DE LA RIME
La Rime est un même son à la fin des mots qui terminent les vers. Je dis son, & non pas mêmes lettres. Car la Rime étant pour l'oreille, on n'y regarde communément que le son & non l'écriture. Ainsi accords & corps riment très-bien, & aimer & mer très-mal. J'ai ajouté communément: parce qu'il a des sons parfaitement semblables, qui ne font pas une rime. Arrêt, par exemple, ne rime pas avec Marais. D'où il suit que les Auteurs qui nous ont tracé des régles de la Versification, ne se sont pas expliqués correctement, en disant que la Rime n'est que pour l'oreille.
Comme j'ai parlé au commencement de ce Traité des différentes sortes de Rimes, je ne répéterai pas ce que j'en ai dit.
La principale différence qu'il y ait entre la Rime masculine & la Rime féminine, c'est que dans la premiere on ne considere que la derniere syllabe, comme amour, liberté, grandeur. Au contraire, dans la Rime féminine l'e muet se prononçant peu, il faut que la ressemblance du son se tire de la syllabe précédente, qui est la pénultieme. Ainsi fortune & couronne ne riment pas; mais fortune & Neptune; couronne & abandonne. En un mot, dans la Rime masculine, c'est la derniere syllabe qui fait la Rime, & dans la féminine, les deux dernieres.
Dans les rimes masculines la derniere syllabes des deux vers qui riment ensemble, doit presque toujours se ressembler entierement. Heureux, dangereux, par exemple riment fort bien. Heureux & fameux ne riment pas si bien; encore moins bonté & enflammé. Mais quand le son de la derniere syllabe est fort plein, comme amour, retour, grandeur, douleur; univers, enfers; Césars, regards, alors on se contente de l'uniformité du son dans la derniere voyelle, sans se mettre en peine de la consonne précédente. Cette exception a lieu principalement dans les mots d'une syllabe; ces mots riment fort bien, soit avec d'autres monosyllabes, soit avec des mots de plusieurs syllabes, comme loi, toi, foi, emploi; pas, bas, combats; paix, faix; jour retour; feu, jeu, neveu, &c.
Quand les Rimes sont rares, on n'exige pas tant d'exactitude. Ainsi soupir rime avec plaisir & zéphir avec desir.
Les mots qui ont un e ouvert, ne riment pas bien avec ceux qui à la derniere syllabe ont un e fermé. Jupiter ne rime pas bien avec vanter, mer avec aimer, enfer avec échauffer, cher avec approcher, hier avec grossier, léger avec changer [la derniere syllabe de Cheveau-léger est un e férmé] quoi qu'en ait pensé le P. Mourgues, qui prétend que l'e devient ouvert dans la derniere syllabe des infinitifs. Ainsi la Rime est défectueuse dans les vers suivans:Mes yeux en sont témoins, j'ai vu moi-même hier
Entrer chez le Prélat le Chapelain Garnier.
DESPRÉAUX.Attaquez dans leurs murs ces conquérans si fiers.
Qu'ils tremblent à leur tour pour leurs propres foyers.
Et quand avec transport je pense m'approcher
De tout ce que les Dieux m'ont laissé de plus cher.
RACINE.Il y a encore quelques autres exemples dans Racine. Mais ce n'est pas par-là qu'il a été grand Poëte. Il y a long-tems que cette Rime Normande est proscrite, & l'on doit dire avec M. de Fontenelle:
Bergeres, jouissez de mille voeux offerts.
Dans l'absence d'Iris vos momens vous sont chers.Et avec M. l'Abbé du Resnel.
Sont-ils devenus grands ces nourrissons si chers?
Ils courent habiter les bois, les champs, les airs.
Traduction de l'Essai de Pope sur l'homme.Ménage, dans ses observations sur Malherbe, dit que ce Poëte, sur la fin de ses jours avoit conçu une si grande aversion contre ces Rimes Normandes, qu'il avoit dessein de les ôter toutes de ses Poësies.
Cette Rime n'est pas même permise dans les vers féminins, où le son est plus soutenu, & où l'e est plus ouvert. Ainsi terre & taire (tacere) ne forment pas une Rime suffisante. Je sçai que quelques Poëtes modernes l'emploient assez communément. Mais ils ne sont pas en cela à imiter. Despréaux ne l'a employée qu'une seule fois:
Cotin à ses sermons traînant toute la terre,
Fend les flots d'auditeurs pour aller à sa chaire.Une seule lettre, quoiqu'elle fasse une syllabe, n'est pas suffisante pour la Rime. De sorte qu'il passe pour maxime, dit le P. Mourgues, que dans la Poësie Françoise il n'est point de Rime à une seule lettre. Ansi créé ne rime pas avec lié, joué. Créée ne rime pas même avec liée & jouée. Il n'est donc pas toujours vrai de dire que la Rime féminine est riche, lorsque les deux dernieres syllabes sont les mêmes, puisque dans l'exemple que je viens de rapporter, elles ne forment pas seulement une Rime suffisante. Racine n'a pas observé cette régle lorsqu'il a dit:
Depuis que sur les bords les Dieux ont envoyé
La fille de Minos & de Pasiphaë.Ni Despréaux dans sa dixieme Satire:
Mais je vous dirai moi, sans alléguer la Fable,
Que si sous Adam même, & loin avant Noé,
Le vice audacieux des homme avoué, &c.Quoique cette Rime paroisse supportable par rapport à l'espece de conformité de l'o & de l'ou dans la pénultieme syllabe. Je ne parle pas de cette expression, loin avant Noé pour long-temps avant Noe, dont il seroit difficile de trouver des exemples, parce que cette observation n'est pas de mon sujet.
La cause de cette exception, est que dans les mots terminés en aé, ée, ié, oé, ué, le son se tire de la pénultieme voyelle, soit qu'elle fasse une syllabe à part, comme dans lier, lien, jouet, &c. soit qu'elle ne fasse qu'une syllabe avec la derniere voyelle, comme dans bien, pilier, &c. De-là vient que, malgré le privilége des monosyllabes, où l'on n'exige pas une si grande conformité de son, honteux rime mal avec yeux, parce que dans yeux le son se tire de l'y qui n'est pas dans honteux; quoi qu'en pense M. Restaut, qui dit qu'il n'y a rien d'irrégulier dans cette Rime. Il en est de même de feu, lieu, jeu, milieu; sein, rien, &c. Cette derniere rime est la plus mauvaise de toutes.
On excepte de cette régle les féminins de la terminaison en iére, dont les mots, sans être monosyllabiques, riment ensemble; sans doute à cause que le son est plus plein; quoique le nombre des mots qui ont cette terminaison soit fort grand. Tel est l'usage, peut être mal établi, mais que l'on ne sçauroit contester. Ainsi sévere rime avec lumiere,, carriere, &c. quoiqu'estimer ne rime pas avec limier.
Cette régle du P. Mourgues, qu'il n'est point de Rime à une seule lettre, n'est pas si généralement vraie qu'elle ne souffre des exceptions. Obéi, par exemple, rime bien avec trahi.
C'est en conséquence de cette même régle qu'il condamne absolument la rime de connu, conçu; imprévu, interrompu, &c. Rimes qu'il trouve aussi mauvaises que celles de forcer, charmer; consultés, charmés &c. Mais sans aucune raison, puisque l'usage permet les unes & condamne les autres; ne se trouvant presque aucun Poëte qui n'emploie les premieres, & qui ne rejette les dernieres.