est une belle hécatombe offerte à la gloire d'Allah: le sang coule à flots et rougit le parvis des églises, et, triomphant, le muézin peut appeler du haut du minaret ses fidèles au namaz du soir. Plus rien à craindre de cette race à jamais maudite, qui, par son instruction, son intelligence, son honnêteté, pourrait un jour porter ombrage à la toute-puissance d'Allah. Entraînant dans ses progrès constants, la partie intelligente de l'Empire, elle aurait pu devenir dangereuse pour une dynastie que la crainte seule laisse régner: il fallait empêcher cette éclosion de sentiments nobles et généreux; il fallait étouffer dans le germe cet œuf d'où aurait pu surgir tout à coup une liberté néfaste pour la couronne des sultans.
       Nombreux sont dans l'histoire ottomane les exemples d'atrocités commises en exécution de l'explication d'un rêve; qui nous dit que, hanté par la perspective de voir bientôt la race arménienne s'élever au rang des nations les plus civilisées, Abdhul-Ahmid ne se soit pas vu en songe détrôner par ces infâmes giaours? Qui nous dit que, poussé par un entourage de Izzet-bey, Hussein-Agha et autres, il n'ait pas cru les prédictions intéressées d'ulémas avides des dépouilles des chrétiens? Qui nous dit que dans un de ces moments d'ivresse causée par l'opium ou le hashish, il n'a pas délibérément ordonné les massacres? Saura-t-on jamais ce qui s'agite dans ces vastes salles où l'orgie succède au silence, images frappantes de ce cerveau où la folie de l'ivresse succède sans transition aux affres de la peur?
       Chef religieux de l'Empire a-t-il obéi au fanatisme de sa race? D'instincts féroces, a-t-il seulement cédé à sa passion? Mégalomane, a-t-il voulu faire disparaître d'imaginaires persécuteurs? Qui le dira? Profondes sont les eaux du Bosphore, et les secrets qu'on confie à leur discrétion sont sûrs d'être bien gardés. Favorites ou familiers, en savent quelque chose: s'ils ont des yeux pour voir et des oreilles pour entendre, leur sort est vite réglé. On en fait le même cas que de ces jeunes Turcs dont les aspirations civilisatrices et humanitaires sont un crime et qui, comme l'a dit M. Zeky dans sa conférence de Neuchâtel, ont été exterminés par milliers, qui dans les cachots d'Yldiz, qui dans les gouffres du Bosphore. Fanatisme? Allons donc! Terreur bien plutôt de l'idée rénovatrice, de la pensée féconde; effroi d'une prise possible de cette Bastille de Stamboul, et de la chute atroce d'un couperet sanglant. Voilà ce que le poltron qui s'abrite derrière ses Tcherkesses armés, derrière son Hamidjé sans scrupules, a voulu éviter. Il a eu peur que l'heure de la Liberté ne sonne aussi pour son peuple, et il a pris ses précautions. Indigne de quelque respect, voué au mépris des générations futures, comme il est aujourd'hui voué à la haine de ses peuples, il restera à jamais sous le coup de ce soufflet appliqué par la vigoureuse main d'un vieillard — grand politique auquel la politique n'inspira jamais de saletés — et son nom s'ajoutera à la liste déjà longue de ceux qui comme lui ont mérité le titre de: Grand assassin.

CHAPITRE II

Des véritables causes des massacres.

       Si l'on fait la revue de la presse européenne, de la presse indépendante comme de la presse salariée, on peut distinguer deux grands courants d'opinion sur les causes des massacres. Au début, et alors que d'Europe ignorait encore ce qui se passait, ou plutôt alors qu'elle ne savait que ce que le Sultan voulait bien lui dire, on parlait d'une révolte arménienne, d'un soulèvement des chrétiens qui réclamaient, paraît-il, l'exécution de réformes promises depuis vingt ans! Il était question de terribles révolutionnaires, qui n'aspiraient à rien moins qu'à proclamer l'indépendance de l'Arménie: il fallait leur donner une leçon exemplaire, puis tout serait dit.
       Peu à peu arrivèrent de nouvelles dépêches annonçant de nouveaux massacres, et l'Europe s'émut. Les gouvernements, éclairés par les rapports de leurs consuls — qu'ils refusaient de faire connaître au public, — ouvrirent des enquêtes; et il en résulta la preuve flagrante que l'agitation arménienne n'était qu'un mythe, inventé à plaisir pour couvrir toute une série de forfaits. Ces rapports faisaient connaître en même temps l'étrange attitude de la police, qu'on avait vu partout prendre part aux massacres, celle non moins étrange des régiments de troupes régulières, qui soi-disant envoyés pour rétablir l'ordre, marchaient à l'assaut des couvents, des églises, des demeures particulières, au son de la trompette, et dépassaient même en férocité les Kurdes et les Circassiens. Aux explications demandées au gouvernement il était invariablement répondu: "Les Arméniens se sont révoltés, on a envoyé des troupes pour les faire rentrer dans l'ordre, et devant leur résistance, ces dernières ont dû faire usage de leurs armes. Poussés par leur fanatisme, il est possible que les soldats aient outrepassé leurs instructions: la vue du sang chrétien les excitait au meurtre et aux excès que vous signalez. Les mesures nécessaires seront prises pour éviter le renouvellement de ces faits, et les coupables seront punis."
       Le lendemain un autre vilayet était dévasté, et ainsi de suite jusqu'à ce que tous les vilayets arméniens aient subi le même sort. De coupables, on n'en trouva point. Ou plutôt on en trouva tellement que les prisons en regorgent encore: mais ce n'étaient que des Arméniens, ceux qui avaient échappé à la fureur des bourreaux.
       Et alors éclata, à mesure que ces nouvelles se confirmèrent, une indignation générale, qui obligea les cabinets européens à sortir de la coupable inaction où ils s'étaient renfermés. On exigea des explications: des mouvements populaires se dessinèrent, et la vérité fut connue. Elle est aujourd'hui indéniable: les massacres étaient préparés depuis longtemps: décidés par le gouvernement, il n'attendait qu'une occasion propice et voyant qu'elle ne se produisait pas, il la fit naître.
       Dès 1890 le Sultan et ses ministres avaient arrêté le plan de ces massacres périodiques, habituels au gouvernement turc dès qu'il craint le développement des nations sujettes de l'empire. Les rapports consulaires de 1890 et 1894 établissent en effet que les vexations des autorités civiles, valis, cadis, mudirs, etc., redoublent d'intensité; les classes intelligentes de la population sont particulièrement frappées; professeurs, prêtres, marchands, sont emprisonnés sans prétexte; les échauffourées entre Kurdes et Arméniens se multiplient, et les premiers déclarent ouvertement qu'ils ne risquent rien parce qu'ils agissent avec l'autorisation — presque sur l'ordre — du gouvernement. Voici à ce sujet ce qu'un consul écrit à son ambassadeur le 28 février 1891: (1-183)
       "Comme j'ai eu l'honneur de le rapporter déjà à votre excellence, l'armement des Kurdes est regardé ici avec beaucoup d'inquiétude. Cette inquiétude est encore augmentée par la conduite des Kurdes eux-mêmes, car beaucoup d'entre eux disent ouvertement qu'ils ont été organisés pour détruire les Arméniens et qu'on leur a assuré qu'ils ne seraient pas appelés devant les tribunaux pour rendre compte de leurs actions envers les chrétiens."
       Les Arméniens apeurés, craignant l'explosion des rancunes du Sultan, commencent à émigrer, ferment leurs boutiques, arrêtent leurs industries. Par la voie de sa presse, le Sultan leur fait savoir de ne rien craindre, de continuer à jouir tranquillement du régime de prospérité qu'ils doivent à sa bonté. Il les tranquillise même sur l'organisation de l'Hamidjé, disant que "l'initiative de cette heureuse idée et le grand succès qui couronnera certainement son exécution sont dus à sa sagesse et à sa prévoyance."
       Nulle part on n'a constaté l'explosion de la fureur populaire; nulle part les habitants musulmans d'une ville ne se sont jetés d'eux-mêmes sur les chrétiens: ils y ont été poussés, et le fait, si étrange qu'il paraisse est mentionné à maintes reprises dans les rapports consulaires. A Trébizonde, par exemple, dans la soirée du 4 octobre 1896, trois mille musulmans armés venus des villages voisins pénètrent dans la ville, pendant que ceux de la ville achètent au bazar toutes les armes qu'ils trouvent. Il y avait donc eu un mot d'ordre. A un signal donné par une sonnerie de trompette l'émeute commença, sans provocation aucune des Arméniens. Dans le prochain chapitre nous retrouverons ce fait à chaque journée sanglante; et c'est là la meilleure preuve, et de l'organisation des massacres, et de l'exécution d'un plan longuement prémédité.
       Nous avons déjà dit que nous ne croyons point que le fanatisme ait armé le bras des musulmans; nous ne croyons pas davantage que le fanatisme ait inspiré au Sultan l'idée des massacres.
       A notre avis cette décision prise en haut lieu est la résultante de deux facteurs, d'importance inégale, mais tous deux indiscutables:
       1° Le rang pris par la nation arménienne dans les arts, les sciences, l'industrie, le commerce; son état de civilisation en un mot.
       2° L'effrayante misère qui, comme une lèpre hideuse ravage tout l'empire ottoman.
       Il est en effet bizarre de voir les cabinets européens s'émouvoir et demander des réformes pour assurer l'existence des populations chrétiennes de l'empire ottoman, alors que jamais ils n'ont cherché à soumettre à la Porte un plan général de réformes, absolument nécessaires à l'existence de l'empire tout entier. Qu'on ne croie pas au moins que les chrétiens seuls sont maltraités, dépouillés, et impuissants devant les spoliations du fonctionnarisme. Les cultivateurs musulmans sont écrasés d'impôts qu'ils ne peuvent payer; les commerçants musulmans sont entravés dans leurs opérations, par les troubles continuels qui éclatent; ils perdent le plus grand nombre de leurs créances à la suite de la pénurie d'argent et de bien-être qui sévit dans toutes les classes de la population; à l'exception de celle des chefs militaires ou civils; et encore la plupart de ces derniers se croiraient-ils déshonorés s'ils payaient leurs dettes. Les ouvriers sans travail errent à la recherche d'occupations louches, et grossissent chaque jour le nombre des brigands qui infestent les routes et tiennent la montagne. La situation financière de l'empire rend impossible l'entretien des routes et des voies de communication qui sont dans un état déplorable. Le taux de l'intérêt monte souvent jusqu'à 45 % ruinant ainsi le petit commerce, la petite industrie, que la moindre secousse abat. Enfin la dette ottomane grossie chaque année, malgré la dernière banqueroute, ne se soutient plus que par de soi-disant emprunts, dont les fonds ne servent en réalité qu'à payer une minime partie des intérêts échus. Comme nous l'avons déjà dit, les fonctionnaires ne sont jamais payés régulièrement: au moment où ce livre va paraître, les traitements du premier trimestre de 1896, ne sont pas encore réglés.
       Dès lors, dès que la situation réelle de l'empire ottoman est connue; dès qu'il est avéré que sa mauvaise administration vide ses coffres; dès qu'éclate l'impossibilité matérielle où il se trouve, de subvenir à ses propres besoins et de sauvegarder la vie de tous ses sujets, en leur assurant les moyens de la gagner honnêtement, faut-il s'étonner que les massacres n'aient été organisés qu'en désespoir de cause, et comme une dernière ressource de cette autocratie aux abois? A ces cris poussés de tous côtés par un peuple affamé, miné par la plus noire misère, on a répondu par ces mots: Vous êtes pauvres, vous avez faim? Allez dans ces fertiles vallées de l'Asie Mineure; vous y trouverez de riches et nombreux troupeaux; vous y trouverez des magasins regorgeant de marchandises; vous y trouverez des couvents et des églises dont les ornements seront un précieux butin. Allez, pillez, et remerciez votre souverain de tenir ainsi à votre disposition tant de richesses, car c'est sous sa haute protection que ces richesses se sont accrues. Venez à Constantinople: des rues entières sont occupées par de riches bazars, par des banques, par d'opulentes familles chrétiennes, indignes de vivre grassement quand vous mourez de faim. Venez et prenez.
       Et alors un furieux délire s'empara de ces malheureux. Habitués à obéir, ils se précipitent sur ces proies qu'on leur désigne, et ils en font les horribles boucheries que nous allons raconter. Et l'on voit des commandants, des colonels, revenir du massacre avec leur cheval pliant sous le poids des sacs d'argent! Ce sont les impôts qui rentrent. C'est alors que le fanatisme entre en ligne de compte; c'est alors qu'on convertit par force, qu'on circoncit ceux qu'on vient de voler.
       Et les musulmans qui s'égorgent entre eux pour s'arracher leur butin, est-ce le fanatisme qui les pousse?
       L'excuse est facile à trouver de l'animosité religieuse. Mais elle n'est qu'une excuse, rien de plus! Le fanatisme a-t-il fait des victimes dans les provinces dont les gouverneurs se sont opposés aux massacres, et ont été par ce fait chassés de leurs emplois, alors que d'autres sont comblés d'honneurs et de dignités, qui les ont commandés en personne?
       Non! L'Europe a cessé de mordre à ce hameçon de la Mosquée écrasant l'Église. Ce fantôme du sectaire religieux a fait son temps: il n'y a plus que l'affamé, le pillard, avide d'or et de lucre, assoiffé de luxure, qui se jette comme un furieux sur les giaours dont les coffres sont pleins et dont les femmes sont belles. La véritable cause des massacres, la voilà!
       Qu'on ne vienne pas après cela nous parler de révolutionnaires. Leur rôle dans la crise actuelle est tellement effacé qu'il vaut mieux n'en pas parler. Certes il y a des Arméniens, et nombreux, qui voudraient voir cesser l'état de choses existant: tous en sont là. Mais à qui la faute?
       Organisés en sociétés, ils cherchent ensemble le moyen de guérir ou de panser cette plaie qui ronge leur nation agonisante, et personne ne saurait leur en faire un crime.
       Les uns ont mis leur espoir dans l'intervention des puissances: ce sont les modérés; ils comptent sur la diplomatie pour résoudre cette malheureuse question d'Orient, source de tant de craintes pour boute l'Europe. A leur tête se trouvent des citoyens éminents, très instruits, dont la voix est écoutée par ceux-là mêmes qui professent le plus grand mépris pour la nation arménienne. Nous citerons en premier lieu, M. Minas Tchéras, rédacteur en chef .de "l'Arménie de Londres"; M. Portougalian, rédacteur de "l'Arménie de Marseille", et bien d'autres encore. Qu'on lise dans les colonnes de ces journaux l'expression des revendications arméniennes, et l'on verra qu'elles n'ont rien d'exagéré, et qu'il n'y est question que de la tolérance et de la protection dues par un souverain à tous ses sujets indistinctement.
       Quant aux partis révolutionnaires, connus sous le nom d'Hentchakistes et de Droschakistes, les premiers sont à peu de chose près les socialistes d'Europe. Encore ne sont-ils socialistes que sous le rapport des réformes à introduire chez eux. Ils n'ont rien de l'internationalisme des compagnons allemands ou belges. Ils veulent une organisation qui permette aux 95 pour cent de la population arménienne, composée de paysans-cultivateurs, de jouir en paix de leur travail et de profiter un peu des lumières civilisatrices de l'instruction et du progrès de ce XIXe siècle. Est-ce trop demander?
       Les Droschakistes sont nettement révolutionnaires: poussés à bout par les mensonges effrontés du gouvernement turc, par l'insouciance des cabinets européens, par le désespoir de voir s'éteindre misérablement leur race si vaillante jadis, ils croient que le seul moyen de mettre un terme à ce long martyr, c'est de montrer qu'il faut compter encore avec les descendants des Vartan, des Vahan et des Libarid. Constitués en comités, avec siège dans les grandes villes du monde entier, ils essaient de soutenir le courage de leurs compatriotes, de les exciter à résister à main armée aux spoliations et aux tortures dont ils sont les victimes. Leur audacieux coup de main de la Banque ottomane, où vingt-six hommes terrorisèrent pendant une journée le pâle assassin tremblant dans Yldiz Kiosk, est la preuve de l'état de surexcitation où ils se trouvent. Et si l'on peut blâmer cette tentative pour les malheureux résultats qui l'ont suivie, on ne peut s'empêcher d'admirer le courage de cette poignée de jeunes braves, qui, sans hésitation, marchèrent au-devant d'une mort presque certaine, espérant qu'elle serait de quelque profit à leur patrie. Le journal anglais le Daily Telegraph l'a
       appelée "la plus remarquable et la plus audacieuse manifestation politique des temps modernes." N'aurait-elle eu d'autre résultat que de démentir l'accusation de lâcheté, portée par certains, contre la nation arménienne, elle aurait servi à quelque chose, car si dans certains milieux on a pu croire un instant que les révolutionnaires étaient la cause des massacres de 1895-1896, les documents publiés par le P. Charmétant ont vite démoli cette fable, en rétablissant les faits, jour par jour, presque heure par heure.
       Dans les pays les plus civilisés, comme l'Allemagne, l'Angleterre, la France, la Suisse, etc., il existe des comités, des associations diverses, poursuivant tel ou tel but. Nos comités électoraux ne sont pas autre chose. Et l'on voudrait que dans un pays comme l'Arménie, où règne la plus noire injustice, où l'on ignore ce que c'est que l'humanité, il n'y ait point formation de partis d'opposition? Cette prétention est si grotesque qu'elle n'a pu naître que dans l'esprit fermé d'un Abduhl-Hamid. Elle ne peut que faire hausser les épaules aux européens, et ajouter encore au mépris que leur inspire le fourbe tyran qui règne sur les bords du Bosphore.
       Quelques personnes, à la lecture de cet ouvrage ne manqueront point de crier au parti-pris. Qu'avant de nous accuser elles lisent les pages suivantes elles les rassureront.

