RIMBAUD
Ophélie
I
Sur l'onde calme et noire où dorment
les étoiles
La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,
Flotte très lentement, couchée en ses longs
voiles ...
- On entend dans les bois lointains des
hallalis.
Voici plus de mille ans que la triste
Ophélie
Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir;
Voici plus de mille ans que sa douce folie
Murmure sa romance à la brise du soir.
Le vent baise ses seins et déploie en
corolle
Ses grands voiles bercés mollement par les eaux;
Les saules frissonnants pleurent sur son épaule,
Sur son grand front rêveur s'inclinent les
roseaux.
Les nénuphars froissés
soupirent autour d'elle;
Elle éveille parfois, dans un aune qui dort,
Quelque nid, d'où s'échappe un petit frisson
d'aile:
- Un chant mystérieux tombe des astres
d'or.
I
O pâle Ophélia! belle comme la
neige!
Oui, tu mourus, enfant, par un fleuve emporté!
- C'est que les vents tombant des grands monts de
Norwège
T'avaient parlé tout bas de l'âpre
liberté;
C'est qu'un souffle, tordant ta grande
chevelure,
A ton esprit rêveur portait d'étranges bruits;
Que ton coeur écoutait le chant de la Nature
Dans les plaintes de l'arbre et les soupirs des
nuits;
C'est que la voix des mers folles, immense
râle,
Brisait ton sein d'enfant, trop humain et trop doux;
C'est qu'un matin d'avril, un beau cavalier pâle,
Un pauvre fou, s'assit muet à tes genoux!
Ciel! Amour! Liberté! Quel rêve,
ô pauvre Folle!
Tu te fondais à lui comme une neige au feu:
Tes grandes visions étranglaient ta parole
- Et l'Infini terrible effara ton oeil bleu!
III
- Et le Poète dit qu'aux rayons des
étoiles
Tu viens chercher, la nuit, les fleurs que tu cueillis,
Et qu'il a vu sur l'eau, couchée en ses longs
voiles,
La blanche Ophélia flotter, comme un grand
lys.
Arthur Rimbaud (1854 - 1891), Poésies (1895), Ophélie (1870).
[Ophelia]
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