Haïdouk

CHAPITRE III

Les massacres.

       M. J.-E. Dillon, dont la compétence et l'impartialité ne sauraient être mises en doute, a publié en août 1895 dans la "Contemporary Review" un article très documenté intitulé "Condition of Armenia." L'auteur étant sur place a pu recueillir nombre de renseignements précieux, et l'enquête à laquelle il s'est livrée lui a révélé ce fait, c'est que la période de la domination turque en Arménie depuis 1847 peut être divisée en deux parties: la première, de 1847 à 1891, ère de vexations honteuses, la seconde de 1891 à nos jours, ère de "franche extermination." La Sublime Porte, dit-il, craignant le résultat des réformes promises à l'Arménie, a "voulu tuer deux oiseaux avec une seule pierre," et a créé la fameuse cavalerie Hamidjé, de façon à chasser les chrétiens de leurs provinces, et à les obliger à s'expatrier, en les remplaçant par des Musulmans.
       Cette appréciation confirme absolument notre manière de voir sur les origines des massacres. Nous tirons des rapports consulaires la preuve certaine que le gouvernement turc en a cherché l'occasion en maintes circonstances dans la période 1891-1895:
       Le 30 janvier 1891 le consul britannique à Erzeroum écrit:
       "Trente policiers, montés en marche, avaient été logés pour la nuit dans un petit village arménien composé de dix maisons, situé à quelques heures de Bitlis. Quatre d'entre eux étaient logés chez un jeune Arménien marié. Celui-ci les entendant comploter contre l'honneur de sa femme l'envoya chez un voisin. Quand les zaptiehs (1-194) apprirent cette fuite, ils ordonnèrent au mari d'aller chercher sa femme, et sur son refus, le frappèrent au point de causer sa mort deux jours après."
       Le 14 février 1891 le consul britannique de Van écrit:
       "Le 7 de ce mois, un fils de Bitlis Aly Bey, accompagné de quarante zaptiehs circassiens portant l'uniforme du Sultan, se rendit à Hornung, village arménien, et passa la nuit dans la maison d'un certain Kachik, qui fut maltraité pour avoir protégé sa femme, et mourut peu après à la suite de ses blessures."
       Le 7 mars 1891, le consul anglais d'Erzeroum, rapporte ce qui suit:
       "Hussein Agha, Mudir de Patnoss ayant voulu enlever une jeune arménienne de ce village en fut empêché par les cris des habitants de la maison. Furieux, il tira son revolver et tua la jeune femme sur place."
       Le 19 septembre 1891, le consul anglais de Kharpout écrit:
       "Dersimly Kaya, criminel bien connu, a saccagé plusieurs villages arméniens de la région, et les habitants ont eu à subir toutes les cruautés." Suit le récit d'atrocités révoltantes.
       Nous pourrions multiplier ces exemples dont les "livres-bleus" abondent. Ceux-là nous suffisent pour établir que le gouvernement turc non seulement n'a rien fait pour apaiser la haine héréditaire des musulmans contre les chrétiens, mais encore qu'il les a excités à se montrer de plus en plus féroces dans leurs déprédations, espérant voir naître enfin un semblant de révolte qui lui permette d'agir avec vigueur pour le réprimer.
       Ce fait éclairci, nous allons rapidement résumer les divers renseignements qui nous sont parvenus sur les massacres. Qu'on n'attende pas de nous des détails: ils sont déjà connus en grande partie, et ce seul chapitre de notre ouvrage demanderait pour être développé plusieurs volumes. Cet historique a d'ailleurs été fait, et nous renvoyons en particulier, ceux de nos lecteurs que ces horribles récits intéressent aux publications suivantes: Tableau officiel des massacres d'Arménie dressé après enquêtes par les six ambassades de Constantinople, par le P. F. Charmétant, directeur général de l'œuvre d'Orient (1-196); Armenien und Europa, eine Anklageschrift, de Lepsius (2-196); Les massacres d'Arménie, témoignages des victimes(3-196); etc.
       On trouvera dans ces brochures des passages, qui, comme le dit M. Lepsius, ne sont destinés à être lus que par les personnes qui ont les nerfs solides, et peu impressionnables: les contes d'Edgar de Poe ne sont que d'innocentes historiettes à côté de cette longue série d'horreurs, que notre sensibilité européenne ne saurait concevoir.

Bahri-Pacha

VILAYET DE TRÉBIZONDE

Trébizonde
       Le 2 octobre 1895, Bahri-Pacha, (voir le cliché ci‑contre), et Hamdi-Pacha, sont blessés de deux coups de feu. La police accuse aussitôt les Arméniens de cette tentative de meurtre. Un Turc nommé Sabri, est tué dans une dispute entre musulmans. Ceux-ci accusent encore les Arméniens de ce meurtre, et une vive effervescence se produit chez les musulmans. Une députation arménienne va trouver le Vali pour lui demander de faire son possible pour éviter les troubles. On leur répond: trouvez les assassins de deux pachas, sinon pas de sécurité pour vous. Le 4 au soir trois mille musulmans armés, venus des environs font irruption dans la ville. En même temps les habitants musulmans se précipitent dans la boutique d'un marchand d'armes, Horsep, le maltraitent et dévalisent son magasin. Aussitôt après commence l'attaque des quartiers chrétiens. Le 8 vers midi un coup de trompette donne le signal des massacres. Tous les Arméniens trouvés dans les rues sont tués, les magasins saccagés. Les émeutiers avaient été pourvus de leviers et de pinces pour forcer les coffres-forts. Un grand nombre d'Arméniens s'étaient réfugiés dans les consulats. On a vu des officiers supérieurs, le commandant de gendarmerie notamment, emporter chez eux des voitures pleines d'objets pillés. On peut évaluer le nombre des morts à un millier, et les pertes matérielles à cinq millions de francs. Le plus grand nombre des survivants aux massacres ont été emprisonnés.
       Tous les villages de la région de Trébizonde ont été pillés, des prêtres ont été coupés en morceaux.

Gumishkané
       Le 25 octobre, massacre des Arméniens de la localité et des villages environnants. Les maisons sont enduites de pétrole et incendiées. Une centaine d'Arméniens environ sont massacrés.

Samsoun
       Le mutessarif s'oppose au pillage de la ville. Quelques villages voisins sont saccagés. Un grand nombre d'habitants sont obligés de prendre la fuite (7 décembre).

Aghdja-Gimey
       Les 14 et 15 décembre, les soldats réguliers envoyés pour maintenir l'ordre se livrent eux-mêmes au pillage, dévalisent l'église arménienne, en maltraitent le prêtre, et menacent de mort tous les chrétiens qui ne veulent pas se convertir à l'Islam.

Ferik-Pacha

VILAYET D'ERZEROUM

Erzeroum
       A la nouvelle des massacres de Trébizonde et à la vue des préparatifs faits par les musulmans, les Arméniens ferment un grand nombre de magasins. L'autorité fait mettre en prison ceux qui ne veulent pas reprendre leur commerce. Vers le 20 octobre tous les villages sauf trois du caza de Terdjan sont pillés, et plus de 600 maisons sont entièrement démolies.
       Le 30 octobre à midi, presque aussitôt après le départ du consul russe de chez Chakir-Pacha, un signal de trompette annonce le commencement des massacres. Les premières victimes furent quelques Arméniens qui se trouvaient au palais du gouvernement. Deux mille magasins sont saccagés, et plu­sieurs centaines de maisons pillées. Les soldats et les officiers se sont distingués par leur cruauté; plus de 500 Arméniens ont été tués et un grand nombre a disparu. Le fameux chef de la cavalerie kurde, Hussein-Pacha-Haideranlie commandait le massacre. Le 3 novembre une nouvelle attaque a lieu qui coûte la vie à cinquante arméniens, et le 15 dans une querelle entre Arméniens et musulmans, onze Arméniens tombent mortellement frappés.

Passen
       Les 27 et 28 novembre, pillage et incendie du monastère Hassankalé. L'évêque et les religieux sont massacrés. Quatorze autres villages sont pillés. Les rédifs qui avaient été envoyés pour rétablir l'ordre se livrent aux plus atroces vexations, disant qu'ils veulent nettoyer le pays de tous ces chiens de chrétiens. Total: 140 morts.

Oya
       A la même date 25 villages de ce Caza sont pillés et plus de cinquante chrétiens massacrés. Les autorités ne font rien pour rétablir l'ordre, Zechi-Pacha ayant déclaré qu'il avait l'appui de la Russie et du Sultan et qu'il n'y avait rien à craindre.

Erzindjan
       Le 21 octobre à neuf heures du matin le massacre commence et dure pendant six heures, coûtant la vie à plus de mille Arméniens.

Baibourt
       30 villages sont pillés vers le 13 octobre dans le district. Dans le village de Varazan qui comptait 115 familles, six personnes seulement ont pu échapper.
       Le 27 octobre une bande de musulmans à cheval sous les ordres du chef Tchaldaroylan ravage tous les villages des environs de Baïbourt. Toute la population mâle est massacrée; 165 villages sont dévastés. M. Bergeron, consul de France a vu enfouir dans des fossés des centaines de cadavres. Le chiffre des victimes dépasse 1'500. Zechi-Pacha avait envoyé des troupes pour renforcer les émeutiers.

Kighi
       En octobre la ville est assiégée par les Kurdes et neuf villages des environs sont dévastés.

Bayazid
       Les Arméniens de la ville sont massacrés le 23 octobre, 500 victimes.

VILAYET DE BITLIS

Bitlis
       Le 25 octobre, à 10 heures du matin, la trompette donne le signal du carnage. Huit cents Arméniens sont tués dont un grand nombre de femmes et d'enfants. Quelques-uns qui s'étaient réfugiés dans des hans (hôtelleries) y restent enfermés pendant plusieurs jours. La police les en fait sortir et les emprisonne. Les autorités font brûler les cadavres pour en dissimuler le nombre.

Segherd
       Soixante-dix Arméniens sont tués, et leurs femmes et leurs filles enlevées. Église, école, magasins sont détruits.

Sassoun
       En novembre des Kurdes enlèvent les troupeaux des Arméniens. Ceux-ci les reprennent. Alors les Kurdes se plaignent aux autorités, qui, sous prétexte d'une révolte des Arméniens, ordonnent le massacre. Un village, Ichkentzor a été détruit de fond en comble, et plusieurs autres ravagés. Le chiffre des victimes est inconnu mais considérable.

Mousch
       Le 15 novembre les musulmans attaquent les chrétiens, en tuent 3 et en blessent 30. Le mutessarif Feham-Pacha arrête le massacre par des mesures énergiques. La ville est sauvée, mais cinquante-trois villages voisins sont pillés. Dans celui de Chemchem de Lidjé les Arméniens se défendent et tuent une centaine de Kurdes. Mais quand ils furent à bout de munitions le village fut rasé et tous les habitants passés au fil de l'épée. Dans les districts de Paravan, Slivan, etc., 105 villages subissent le même sort.

Arménie, Mousch

Arménie, Van

VILAYET DE VAN

Adeljavas
       Dix-huit villages sont pillés par les Kurdes Haiderhanli sous le commandement d'Emin et Tamir Pachas. Le monastère de Mezopé est pillé par Hassan Agha. Une centaine de victimes. Cent soixante villages des bords du lac de Van sont pillés du 1er au 20 novembre. Plusieurs brigades de soldats ont été envoyées pour rétablir l'ordre et logées chez les habitants qui avaient encore quelques ressources; elles ne tardèrent pas à être épuisées.
       Dans le district de Khizan, quelques Arméniens Seulement ont pu se sauver en se convertissant.
       A Shaguert 571 maisons sont pillées et 125 églises ou couvents entièrement saccagés, un grand nombre brûlés et leurs desservants massacrés. Plus de 600 victimes.
       Plus de 3'000 maisons sont pillées dans les districts de Haigatsor, Mikhnir, Marmied, Plasantachd, Havoussor, Gargan, etc.

VILAYET DE MAAMOURET UL-AZIS

Kharpoutf
       Le 22 octobre, attaque de Pertag où les Arméniens se défendent courageusement. Les gendarmes leur font poser les armes en leur promettant de les protéger, et les livrent ensuite sans défense aux assaillants. Le village est rasé.
       Dès le mois d'août, le commandant militaire Rhagib-Pacha réconcilie les aghas et les beys Kurdes afin de pouvoir compter sur tout le monde. Des fusils Martini sont distribués aux musulmans, pendant que de sévères perquisitions sont opérées chez les Arméniens pour leur enlever leurs armes. Le 10 novembre, les Kurdes attaquent les quartiers arméniens et en massacrent les habitants. Tous les villages des environs sont dévastés. Une caravane de 200 Arméniens, que les autorités avaient contraints à retourner dans leurs sandjaks réciproques, est attaquée et 193 d'entre eux sont tués. Le nombre des victimes, très élevé, n'a pas pu être établi. Le gouverneur général Mustapha-Pacha est responsable des massacres.

Arabkir
       Au commencement de novembre les Turcs en armes se jettent sur les chrétiens et saccagent la ville: le pillage et l'incendie durent dix jours consécutifs, et coûtent la vie à 2'800 Arméniens. Les survivants ont été incarcérés. Tous les villages des environs subissent le même sort. Les armes et les munitions avaient été distribuées aux assaillants par la police même.

Eghin
       Le 8 novembre les Kurdes de Dersim attaquent le village de Gamaragab dont 300 maisons sont saccagées et 31 complètement incendiées. Le nombre des victimes n'a pas pu être établi. La ville d'Eghin a été préservée du pillage en payant 35'000 fr. de rançon aux Kurdes. Plus de 1'500 maisons des villages environnants ont été pillées, et les habitants massacrés.

Malatia
       A la même époque cette malheureuse ville était dévastée. Pendant une semaine entière on égorgea et on pilla: trois mille chrétiens au moins sont victimes de cette affreuse boucherie; les actes les plus révoltants sont commis dans les églises et dans les cimetières: les cadavres même ne sont pas respectés. Le mutessarif n'intervient que quand le carnage est consommé.

Palou
       Dès les premiers jours d'octobre, aussitôt après le passage de Hussein-bey, le pillage commence dans tout le district. Ibrahim-bey offre hypocritement un asile aux Arméniens dans le village de Sakrate, où il les rançonne, les dépouille de tout ce qu'ils avaient pu sauver, même de leurs vêtements, et les chasse quand il ne leur reste plus rien.

Trébizonde

VILAYET DE DIARBÉKIR

Diarbékir
       Le ler novembre au matin les Kurdes des environs unis aux musulmans, pénètrent dans la ville, incendient le marché, et pendant trois jours massacrent les chrétiens, Arméniens, Syriens ou Grecs, sans distinction. Plus de 300 cadavres jonchent les rues et les cours. Aniz-Pacha nommé vali en octobre, excite les musulmans au pillage et refuse, le cinquième jour encore, au consul de France, une garde pour protéger le couvent des capucins et la maison consulaire que les Kurdes avaient déjà attaquée à plusieurs reprises. Dans la nuit du 28 nouvelle panique, causée par les effrayants ravages des Kurdes dans les environs. 119 villages sont pillés. Le chiffre des victimes n'a pas pu être établi avec certitude, les autorités ayant fait jeter un grand nombre de cadavres dans les maisons en feu.

Mardin
       Le 7 novembre le grand village arméno-catholique de Télarmen est entièrement saccagé. La ville de Mardin, protégée par Abdullah-Pacha et le commandant militaire, évite le pillage.

VILAYET DE SIVAS

Sivas
       Dès le commencement de novembre, des nomades kurdes du vilayet de Trébizonde envahissent le vilayet de Sivas et, unis aux musulmans, pillent et brûlent des villages arméniens. On signale dès cette époque un certain nombre de victimes à Kara-Hissar, Zara, Divreyhi, Dérendé, Soucheri.
       Le 12 novembre à midi une vive fusillade commence dans la ville. Plus de 2'000 magasins arméniens et les 12 hans du marché sont pillés. 1'500 chrétiens sont tués. Les gendarmes et les soldats réguliers tiraient sur les Arméniens; les derviches se firent principalement remarquer en excitant les musulmans contre les chrétiens.
       Dans un rayon de 10 kilomètres autour de la ville tous les villages ont été détruits. On n'a pu fixer le nombre des victimes.

Gurun
       La ville assiégée le 12 novembre par 2'000 Kurdes, résiste pendant quatre jours. A bout de ressources les Arméniens doivent céder la place qui est prise d'assaut. Quinze jours après plus de 4'200 cadavres gisaient encore sans sépulture dans les rues. 1'000 maisons ont été brûlées, 500 pillées; 150 femmes ou filles ont été enlevées par les Kurdes.

Kara-Hissar
       Plus de 2'000 personnes qui s'étaient réfugiées le ler novembre dans l'église arménienne-grégorienne, y ont été massacrées; dans la région on évalue à plus de 3'000 le nombre des victimes; dans les villages voisins le 50% de la population arménienne a été égorgée.

Tokat
       Le commandant militaire de cette ville la protège, tandis que les imans et les troupes saccagent les villages voisins.

Zilch
       200 Arméniens sont tués et 300 maisons pillées le 28 novembre.

Amassia
       Du 15 au 17 novembre, 1'000 Arméniens environ sont tués. Tous leurs établissements sont saccagés.

Marsivan
       Même date: 150 Arméniens tués; 500 blessés; les cadavres dépouillés de leurs vêtements restent longtemps dans les fossés et dans les ruisseaux.

Vezir-Keupru
       En décembre 200 Arméniens tués, 300 maisons pillées.

VILAYET D'ALEP

Alep
       Les démarches des consuls auprès des autorités sont accueillies avec une indifférence notoire.
       Elles échouent devant l'optimisme voulu du vali, Hassan Pacha, l'impuissante bonne volonté de quelques rares fonctionnaires, la tolérance ou la complicité des autres. La conduite des rédifs convoqués pour assurer le maintien de l'ordre, contribue à le troubler. Ils disent ouvertement que, puisqu'on leur a fait quitter leurs foyers, on doit les laisser libres de piller et de supprimer les chrétiens.
       Alep même a subi plusieurs paniques, mais a pu éviter une effusion de sang. Malheureusement dans tous les cazas du vilayet des villages entiers ont disparu et une population de plusieurs milliers d'Arméniens demeure sans abri et en proie à la faim et à la misère.

Alexandrette
       Une panique est causée le 1er novembre par l'annonce d'une attaque dirigée contre la ville par les Arméniens du village de Beilan. L'état de la ville demeure troublé pendant plusieurs jours.
       On signale l'attitude provoquante des soldats de passage dans le port qui se vantent hautement d'avoir pris part aux massacres de l'intérieur.

Antioche
       La localité de Kessab, près d'Antioche, est cernée le 20 novembre par les troupes qui menacent de massacrer les Arméniens s'ils ne livrent pas leurs armes.

Aïntab
       Les musulmans se jettent sur les chrétiens le 15 novembre et en massacrent un millier. Une attaque contre le couvent des Pères Franciscains échoue.
       Entre Aintab et Ouzoun-Yaïla, les actes commis par les musulmans ont été particulièrement atroces. Plus de 4'000 victimes. D'après l'enquête des consuls, un artisan Arménien ayant été tué, sans aucune provocation, par un soldat venant de Biredjik, les Turcs se précipitent en pleine foire sur les Arméniens et en tuent trois cents. La populace se porte ensuite sur les quartiers arméniens, où elle rencontre, du reste, une certaine résistance. Cependant le lendemain et le surlendemain le pillage continue.
       Le 25 décembre nouvelle tentative de pillage. Les rédifs se sont mal comportés. Plusieurs d'entre eux, déserteurs, ont étévus à Alep en possession d'objets pillés, de vases et d'ornements sacrés.
       Les Hamidiés ont du reste pris la part la plus active au pillage et au massacre.

Biredjik
       Depuis les derniers jours de décembre jusqu'en janvier la ville est la proie des flammes.

Orfa
       Les Kurdes et les Hamidiés font un grand massacre des chrétiens le 28 octobre. Les blessés sont très nombreux. 1'500 boutiques sont pillées. Un Turc nommé Biredjiki assassine le banquier arménien Boghos, ses compatriotes tuent à, leur tour le musulman.
       Un grand nombre de chrétiens ont été, sous menace de mort, contraints de se convertir à l'islanisme. Ceux qui se sont soumis ont arboré des drapeaux blancs sur leurs maisons et se sont coiffés de turbans blancs. Ils ont été ainsi épargnés. Les rédifs appelés pour rétablir l'ordre ont pris part au pillage et au massacre.
       Un nouveau massacre d'Arméniens a lieu le 28 novembre. D'après les consuls, le nombre des morts dépasserait deux mille. Les Kurdes et les Bédouins commettent des cruautés sans exemple et les troupes sont impuissantes à rétablir l'ordre. Ce dernier massacre a duré depuis le 28 décembre jusqu'au 1er janvier.

Marasch
       A la suite d'une rixe entre un Arménien et un musulman, les Turcs attaquent les Arméniens et en tuent quarante.
       La connivence des autorités et le concours des rédifs sont établis par l'enquête de différents consuls.
       Le 3 novembre, nouvelle attaque des Arméniens par les musulmans. Plus de mille Arméniens périssent.
       Les soldats et la populace ont transformé le cimetière arménien en dépôt d'ordures.
       Les établissements de la mission américaine, le "Theological Seminary" et l'"Academy Boardinghouse" sont saccagés par les troupes elles-mêmes. Le séminaire est incendié.
       La mission franciscaine est épargnée, mais son drogman est tué devant l'établissement en face des soldats qui demeurent impassibles.
       Dans la région de Marasch, à un endroit appelé El Oglou, une caravane de deux cent cinquante chrétiens est attaquée par des Kurdes qui la pillent et la massacrent.

Yénidjé-Kalé
       Dès la fin d'octobre, les religieux franciscains de la région réclament en vain le secours de l'autorité de Marasch.
       Le 17 novembre un détachement de troupes arrive au hameau de Mudjuk-Déressé, tout près de Yénidjé-Kalé et, au son du clairon, se jette sur les chrétiens, les massacre, pille et incendie les maisons. Le 18 novembre les soldats envahissent l'hospice de Mudjuk-Déressé et tuent le père Salvatore. Puis ils se portent sur Yénidjé-Kalé où ils brûlent toutes les habitations et le couvent des Franciscains. Trois religieux et une quinzaine d'orphelins réussissent à se sauver à Zeïtoun.
       C'est la troupe elle-même, sous la conduite de ses officiers, qui a procédé au massacre et au pillage.
       On compte 600 morts dans les villages environnants.

VILAYET D'ADANA

Mersina et Adana
       Des agressions individuelles répétées des musulmans contre les Arméniens, des arrestations de voyageurs qui sont rançonnés, puis dépouillés, l'incendie et le pillage d'un grand nombre de hameaux et de fermes isolées, produisent à Mersina, comme dans toute la région, une panique générale.
        Le vali d'Adana, Faïk-Pacha, au lieu de présider aux mesures propres à maintenir l'ordre, est en tournée dans le vilayet et veut ignorer les événements:
       Le defterdar, gérant du vilayet, Mehemet Midhal, fomente l'agitation par des mesures injustifiées contre des chrétiens inoffensifs.
       L'autorité désarme les chrétiens, et, par contre, tolère la présence en ville d'une foule insolite de musulmans armés.

Tarsous
       Le 13 décembre, un mouvement antichrétien avait été préparé à Mersina, en même temps qu'à Tarsous, avec une évidente préméditation de la part des musulmans. Le lieutenant-colonel Essad-Bey dissipe les rassemblements.
       Nazin-Bey, mutessarif de Mersina, agit de son mieux pour poursuivre les coupables.
       Une bande de musulmans armés de barres de fer, de couteaux, de bâtons, parcourt la ville le 13 décembre. Nazin-Bey, aidé du caïmakan de Tarsous, du mufti et de quelques notables Arméniens, réussit à les arrêter. Quelques boutiques cependant, sont pillées et deux Arméniens sont tués.
       Le vali affirme au commandant du croiseur français, le "Linois " que jamais la tranquillité n'a été troublée dans le vilayet (22 novembre), et cependant il est à noter que les troubles ont éclaté partout où Faïk-Pacha a passé pendant sa tournée.

Missis
       Vers le 15 novembre l'église arménienne est profanée, la femme du prêtre violée, et le prêtre lui-même emprisonné. Un officier conduisait l'attaque.

Païas
       De la fin octobre au 10 novembre la ville et les environs sont ravagés. Certains villages sont entièrement brûlés. Plus de 1'000 victimes. De jeunes arméniens, garçons ou filles sont vendus comme esclaves.

Tchok-Merzemem
       Des bandes de musulmans, Kurdes et Circassiens attaquent la ville le 13 novembre et font un grand carnage des Arméniens qui s'y étaient réfugiés de divers points de la région. Nombreuses victimes.

VILAYET D'ANGORA

Angora
       Le vali, maréchal Tewfik-Pacha, protège la ville en Angora maintenant dans l'ordre les troupes régulières.

Césarée
       Massacre des chrétiens des villages environnants par les Kurdes Hamidjés, au commencement de novembre.
       A la fin du même mois un massacre préparé depuis plusieurs jours éclate. Des familles entières sont anéanties; femmes et enfants outragés, chassés tous dans les rues, égorgés et mutilés; des vieillards sont brûlés vifs. Pendant deux jours la ville est livrée au pillage.
       Le village de Hadjikim est également pillé et 90 de ses habitants sont massacrés par les Circassiens.

VILAYET D'ISMIDT

Ak-Hissar
       Le 3 octobre après une discussion futile entre un Arménien et un musulman le massacre commence. 50 chrétiens tués, 30 blessés, 50 disparus. Les cadavres affreusement mutilés furent jetés dans des puits.

***

       L'année 1896, malgré les atrocités de la précédente, ne fut pas davantage une ère de tranquillité pour les Arméniens.
       La courageuse défense des Zeitouniens, tuant 6'000 Turcs sous les murs de la ville obligea les consuls étrangers d'Alep à intervenir.
       Après de longs pourparlers, la Porte déclara accepter les conditions des Arméniens: Reddition des armes de guerre, mais non de chasse, nomination d'un caïmacan chrétien, amnistie pour les habitants indigènes, remise de partie des impôts arriérés, etc.
       Ces tractations avaient lieu en janvier et février 1896, et ce n'est que le 21 juin qu'un gouverneur chrétien fut nommé à Zeitoun! La malheureuse population décimée par la guerre, le scorbut, typhus ou petite vérole est dans une situation impossible à décrire.
       Le 3 janvier des désordres se produisent à Rafat et depuis trois jours déjà Biredjik près d'Orfa était en flammes, 2'000 Arméniens ayant trouvé la mort sous les coups des musulmans. Le 8 janvier une nouvelle panique se produit dans cette ville, coûtant la vie à 5 Arméniens; 50 autres sont blessés.
       Au commencement du même mois des paniques jettent le désarroi dans les vilayets de Trébizonde, Sivas, Diarbékir, Bitlis, etc.: 20 chefs-lieux de districts, 100 arrondissements et 2'000 villages sont le théâtre de nouvelles scènes de désordre. A la fin janvier 300 Arméniens sont arrêtés à Tiflis, et un tribunal spécial est institué à Constantinople pour connaître des délits insurrectionnels!
       Il fallait bien faire un peu de place dans les immondes prisons où s'entassaient les chrétiens chaque jour plus nombreux!
       Le 14 février massacre à Mersivan de 150 Arméniens et nouveaux désordres suivis de pillage dans les districts de Sivas et de Kharpout: à Arabkar seul 3'000 Arméniens sont tués.
       Le 24 du même mois 30 chrétiens sont assassinés à Adoua où la maison du drogman du consulat de Russie est pillée.
       A la même époque les arrestations d'Arméniens deviennent de plus en plus nombreuses surtout à Pera et à Galata.
       Un télégramme de l'Agence Reuter daté de Marasch, le 20 avril dit que les prisons sont bondées d'Arméniens que l'on soumet aux plus atroces tortures. En mai des ouvriers arméniens du chemin de fer d'Alacher, dans le vilayet de Smyrne, sont attaqués par des Kurdes et un grand nombre d'entre eux sont tués.
       Chassés de leur pays par l'incendie, le meurtre, la famine, un grand nombre de chrétiens étaient venus se réfugier à Constantinople, espérant y trouver de quoi subsister! Le 18 mai la police en arrête 1'590, après qu'un grand nombre de pendaisons préalables eurent fait de la place dans les prisons.
       C'est le mois suivant que le Sultan devait mettre le comble à son infamie en ordonnant les massacres dans Constantinople même, et dans le vilayet de Van. Le 24 juin 400 Arméniens sont égorgés à Constantinople.

Van
       Juin, Juillet 1896. — dans les quartiers de Haïssa‑Vanque, St-Jacobin, Haïnkousque, Nor a Khen, Ararque, etc. plus de 1'400 maisons sont pillées et 354 entièrement brûlées. 31 femmes ou filles enlevées et livrées aux soldats; 15 enfants et 6 prêtres tués; plus de 4'000 victimes. Dans la ville proprement dite le commandant Emin Effendi a fait son possible pour arrêter les massacres, aussi n'y a-t-il eu que 24 maisons livrées au pillage.

Haïotzor
       Déjà ravagé en 1895 est rasé de fond en comble; 1'245 maisons sont pillées; 793 victimes dont 100 femmes et 12 prêtres. 5'265 personnes sont obligées sous peine de mort de se convertir à l'islam.

Ardjech
       Une tuerie sans précédente, des scènes de sauvagerie encore inédites. Dans le seul village de Guantzak, 10 femmes et 20 enfants sont jetés dans des puits et lapidés. 815 hommes, 432 enfants et 339 femmes sont égorgés.
       En résumé dans la seule province de Van, en un mois et demi, 6'000 chrétiens ont été victimes de la férocité des Kurdes et des musulmans; 125 villages ont été entièrement détruits.
       Au mois de juillet, des bandes de Kurdes au nombre de plusieurs milliers se répandent dans les vilayets de Diarbékir, Mousch, Erzeroum, etc. où des scènes de pillage se produisent. A Ordu 25 Arméniens sont tués le 20 juillet.
       Le 24, un iradé impérial rend le conseil ecclésiastique arménien responsable des désordres! C'était obliger le patriarche, le digne Mgr. Izmirlian à démissionner, ce que le Sultan cherchait à obtenir depuis longtemps. Le 4 août le vénérable évêque se retirait à Jérusalem, après avoir fait l'impossible pour sauver ses ouailles de l'oppression et de la cruauté turques. Voici à ce sujet ce que l'on écrit de Constantinople le 18 août à la Correspondance politique:
       Mgr Barthoghemios, locum tenens du patriarche arménien s'est rendu hier vendredi au palais impérial pour présenter au souverain l'hommage de sa reconnaissance et de son dévouement à l'occasion de sa nomination comme locum tenens. A l'issue de la cérémonie du sélamlik, Mgr Barthoghemios et les personnes qui l'accompagnaient ont été invitées au palais, où le souverain a reçu en audience le chef spirituel de la communauté arménienne. Voici l'allocution que Mgr Barthoghemios a adressée en cette occasion au sultan:
       "Sire, pendant que votre esclave passait son temps dans un coin retiré à faire des prières nuit et jour pour V. M., il vient d'être nommé, par le choix du conseil mixte provisoire, sanctionné par iradé impérial, locum tenens du patriarcat arménien. Ce n'est que par la bienveillance que V. M. témoigne à la communauté arménienne que vous avez bien daigné m'admettre en votre présence. En conséquence, je prends la liberté de vous présenter, au nom de tous les Arméniens, mes remerciements. Comme l'univers entier a besoin du soleil, la communauté arménienne aussi, qui vit fidèlement sous l'ombre de V. M., a toujours besoin de vos faveurs, qui sont un réel remède pour elle. Moi et mes collègues espérons avec une conviction complète que nous parviendrons à mériter votre contentement en exécutant la mission qui m'est confiée, conformément à vos désirs. Que Dieu rende vos jours innombrables, tant que le monde existera."
       Le sultan a répondu en ces termes:
       "Votre choix comme locum tenens du patriarcat arménien me fait plaisir et je continuerai à être compatissant envers les sujets arméniens de mon gouvernement, animés de sentiments de fidélité."
       Mgr Barthoghemios a ensuite prononcé une seconde allocution:
       "Sire, a-t-il dit, vos sujets arméniens ont trouvé le bonheur et le progrès sous la haute protection du gouvernement impérial. Votre trône est et sera un refuge de pitié pour eux. Les Arméniens ne demandent autre chose que vos faveurs et votre égide. Ils sollicitent avec ferveur la continuation de vos bonnes grâces. Quant à moi, votre esclave, je n'ai pour guide dans toute affaire que le dévouement et la sincérité. Il m'est impossible de m'en séparer. Si moi, qui suis votre perpétuel esclave, je parviens à mériter votre contentement, il n'y aura pas de plus grand bonheur pour moi ici-bas et dans l'autre monde."
       Voici encore le texte d'une lettre adressée au Journal de Genève, et qui jette un drôle de jour sur le même personnage:
       "Permettez-moi de vous raconter une petite anecdote dont le héros n'est autre que Mgr Barthoghémios, locum tenens du patriarcat arménien de Constantinople. Cette anecdote servira peut-être à atténuer quelque peu la stupéfaction qu'ont dû éprouver ceux de nos lecteurs qui ont lu l'allocution biscornue que ce fameux prélat a adressée au sultan, à l'occasion de sa récente investiture comme chef de la communauté arménienne.
       Ahmed Véfik, pacha, qui fut à plusieurs reprises grand vizir, était en 1883 gouverneur général de Brousse, et à la même époque Mgr Barthoghémios était archevêque de Bithynie, dont le siège épiscopal est également Brousse.
       De même que toutes les autres provinces turques, Brousse possède un conseil administratif placé sous la présidence du gouvernement général, et où siègent les chefs des différentes communautés chrétiennes. Or, un jour de réunion du conseil, une discussion éclata entre Ahmed Véfik et l'archevêque, et comme le premier ne professait qu'une estime très limitée pour le second, il lui montra la porte de la façon la moins parlementaire. Barthoghémios, sachant le pacha capable de recourir au besoin à la violence, jugea prudent d'évacuer la salle du conseil. Il rentra donc à son vicariat, mais, ne pouvant digérer l'humiliation qu'il venait d'essuyer, il imagina d'écrire au grand vizir, qui à cette époque était Saïd pacha Kutchuk, une lettre dans laquelle, après une série d'éloges prodigués à ce dernier sur son habile gestion au temps où il était gouverneur du vilayet, venait une plainte amère au sujet des torts dont il avait été victime; il était honteux pour le gouvernement ottoman, disait-il en terminant, de maintenir un barbare comme Ahmed Véfik à la tête d'une province aussi importante que celle de Brousse. Il adressa sa lettre "au grand vizirat de l'empire ottoman, Sublime Porte", et la confia à la poste.
       Deux heures s'étaient à peine écoulées depuis la remise de la lettre au guichet de la poste, qu'une dépêche annonçait la nomination d'Ahmed Vefik à l'office de grand vizir.
       On conçoit la stupéfaction de Barthoghémios, surtout quand il apprit qu'un bateau spécial, envoyé de Constantinople, avait pris à son bord Ahmed Véfik, avant même qu'il eût pu recevoir les félicitations des habitants de Brousse. Désireux de regagner l'estime du pacha, le lendemain même, le digne prélat reprit sa plume et rédigea une belle lettre de félicitations dans laquelle il traitait d'ignorant, d'incapable et même de pédant l'ex-grand vizir Saïd et félicitait S. M. I. le sultan, son auguste maître, d'avoir mis à sa place une personne aussi instruite et aussi expérimentée qu'Ahmed Véfik, le seul homme que possédât la Turquie. Cette seconde lettre, comme la première, n'était point personnelle, mais adressée au grand vizirat.
       Or, la première lettre, destinée à Saïd, fut ouverte par Ahmed Véfik; la seconde, arrivée à Constantinople au moment où Ahmed Véfik, qui n'était resté au pouvoir que deux jours, n'était déjà plus grand vizir, fut reçue par Said pacha; et, pour achever de rendre la chose plus plaisante, il y eut communication par Said pacha à Ahmed Véfik de la lettre à lui destinée et, en retour, communication à Saïd pacha par Ahmed Véfik de la première lettre de l'archevêque.
       Et voilà l'homme qui est depuis maintes années persona grata auprès d'Abdul-Hamid, l'homme qu'il a essayé par tous les moyens de faire arriver sur le trône patriarcal d'une communauté dont pas un des membres ne nourrit la moindre parcelle d'estime pour ce plat et maladroit prélat."
       Nous arrivons maintenant à la période d'agitation qui a secoué Constantinople pendant plusieurs jours, et pendant laquelle le sang chrétien a coulé à flots dans les rues de Stamboul, pour la grande satisfaction des troupes de chiens errants, seuls employés de la voirie de cette remarquable capitale d'empire.
       Le Comité Droschakiste de cette ville ayant appris de bonne source que le massacre des Arméniens allait être ordonné décida de l'empêcher par un moyen énergique: prendre les devants, conquérir une position telle que le sultan lui-même serait obligé de demander les conditions des Arméniens. Le lieu le plus favorable était la Banque ottomane, parce qu'elle était facile à prendre, facile à garder, et que les énormes intérêts qu'elle représentait obligerait les puissances à intervenir. La police n'eut point connaissance du complot. Ses soupçons ne s'éveillèrent que le 25 août, la veille de l'attaque; une maison fut cernée dans le quartier Psamentia, maison habitée par des ressortissants russes, chez lesquels se donnaient rendez-vous les chefs arméniens. A la sommation qui fut faite d'ouvrir la porte, le chef knouni répondit qu'elle ne le serait qu'à une heure de l'après-midi, heure convenue avec les autres bandes pour l'attaque générale des divers quartiers et de la banque. S'il y avait eu lutte avant, le plan général aurait échoué. A l'heure convenue, la porte fut ouverte, mais, en même temps, vingt-six Arméniens, désignés par le comité central, envahissaient la Banque ottomane après avoir mis hors de combat les soldats et gardiens turcs qui la protégeaient.
       S'adressant ensuite au gouverneur de la Banque ottomane ils lui déclarèrent:
       Nous ne sortirons pas d'ici avant deux jours. Nos exigences sont:
       1° Assurer la paix partout dans le pays par l'intervention internationale;
       2° Accepter les demandes présentées par le Comité central de Constantinople de la fédération révolutionnaire arménienne dite " Dachnaktzoutioun";
       3° Ne pas se servir de la force contre nous;
       4° Garantie complète de la vie de tous ceux qui se trouvent ici dans la banque et de ceux qui ont pris part aux troubles de la ville.
       Le mobilier et le numéraire de la Banque seront intacts jusqu'à l'exécution de nos demandes; dans le cas contraire, le numéraire et tous les papiers d'affaires seront détruits et nous autres, avec le personnel, trouverons la mort sous ]es ruines de la Banque.
       Nous sommes obligés de prendre ces mesures extrêmes. C'est l'indifférence criminelle de l'humanité qui nous a poussés jusqu'à ce point.
       Comme le Comité l'avait prévu le Sultan dut parlementer. Les consuls lui conseillèrent d'accorder aux Arméniens les conditions qu'ils réclamaient, à savoir:

       1) Nomination pour l'Arménie d'un haut Commissaire, d'origine et de nationalité européennes, élu par les six grandes puissances.
       2) Les valis, mutessarifs et caïmacans seront nommés par le haut Commissaire et sanctionnés par le Sultan.
       3) Organisation de milice, de gendarmerie et de police des populations indigènes, sous le commandement des officiers européens.
       4) Réformes judiciaires d'après le système européen.
       5) Liberté absolue des cultes, de l'instruction et de la presse.
       6) Destination des trois quarts du revenu du pays aux besoins locaux.
       7) Extinction de tous les impôts arriérés.
       8) Exemption d'impôts pendant cinq ans et destination pendant les cinq ans suivants de l'impôt payable au gouvernement du Sultan au dédommagement de la perte causée par les derniers troubles.
       9) Rétrocession immédiate des possessions immeubles usurpées.
       10) Retour libre des émigrés arméniens.
       11) Amnistie générale pour les condamnés politiques arméniens.
       12) Nomination d'une commission temporelle, formée par les représentants des grandes puissances, laquelle s'établira dans une des villes principales de l'Arménie et surveillera à l'exécution des articles susdits.

       Le Sultan promit, et les ambassadeurs donnèrent garantie aux Arméniens que ces promesses seraient exécutées!
       En fait de réformes dès trois heures de l'après-midi, des musulmans armés de gourdins circulaient dans les rues. Des troubles éclatèrent à Tophané, où les magasins arméniens ont été pillés. A Galata, un rassemblement s'est formé à côté de l'ambassade d'Autriche-Hongrie. La police l'a dissipé. Près du lycée de Galata, une bombe a été jetée, a tué deux personnes et en a blessé plusieurs. A six heures, les musulmans armés de gourdins ont parcouru les rues de Pera, de Galata et de Stamboul, donnant la chasse aux fuyards.
       Le bureau de poste d'Autriche-Hongrie à Stamboul est fermé. L'office des postes de Galata est gardé par de l'infanterie de marine. De nombreuses rues sont barrées.
       Les Arméniens dont on a pu s'emparer ont été massacrés, et leurs corps traînés dans les rues de la ville.
       Plusieurs milliers de cadavres gisent sans sépulture! Plusieurs Arméniens qui cherchaient à se réfugier à bord des vaisseaux européens, ont été poursuivis et tués par des softas montés sur des barques. D'après le New-York Herald, le nombre des victimes serait de 5'400!
       La persécution organisée dans de vastes proportions contre les Arméniens a duré juste cinquante heures. Les indices recueillis par des témoins oculaires dignes de foi prouvent d'une façon absolument certaine que les massacres ont commencé et cessé sur un mot d'ordre; il est vrai qu'on n'a pas pu les faire cesser tout d'un coup entièrement.
       Les excès commis dans les quartiers de Kassim pacha et de Haskeui ont été horribles. A peine un ou deux Arméniens mâles ont-ils réussi à échapper aux massacres dans le quartier de Kassim pacha. Quarante-cinq femmes et enfants, qui s'étaient réfugiés sur le toit d'une maison, ont été découverts et massacrés sans pitié; on a jeté ensuite leurs cadavres dans la rue.
       De la population mâle d'Haskeui, village englobé dans les faubourgs de Constantinople, il n'a échappé que soixante individus, réfugiés auprès de l'évêque dans l'église. Les femmes et les enfants ont été laissés sur des amas de décombres, n'ayant littéralement plus que leur linge sur le corps.
       Un navire russe, arrivé le second jour du massacre, dit avoir vu dans la mer de Marmara, un remorqueur emmenant au large trois barques remplies de cadavres.
       Dans une boutique située sur la Corne-d'Or, la foule a tué un propriétaire arménien et tous ses employés, puis elle chargea toutes les marchandises dans des bateaux, sous les yeux de la troupe et de la police.
       Devant le poste du pont de Galata, les assassins égorgèrent des Arméniens sous les yeux des commandants des troupes, de plusieurs aides de camp du sultan et du général commandant le régiment Hamidié.
       Au bureau des bateaux du Bosphore, un Arménien âgé prenait son billet, quand un soldat de la police l'arrêta et lui passa les menottes, sous prétexte de voir s'il ne portait pas de cartouches. La foule se précipita sur le prisonnier et lui fendit le crâne, puis assomma deux jeunes Arméniens dans la boutique d'un porteur d'eau, située non loin de là.
       Tous ces meurtres ont été commis en présence de plusieurs officiers de la police et de l'armée et pas un n'a levé un doigt pour les empêcher.
       Il y a eu tellement de cadavres transportés aux cimetières que la puanteur infecte la ville. Les hommes chargés d'enfouir les corps ont refusé de travailler, parce qu'on ne les payait pas.
       A Galata, les bureaux des plus riches banquiers ont été saccagés. On a dû transporter dans les casernes les personnes arrêtées, les prisons étant pleines.
       Un vol .audacieux a été commis à la résidence officielle du consul britannique.
       Les dégâts causés par l'incendie qui a brûlé une partie du quartier franc sont évalués à plus d'un million de francs. Une mosquée, cinq hôtels, 42 magasins, 18 maisons particulières, huit cafés et six restaurants, ont été détruits.
       Au dire des officiers et des commissaires de police, les premières instructions qui leur ont été données ne visaient que la protection des personnes de nationalité étrangère. Quant à l'ordre de mettre un terme à la persécution contre les Arméniens, il n'a été donné que le vendredi 28 août dans l'après- midi. Cet ordre a été renouvelé en des termes très rigoureux dans la nuit de vendredi à samedi, et aussi le samedi, parce que les excès continuaient.
       Voilà comment le Sultan exécutait ses promesses, et voilà comment les ambassadeurs le contraignaient à faire respecter la vie des chrétiens. Il est vrai qu'à plusieurs reprises, les puissances, par la voix de leurs ambassadeurs, firent des représentations à la Porte! Dès le 27 août, ils adressaient au Sultan la dépêche suivante:

       A S. M. I. le Sultan, à Yildiz Kiosk: Regrettons événements ici, doivent cesser immédiatement, autrement porteront préjudice à la Turquie et à votre dynastie.
       Cette dépêche fut suivie le31 août d'une note collective détaillée adressée à la Porte par les représentants de l'Autriche-Hongrie, Allemagne, France, Italie, Russie, Grande-Bretagne. Voici cette note:
       S'en référant à leur note collective du 27 août les représentants des grandes puissances croient de leur devoir d'attirer l'attention de la Sublime Porte sur un côté exceptionnellement sérieux des désordres qui ont récemment souillé de sang la capitale et ses environs. C'est la déclaration, appuyée sur des données positives, du fait que les bandes sauvages qui ont attaqué d'une manière meurtrière les Arméniens et pillé les maisons et les magasins, dans lesquelles elles entraient sous prétexte d'y chercher des agitateurs, n'étaient pas des agglomérations accidentelles de gens fanatiques, mais présentaient tous les caractères d'une organisation spéciale connue par certains agents des autorités, sinon dirigée par eux. C'est ce que prouvent les circonstances suivantes:
       1° Les bandes ont surgi simultanément sur différents points de la ville à la première nouvelle de l'occupation de la banque par les révolutionnaires arméniens, même avant que la police ou une force armée eût paru sur le lieu du désordre; tandis que la Sublime Porte admet que la police avait été informée d'avance des desseins criminels des agitateurs.
       2° Une grande partie des gens composant ces bandes étaient vêtus et armés de la même manière.
       3° Ils étaient conduits ou accompagnés par des softas, des soldats ou même des officiers de police, qui non seulement ont assisté impassibles à leurs excès, mais même par moments y ont pris part.
       4° Plusieurs chefs de la police détective ont été vus distribuant des bâtons et des couteaux parmi ces bachibouzouks et leur indiquant la direction à prendre à la recherche des victimes.
       5° Ils ont pu se mouvoir librement et accomplir leurs crimes avec impunité sous les yeux des troupes et de leurs officiers, même dans le voisinage du palais impérial.
       6° L'un des assassins, arrêté par le drogman de l'une des ambassades, a déclaré que les soldats ne pouvaient pas l'arrêter. Ayant été conduit au palais de Yildiz, il a été reçu par les serviteurs comme une de leurs connaissances.
       7° Deux Turcs employés par des européens qui avaient disparu pendant les deux jours du massacre, ont déclaré à leur retour qu'ils avaient été réquisitionnés et armés de couteaux et de bâtons en vue de tuer les Arméniens.
       Ces faits se passent de commentaires. La seule remarque à faire est qu'ils rappellent ce qui est arrivé en Anatolie, et qu'une telle force, surgissant sous les yeux des autorités et avec la coopération de certains des agents de ces dernières, devient une arme extrêmement dangereuse. Dirigée aujourd'hui contre une nationalité du pays, elle pourrait être employée demain contre les colonies étrangères, ou pourrait même se tourner contre ceux qui en ont toléré la création. Les représentants des grandes puissances ne croient pas avoir le droit de cacher ces faits à leurs gouvernements, et ils regardent comme leur devoir de demander à la Sublime Porte qu'une enquête soit faite sur l'origine de cette organisation et que les instigateurs et les principaux acteurs en soient découverts et punis avec la dernière rigueur. Ils sont prêts, de leur côté, à faciliter l'enquête qui serait ouverte en faisant connaître tous les faits apportés à leur connaissance par des témoins oculaires, qu'ils auront soin de soumettre à une investigation spéciale.
       Ce ne fut que vers le 10 septembre que l'arrêté suivant, pris par le conseil des ministres, donna un semblant de résultat à cette note.
       "Tous les fonctionnaires civils ou militaires veilleront à arrêter les troubles dès leur début; ils seront rendus responsables de l'exécution de cet ordre. Les pillages et les massacres doivent être empêchés. Les musulmans et les chrétiens qui refuseraient d'obéir à ces prescriptions seront punis, sans distinction de rang. "
       Voici le texte de la réponse de la Sublime Porte à la note collective des puissances présentée par les ambassadeurs le premier courant concernant les massacres de Constantinople:
       La Sublime porte est la première à déplorer les scènes de désordre qui se sont produites à l'occasion des incidents provoqués à Constantinople par les révolutionnaires arméniens. Mais elle ne peut que repousser de toute sa force l'assertion que les individus qui se sont livrés aux actes de pillage et à d'autres méfaits constituaient des bandes dont l'organisation était connue, sinon dirigée par les agents du gouvernement. Le fait que 200 mahométans ont été arrêtés de ce chef et vont passer devant le tribunal spécial pour être punis avec toute la rigueur des lois suffit à prouver l'injustice d'une pareille imputation.
       Quant à l'apparition subite sur divers points de la ville de bandes d'individus, à la première nouvelle de l'attaque contre la Banque ottomane par les révolutionnaires, elle s'explique par l'état de fermentation dans lequel la population mahométane a vécu depuis les incidents occasionnés par les agitateurs arméniens l'an dernier, et par l'excitation dans laquelle les basses classes du peuple ont été livrées pendant quelque temps à cause des bruits qui couraient d'un prochain renouvellement des attaques des Arméniens, rumeurs que, malheureusement, les événements ont trop clairement confirmées.
       Il est de plus avéré que les événements sanglants dont la ville a été le théâtre pendant le jour et la nuit du vendredi 26 du mois dernier sont dus à une tentative criminelle des révolutionnaires arméniens, qui non seulement ont attaqué tous les passants sans distinction de race ou de religion, mais ont encore tué des mahométans innocents dans la rue du Tramway, près de la Banque ottomane, et notamment jeté des bombes sur des enfants des écoles mahométanes dans le voisinage de Lulu-Monastir. Il y a encore lieu d'ajouter que l'enquête officielle a établi de la façon la plus absolue la disparition et la mort de plus de soixante-dix mahométans, dans le quartier d'Haskeui seulement, où l'on supposait d'abord que l'attaque des Arméniens n'était dirigée que contre les officiers et la garde de ce quartier. Quant aux mahométans, militaires et civils, blessés grièvement par les révolutionnaires arméniens, leur nombre est considérable, et comme les hôpitaux civils et militaires où ils sont traités sont d'un libre accès, il est parfaitement possible de constater de visu leur nombre et la gravité de leurs blessures.
       Les représentants des puissances disent dans leur note qu'une grande partie des gens composant ces bandes étaient équipés et armés de la même manière. Cette assertion ne peut être acceptée, car il est établi que les individus en question appartenaient aux différentes corporations portant des costumes différents. En ce qui concerne les armes dont ils étaient munis, elles ne consistaient, comme l'admet la note collective elle-même, qu'en gourdins et en couteaux, que chacun peut se procurer, partout et en tout temps sans que l'autorité en ait connaissance, Quant à l'attitude prise pendant les désordres par certains officiers de police et soldats, une enquête sera faite à ce sujet, et ceux d'entre eux qui seront reconnus coupables seront naturellement punis selon les circonstances du cas.
       Les troupes impériales et la police ont rempli leur devoir avec la plus grande discipline et ont déployé dans ce but les plus louables efforts. C'est prouvé par ce fait que l'ordre public et la sécurité ont pu être rétablis en deux jours par leur énergie, dans une grande ville que les chefs arméniens avaient mise dans un état de révolution, et que l'effervescence d'une population composée d'éléments hétérogènes a pu être calmée. Il est inutile de faire remarquer que dans d'autres pays la répression de semblables désordres a demandé des mois entiers.
       Un des moyens criminels employés par les Arméniens dans le but de troubler complètement la tranquillité publique et d'augmenter la panique de la population, était de prendre des costumes mahométans pour exécuter leurs méfaits. LL. EE. les représentants des grandes puissances recevront incessamment les photographies de certains de ces hommes qui ont été arrêtés. Bien qu'on ait supposé qu'un grand nombre d'Arméniens avaient perdu la vie pendant les troubles, il a néanmoins été reconnu que parmi les corps qui ont été, sans distinction, chargés sur des chariots pour être transportés à la préfecture de police, il s'est trouvé aussi un nombre considérable de mahométans qui ont été enterrés avec les Arméniens.
       Enfin, quant aux deux Turcs employés par des Européens, qui, ayant disparu pendant les troubles, ont déclarés à leur tour qu'ils avaient été réquisitionnés et armés pour tuer des Arméniens, la Sublime Porte serait bien obligée aux représentants des puissances s'ils voulaient bien remettre ces personnes entre les mains des autorités pour qu'une enquête rigoureuse puisse être faite sur leur cas, et que ceux dont la culpabilité serait constatée reçoivent le châtiment qu'ils auront mérité.
       En ayant l'honneur de porter tout ce qui précède à la connaissance des représentants des grandes puissances, la Sublime Porte conserve l'espoir qu'ils seront assez bons pour reconnaître la sincérité de ses intentions et son ferme désir d'assurer le maintien de l'ordre public et la tranquillité. Toute information de nature à aider le cours de la justice sera reçue avec empressement.
       La Sublime Porte, 9 septembre 1896.

       En réponse à cette note les représentants des six puissances ont adressé la note collective suivante à la Porte le 15 septembre:
       "Les représentants des grandes puissances ont l'honneur de faire remarquer à la Sublime Porte que les explications qu'il lui a plu de leur soumettre dans sa note du 9 courant n'affaiblissent en rien la force des observations qu'ils avaient considéré comme de leur devoir de lui faire au sujet des incidents sanguinaires qui ont suivi l'attentat commis le 26 août par les Arméniens révolutionnaires.
       Le fait que quelques mahométans ont été arrêtés et livrés à la justice n'est pas suffisant pour démontrer que les bandes auxquelles ils appartenaient n'étaient ni organisées ni dirigées par des agents des autorités. Si la Sublime Porte conteste que les individus composant ces bandes portassent tous un habit d'uniforme, elle admet que ces bandes étaient formées de diverses corporations; or, ces corporations marchaient en corps au massacre, et plusieurs agents étrangers ont pu observer personnellement la méthode avec laquelle ils accomplissaient leur œuvre de sang. Les représentants des puissances ont, de plus, de sérieuses raisons de croire que l'irritation causée par la provocation arménienne avait moins d'influence sur les agissements de la populace que la connaissance que cette populace avait de l'impunité dont avaient joui leurs coreligionnaires dans des cas semblables en Anatolie. Jusqu'à ce jour-là ils avaient été autorisés à compter sur cette impunité par le fait que la cour martiale n'avait jamais pu trouver un seul coupable parmi tant de criminels.
       Les représentants des puissances ont toujours jugé sévèrement les attentats révolutionnaires arméniens, et ils ont toujours déploré qu'il y eût eu des victimes parmi les mahométans, mais ils persistent à déclarer que la répression devait ne frapper que les actes criminels, et que les autorités civiles et militaires étaient tenues, dès le premier moment, d'assurer les rues contre les excès qui pouvaient y être commis. Ils ne peuvent pas admettre que, pour venger la mort ou la disparition de soixante-dix mahométans d'Hapskeui, il fût nécessaire de livrer toutes les maisons arméniennes de ce quartier au meurtre et au pillage.
       Quant au fait qu'un grand nombre de mahométans ont été trouvés parmi les morts, il prouve seulement à quel point il est facile de faire des erreurs dans cette œuvre sinistre et combien de pareils procédés sont dangereux, même pour ceux qui les emploient. La facilité avec laquelle il a été possible de faire cesser les massacres témoigne de la force dont disposent les autorités et le mauvais usage qu'elles en ont fait pendant près de deux jours.
       Les représentants des puissances reconnaissent la discipline des troupes impériales et leur attitude correcte dès le moment où elles ont été chargées de rétablir l'ordre. Ils regrettent que les instructions nécessaires ne leur aient été données que quarante-huit heures trop tard. En résumé, les représentants des grandes puissances n'entendent pas entrer dans d'autres détails ni continuer la discussion, mais s'ils condamnent sévèrement la conduite des révolutionnaires arméniens, ils sont également forcés d'insister sur leurs observations relatives à l'attitude des autorités. Ils appellent l'attention sur le danger pour l'ordre public résultant de l'impunité dont ont joui jusqu'à ce jour tous ceux qui ont pris part aux massacres ou les ont fomentés. Ils déclarent que l'esprit public est loin d'être complètement tranquillisé, que la sécurité disparaît et que les colonies étrangères sont justement inquiétées. Ils appellent l'attention de la Sublime Porte sur cet état de choses qui engage sérieusement sa responsabilité."
       Mais sitôt après cette décision prise, la Commission chargée de désigner les Arméniens qui doivent être expulsés comme n'ayant pas de moyens d'existence commence ses travaux.
       Bien qu'on n'ait trouvé dans les ateliers de Haskeui ni armes, ni poudre, ni dynamite, mais des machines, des outils et des produits chimiques, nombre d'Arméniens sont emprisonnés.
       Quelques Arméniens qui étaient occupés dans les ateliers de la marine sont arrêtés sous la prévention d'avoir travaillé de nuit, clandestinement, dans ces ateliers.
       Les Arméniens employés dans les ateliers civils ou militaires de l'État vont être congédiés.
       La Dette publique, qui occupe en tout près de 900 fonctionnaires et employés arméniens décide de faire à ceux qui voudraient émigrer une avance de six à douze mois et de leur donner des cartes de libre parcours. La régie des tabacs se propose d'en faire autant.
       Les expulsions continuent sans interruption: tous les locaux de police, les prisons, les casernes sont remplis de détenus.
       Le 14 septembre les Kurdes massacrent les Arméniens à Eghin.
       Le gouverneur de la ville — originaire d'Eghin, — et deux ou trois personnes avaient été mandés chez le vali de Kharpout: celui-ci leur représenta qu'ils avaient dans leurs murs plusieurs personnes de caractère factieux. Le vali prétendit aussi qu'il y avait à Eghin des gens compromis dans les troubles de Constantinople. Il tint le même langage à divers musulmans d'Eghin domiciliés à Kharpout. Ceux-ci écrivirent à leurs amis d'Eghin, qui répondirent qu'il y avait eu dans cette ville un seul individu suspect, originaire de Kharpout, et qu'il avait été expulsé. La correspondance se poursuivit ainsi pendant plusieurs semaines entre Constantinople, Kharpout et Eghin, les autorités centrales cherchant à persuader les autorités locales qu'il existait des éléments insurrectionnels à supprimer.
       Quelques jours plus tard, des Kurdes menacèrent la ville. Ils n'étaient pas en très grand nombre et furent repoussés par les soldats turcs. Cela se répéta deux ou trois fois. Le lundi 14 septembre, ils se présentèrent de nouveau. Les chrétiens commencèrent à se méfier de leurs combourgeois musulmans et fermèrent leurs boutiques.
       Mardi matin, comme les magasins n'étaient pas encore ouverts, le gouverneur envoya par la ville des crieurs publics annonçant que les Kurdes s'étaient dispersés et que les autorités étaient déterminées à assurer la sécurité de tous. Il ordonnait en conséquence que les magasins fussent immédiatement ouverts et que chacun reprît son travail. Les Arméniens obéirent.
       Mais, vers midi, on entendit un coup de feu isolé, et le massacre, dont il était évidemment le signal, commença. Ensuite, on procéda au pillage et à l'incendie.
       Beaucoup de femmes et de jeunes filles se sont jetées dans l'Euphrate, qui coule aux pieds de la ville, pour échapper au sort qui les attendait.
       Huit cents à mille personnes ont péri dans la journée du 15 septembre. Des mille maisons appartenant à des Arméniens 600 ont été brûlées. La misère est horrible.
       Les circonstances dans lesquelles le massacre d'Eghin s'est produit ne laissent aucun doute sur son caractère. Il a été ordonné aux autorités locales — qui n'en ont nullement pris l'initiative — par le vali de Kharpout, poussé lui-même par le gouvernement central de Constantinople. La seule raison est que les précédentes tueries d'Eghin, ville déjà éprouvée cependant, n'avaient pas été assez complètes.
       A Angora, des musulmans blessent 10 Arméniens catholiques. Le gouverneur leur sauve la vie par son attitude énergique. Les massacres d'Eghin se sont étendus à d'autres localités du vilayet de Kharpout et aux environs de Césarée. Plus de 1'000 conversions forcées à l'islamisme, ont eu lieu dans la région de Van.
       A Kemanat, dans le district d'Erzinjian, le commandant des troupes ottomanes télégraphie au ministre de la guerre que, s'il ne reçoit pas d'argent pour donner des rations aux soldats, il ne répondait pas de leur conduite.
       A Constantinople, la situation se prolonge. Toujours le même calme apparent, mais toujours la même inquiétude sourde, toujours des patrouilles de fantassins ou de cavaliers qui parcourent les rues sans interruption et donnent à la ville l'aspect peu, rassurant d'un état de siège. Toujours des familles d'Européens qui fuient un danger que l'on ne voit pas, mais que l'on semble flairer. Le commerce est dans une stagnation complète, la Bourse nulle. La gêne, la misère bientôt, gagnent de propre en proche.
       5'000 Arméniens se sont déjà réfugiés en Bulgarie et la plupart sont sans ressources.
       Le commandant du vapeur de commerce allemand Czar-Nicolas II, donne des détails authentiques sur la façon sauvage avec laquelle sont traités les Arméniens bannis.
       La semaine précédente, un vapeur turc débarquait à Trébizonde 350 exilés arméniens. Ces malheureux étaient à moitié morts à la suite des mauvais traitements qu'ils avaient endurés pendant la traversée. Le même soir, ils furent tous conduits à une heure du port, et là massacrés avec une incroyable férocité.

* * *

       A l'heure actuelle la moitié des magasins de Stamboul reste fermée et l'autre moitié n'est ouverte que quelques heures seulement. A partir de 7 heures du soir, il n'y a plus âme qui vive dans les rues: les tramways circulent vides, les propriétaires de casinos attendent en vain des clients qui ne viennent pas.
       La ville ne présente aucune animation, malgré la fin de la saison d'été et la rentrée des familles de la campagne pour l'ouverture des écoles.
       Jusqu'à aujourd'hui, on calcule que près de 30'000 personnes, la plupart arméniennes, ont quitté Constantinople, et l'exode des Arméniens continue toujours; toutes les places des bateaux, surtout des Compagnies françaises, sont prises d'avance; c'est une émigration telle que depuis bien longtemps la Turquie n'en avait vu une pareille. Les journaux conseillent tous aux Arméniens de ne pas émigrer, leur faisant entrevoir les misères qui les attendent en pays étrangers et les risques qu'ils encourent d'y perdre et leur nationalité et leur religion, deux choses que les Arméniens ont gardées intactes sous le gouvernement turc.
       Beaucoup de familles, peu rassurées sur la sécurité de la ville, prennent leurs dispositions pour aller passer l'hiver aux Îles des Princes. Elles croient, avec raison, y être relativement plus en sûreté, à cause de l'éloignement de la ville et de leur isolement dans un milieu plutôt grec que turc.
       Le gouvernement turc, financièrement aux abois, continue à procéder, avec ou sans motifs, à l'arrestation des riches notables arméniens, dans le but manifeste de les exploiter; c'est le même système appliqué déjà en Anatolie qui se renouvelle à Constantinople: massacre des pauvres et arrestation et exploitation des riches.
       Le sultan, pour semer la discorde entre les Arméniens grégoriens et les Arméniens catholiques, avait fait adresser à Mgr Azarian, le patriarche de ces derniers, une lettre exprimant sa satisfaction de l'attitude correcte de sa communauté et laissant entendre qu'il s'en souviendrait dans l'avenir. En même temps le padishah manifestait le désir que cette lettre fût publiée dans les journaux locaux. Heureusement, le conseil mixte de l'Église arméno-catholique comprit le but caché de S. H. et les conséquences fâcheuses qu'aurait pu avoir cette publicité, en suscitant des dissentiments entre les deux communautés sœurs; contrairement à l'avis de ses chefs civils et ecclésiastiques, il refusa avec raison de laisser publier la lettre.
       La communauté arméno-catholique, tout en condamnant sévèrement et répudiant les agissements des révolutionnaires arméniens, comme le fait d'ailleurs de même la communauté arméno-grégorienne, ne peut que prendre une vive part aux douleurs, aux souffrances et aux malheurs de sa sœur aînée; elle se souvient toujours qu'elle a les mêmes origines et la même histoire et que si, dans ces derniers événements, elle a eu moins à souffrir, ce n'est pas grâce à la protection des Turcs, mais c'est grâce au chiffre minime de ses membres dans les localités les plus éprouvées de l'Anatolie.
       Mais dans les villes, comme Marach, Malatia, Angora, où les Arméniens catholiques sont aussi nombreux que leurs compatriotes grégoriens, les massacreurs n'ont respecté ni leur vie, ni leurs femmes, ni leurs biens, ni leurs églises.
       Ici, l'anxiété de la population est toujours grande, on est toujours sur le qui-vive et l'on est persuadé que, si les gouvernements européens ne font rien, de pratique, les troubles recommenceront au printemps au plus tard.
       (Extrait d'une correspondance particulière du Journal de Genève.)
       On craint toujours qu'à un moment donné, pressé et talonné par un besoin d'argent, le gouvernement turc ne soit obligé de faire, ouvertement ou clandestinement, main basse sur une partie des revenus concédés à la Dette publique ottomane. Certains faits isolés et volontairement tenus secrets seraient de nature à justifier ces appréhensions.
       Le gouvernement ne songe pas au cours forcé, au papier-monnaie, au kaïmé, sachant trop bien que cela ne résoudra aucunement les difficultés financières du moment.
       La détresse générale est grande, et le mécontentement du public turc augmente de jour en jour.
       Nazim pacha, le ministre de la police, qui faisait le trafic des passeports, a été destitué à la suite d'un incident qui a failli amener des complications européennes on ne peut plus graves. Un matelot anglais du bateau de plaisir Midnightsun a été grièvement blessé par un, agent de police en voulant protéger une dame qui désirait visiter le bateau et qui, se trouvant sur la passerelle, était maltraitée d'une façon révoltante par le susdit agent. L'ambassade anglaise ayant immédiatement appris le fait, exigea la destitution du ministre de la police, sous menace de bombarder illico Yildiz-Kiosk. Satisfaction immédiate lui a été accordée et l'incident prit fin.
       Le gouvernement continue à persécuter et à emprisonner Arméniens et Arméniennes. On vient d'incarcérer tous les Arméniens d'Eghin qui se trouvent à Constantinople, pour avoir osé adresser au gouvernement une pétition demandant l'autorisation de faire venir près d'eux leurs femmes et leurs enfants. On expulse de leurs locaux tous les marchands arméniens de sabres et de coutellerie qui ont leurs magasins sous le péristyle de la mosquée du Grand-Bazar, de peur qu'ils n'y mettent des bombes et de la dynamite pour le faire sauter. Les marchands grecs, par contre, ne sont pas molestés. Tous les journaux arméniens locaux sont supprimés. Les secours en nature alloués gracieusement aux hôpitaux arméniens depuis un temps immémorial sont suspendus. Il n'y a pas de tracasseries qu'on n'exerce sur ces Arméniens pour les empêcher de quitter le pays, on confisque leurs biens, on leur retire la qualité de sujets ottomans et on leur défend de jamais mettre le pied en Turquie, sous peine d'être arrêtés et incarcérés, quand même ils auraient changé de nationalité. Le gouvernement craint toujours que les révolutionnaires arméniens ne viennent de nouveau créer quelques fâcheux incidents en complotant contre la force armée du pays. Le gouvernement, de crainte que les Arméniens n'empoisonnent le réservoir des eaux de la ville, a exigé de la Compagnie des eaux la promesse formelle de congédier tous les Arméniens qui sont à son service et de n'en prendre aucun à l'avenir. La police a ordonné à tous les propriétaires et marchands de bière et d'eaux gazeuses qui avaient des voitures de transport fermées de les grillager, de peur que les Arméniens ne profitent de ces voitures fermées pour transporter des matières explosibles.
       Les pompiers militaires ne se rendent plus aux incendies, de peur que les incendies ne soient allumés par les Arméniens exprès pour les attirer dans un guet-apens et les y tuer en jetant sur eux des bombes; enfin, il n'y a pas de méfaits qu'on n'attribue à ces pauvres Arméniens. Un coup de pistolet a-t-il été tiré quelque part, c'est sans doute un Arménien qui l'a tiré; un assassinat a-t-il été perpétré, c'est, à n'en pas douter, un Arménien qui l'a commis. Un incendie a-t-il lieu, c'est sûrement un Arménien qui a mis le feu. Des voleurs se sont-ils introduits dans un magasin ou dans une maison, ce sont encore des Arméniens. Des gens sans aveu pénètrent-ils dans une maison et demandent-ils la bourse ou la vie au maître de la maison, ce sont, à n'en pas douter, les Arméniens.
       Au commencement de novembre on signale un nouveau massacre d'Arméniens à Everek.
       Les Arméniens, dont un certain nombre avait été en butte à de mauvais traitements, exaspérés, ont attaqué la grande mosquée et ont jeté des bombes sur la population turque. Il s'en est suivi un soulèvement général des Turcs d'Everek et des localités voisines, et un massacre dans lequel 3'000 Arméniens et 200 Turcs ont été tués. Les troupes sont arrivées trop tard, et ne sont intervenues qu'après qu'Everek la ville la plus riche du vilayet, eut été complètement dévastée. Le gouverneur d'Angora, Tewfik pacha, a reçu par dépêche l'ordre de se rendre immédiatement à Everek.
       Des paniques se produisent journellement à Constantinople. Le peuple envisage le renchérissement du pain comme un indice certain de l'imminence de la guerre.
       Malgré cela, Munir bey, ambassadeur de Turquie à Paris, vient de faire connaître à M. Hanotaux que le Sultan avait immédiatement examiné et réglé les points suivants:
       1° Mise en liberté des personnes incarcérées contre lesquelles il n'existe aucune charge tant à Constantinople qu'en province. Les fonctionnaires qui ne se conformeraient pas sous deux jours à cet ordre seraient sévèrement punis. Le ministre de la justice a reçu des ordres spéciaux en ce qui concerne Constantinople;
       2° La police recevra des ordres pour que les Arméniens paisibles ne soient pas poursuivis;
       3° Convocation immédiate de l'Assemblée arménienne pour procéder à l'élection du patriarche;
       4° Le colonel Mazhar bey, rendu responsable du meurtre du père Salvator, est déféré à un conseil de guerre. Les ordres annoncés sont mis à exécution.
       5° Le vali de Diarbekir, Anis pacha, particulièrement signalé dans les troubles d'Arménie, est révoqué;
       6° Des instructions précises sont adressées aux valis pour assurer la répression de toutes nouvelles violences;
       7° Le ministre de l'instruction publique devra supporter la charge des réparations à effectuer dans les couvents catholiques d'Asie Mineure qui ont souffert des derniers troubles;
       8° Des ordres sont donnés pour la distribution de secours aux populations plus particulièrement éprouvées par les derniers événements;
       9° M. Cambon a demandé, en outre, l'application rapide des réformes accordées l'année dernière aux six vilayets d'Arménie et leur extension aux autres provinces de l'empire.
       Des ordres sont envoyés à cet effet.
       Le décret relatif à l'extension des réformes va être publié.
       Diplomatiquement parlant, ces résultats sont satisfaisants, mais en réalité rien de tout cela n'a été fait.

Arménie, Karpout

CHAPITRE IV

Rôle des puissances européennes.

       Dame Politique est une fort mystérieuse coquette qui clôt soigneusement la porte de son boudoir aux indiscrets; ou plutôt, bien vieille déjà, elle dissimule jalousement aux malins regards de la critique, les poudres et onguents dont elle use pour boucher ses rides et donner du teint à ses lèvres exsangues. Et ce n'est qu'après toilette faite, qu'elle ose aborder le grand jour. Son "domestique" seul, sait donc pertinemment à quoi s'en tenir sur sa verdeur perpétuelle. Mais acariâtre comme nombre de très vieilles gens, ses faveurs sont de courte durée, et fréquents les changements de son entourage: d'où certaines indiscrétions inévitables grâce auxquelles on ne saurait prendre bien longtemps l'habit pour le moine, et un émail, même parfait, pour un teint de lys et de roses.
       Or, la figure que nous cache ce masque gracieux est profondément repoussante, et notre Belle a joué ces dernières années un rôle bien peu digne d'une grande dame qui affecte de civilisatrices et moralisatrices allures, et dont le salon de précieuse ne retentit que des grands mots de justice, devoir et charité!
       Depuis la naissance de cette périlleuse question d'Orient, le rôle des Puissances européennes n'a pas varié: c'est celui d'héritiers, plus pressés les uns que les autres, d'entrer en possession d'une fortune considérable, mais entourant de soins à qui mieux mieux le malade ... qui n'a pas encore testé, par peur de coûteuses et scandaleuses querelles sur sa tombe.
       Deux d'entre elles sont plus particulièrement intéressées à ce rôle de vigilantes gardes-malades: la première que le Bosphore isolé du grand "bassin de la civilisation", ainsi que les anciens appelaient la Méditerranée, a déjà prouvé maintes fois dans l'histoire le besoin qui la tenaille de s'approprier ce magnifique détroit, et surtout la belle Stamboul, dont la situation est unique au monde.
       D'autre part, son empire asiatique constamment agrandi, s'étend déjà jusque sur les confins de celui, de la Turquie, et comprend en particulier de nombreuses provinces arméniennes, enlevées aux Ottomans. La délimitation des deux empires n'est qu'artificielle, puisque, comme nous l'avons vu, la seule frontière naturelle qui sépare les deux territoires est le Mont Ararat.
       Maîtresse des rives septentrionale et orientale de la Mer Noire, la Russie ne peut que chercher à en occuper tout le bassin: Trébizonde est le corollaire obligé de Batoum, de même qu'Odessa est celui de Constantinople ... et les Dardanelles sont bien faciles à franchir, ainsi qu'il résulte du rapport tout récent dressé par l'officier russe chargé, à la demande du Sultan, de s'en assurer.
       Et cependant, malgré les franches ouvertures de la population arménienne, malgré ses cris d'appel de plus en plus pressants, la Russie fait la sourde oreille. A la fin de novembre 1896, M. de Montebello, ambassadeur de France à St-Pétersbourg, échoue complètement dans sa démarche auprès du tzar, ayant pour but d'amener une action décisive des Puissances en Turquie. Il est vrai que le lendemain, 28 novembre, M. Hanotaux affirmait au Conseil des ministres que les "ambassades continuaient à agir énergiquement et en parfait accord à Constantinople, notamment en ce qui concernait la surveillance de la procédure de la Cour criminelle!
       Quel étrange contraste avec les bruits persistants qui avaient effrayé l'Europe, il y a une année à peine, et d'après lesquels une alliance franco-turco-russe avait été signée sur les bases du traité d'Unkiar Skelessi! Deux superbes vases de jaspe, offerts au Sultan par M. de Nélidoff, accompagnés d'une lettre autographe du tzar, le 25 février 1895, avaient paru une preuve suffisante de l'excellente amitié qui unissait les deux empires; les dépêches annonçaient les déplacements importants de la flotte russe, pendant qu'une nombreuse armée se concentrait dans le Caucase, prêtes à venir en aide au Sultan dans le cas où l'une quelconque des puissances tenterait une démarche un peu trop ... efficace!
       On n'aurait réellement pu mieux répondre à la lettre de la Reine Victoria, informant le Sultan que si les désordres continuaient en Turquie, le trône pouvait courir de grands dangers. (20 janvier 1895).
       Il n'y a donc pas lieu de s'étonner qu'en février de la même année, à l'occasion du banquet de l'Association Unioniste des dissidents, Lord Salisbury ait déclaré "qu'il était impossible à l'Angleterre d'intervenir d'une façon directe par la force, parce que n'étant qu'une puissance navale, l'Angleterre n'avait pas la possibilité de recourir à une occupation militaire".
       Pour qui sait lire entre les lignes, c'était avouer hautement que la Grande-Bretagne était disposée à accorder le concours de sa marine, pourvu qu'une autre puissance prêtât celui de son armée. C'était en même temps reconnaître l'inopportunité d'une action isolée, tout en déclarant qu'il était temps de mettre un terme aux incessantes et infructueuses démarches platoniques qui depuis vingt ans font des cabinets européens la risée du Sultan et de son entourage.
       Aucune puissance ne répondit à cette invite. Pourquoi?
       Parce que l'Angleterre, isolée dans le concert européen, a la mauvaise réputation de manger les marrons grillés par les autres; parce que l'Allemagne, jalouse de l'extension et de la prépondérance russes, craint de les voir augmenter encore par un partage dont elle ne retirerait personnellement aucun profit; parce que la France (nous venons de le voir hier encore), s'incline gracieusement dès que le tzar a parlé; enfin parce que la Russie, la plus proche voisine du bâtiment vermoulu, sait pertinemment jusqu'où vont les lézardes, et combien de temps encore l'édifice restera debout; et elle sait qu'au moment de l'écroulement elle sera de beaucoup la première arrivée sur le lieu de la catastrophe; elle s'y prépare depuis longtemps, et n'y a-t-il pas un proverbe, vieux comme le monde, qui affirme que la place est au premier occupant
       Que des milliers et des milliers de vies humaines soient pendant de longues années sacrifiées aux féroces instincts turcs; qu'un empire tout entier soit la proie d'avides et sanguinaires aventuriers, qu'importe? L'Europe doit à sa tranquillité propre de laisser faire! Elle est trop occupée chez elle, paraît-il, pour faire la police des autres; et cette constatation peu rassurante, n'est pas faite pour nous donner une bien haute idée de la sécurité où nous sommes! Quand les gendarmes, eux-mêmes, doivent se surveiller du coin de l'œil, il y a de grandes chances pour que les voleurs s'en donnent à cœur joie, et mettent le pays au pillage!
       Cet état de choses est d'autant plus blâmable que depuis longtemps déjà, on aurait pu tuer le mal dans sa racine. Dès 1891, en effet, les rapports des ambassadeurs donnaient à l'Europe le droit, — lui imposaient le devoir même — d'intervenir radicalement. Le 17 mars de cette année, Lord Salisbury écrivait à Sir W. White, ambassadeur à Constantinople:
       Foreign Office 17 mars 1891.
       "Monsieur,
       J'ai reçu les dépêches de Votre Excellence du 23 février, etc. Le Gouvernement de Sa Majesté espère que les Kurdes seront, sans délai, poursuivis énergiquement devant les tribunaux et que le sous-gouverneur de Silivan sera puni pour avoir négligé ses devoirs d'une manière si flagrante.
       Quant aux Zaptiés, le Gouvernement de Sa Majesté espère que la Porte ne perdra point de temps à traduire devant la justice des hommes qui ont commis ces crimes abominables.
       Votre Excellence a déjà attiré l'attention du Grand Vizir sur ces deux cas, mais je vous prie d'insister auprès de Son Altesse sur la nécessité de mesures énergiques de la part de la Porte.
       Je suis, etc.
       Signé: SALISBURY."
       Or toutes les démarches des Puissances sont dans cet ordre d'idées. Que de promesses n'a-t-on pas arrachées au Sultan, dont les tribunes parlementaires ont retenti, comme s'il s'agissait de grands succès diplomatiques! Que de fois dans ces derniers mois a-t-on annoncé comme proche la solution de la question arménienne?...
       ... Et hier encore, 29 novembre, on nous annonce un massacre des Arméniens de Kharpout et de Diarbékir!
       N'y a-t-il pas lieu après cela de crier victoire et d'annoncer urbi et orbi la pacification de la Turquie d'Asie?
       N'est-on pas en droit cependant, au point de vue humanitaire, de demander aux Cabinets européens compte du résultat de leur intervention? Que signifiaient alors le 3 novembre, les paroles de M. Hanotaux disant en pleine Chambre des députés, que des vues précises avaient été échangées pendant le séjour en France de l'empereur de Russie? A-t-on obtenu seulement la disgrâce du Grand Vizir qui présidait aux massacres dans les rues de Constantinople? A-t-on obtenu la mise en vigueur de la Constitution de 1878! Non. Rien n'a été fait. Le Sultan est encore maître de la vie et de l'honneur de ses sujets; il est le maître de les exiler, de les convertir, de les massacrer; et comme l'a dit le tzar, ou son représentant, on ne saurait lui imposer des réformes qu'aucun état ne consentirait à se laisser dicter!
       Il est impossible de qualifier cette attitude, car on ne saurait le faire trop sévèrement, on blâme toujours, et on punit souvent, un particulier qui n'intervient pas, le pouvant, pour empêcher un crime; on lui rappelle ses devoirs d'homme et de citoyen. On peut aujourd'hui rappeler à l'Europe ses devoirs vis-à-vis des nations où une féroce barbarie rend impossible la sécurité publique, et lui dire Tu as failli.
       Si dès 1890, chacune des puissances, marchant avec l'accord que se plaît à leur reconnaître M. Hanotaux, avait envoyé un contingent de milices suffisant pour assurer l'ordre; si à ce moment les réformes avaient été imposées, il y aurait plus de cent mille vies sauves et un million de miséreux de moins! Point pour cela n'était besoin d'une croisade! Tapi dans Yldiz-Kiosk, le Sultan n'eût pas manqué d'accepter ce qu'il n'était pas maître d'empêcher, et l'intérêt seul des richesses englouties, aurait suffi à payer ce déplacement de troupes.
       On ne l'a pas fait, on s'est rendu coupable de complicité passive, et l'Europe entière peut être rendue responsable des massacres d'Arménie et de la ruine de tout un peuple. L'Europe non, mais la Politique, cette hideuse personne dont l'hypocrisie n'éclate que quand les plus atroces forfaits ont été perpétrés sous son égide.
       Combien mesquines paraissent dans ces conditions les courbettes de salon et les exigences du Protocole! Un peu de bon sens pratique et un grain d'humanité ne seraient-ils point préférables aux plus éloquentes déclamations de ces équilibristes à lourd balancier, auquel est suspendue la vie des peuples?

Salisbury

NOTES

       (1-177) Seule boisson permise à table et d'un usage général en Turquie. C'est un compose d'eau, de miel et de divers ingrédients tels que jus d'orange, de violette, tilleul, musc, etc.
       (1-183) Revue des Revues du 1er septembre 1895.
       (1-194) Zaptiehs: gendarmes.
       (1-196) Paris. Au bureau des œuvres d'Orient.
       (2-196) Berlin. Verlag der Akademischen Buchhandlung, W. Faber & Cie
       (3-196) Paris. Société du Mercure de France.

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