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Guy de Maupassant : Nos anglais. Texte publié dans Gil Blas du 10 février 1885, puis publié dans le recueil Toine.
Numérisation : Rémi Charest (charemi@nbnet.nb.ca)
Mise en forme HTML (22 août 1998) : Thierry Selva (maupassant@free.fr)


NOS ANGLAIS

    Un petit cahier relié gisait sur la banquette capitonnée du wagon. Je le pris et je l'ouvris. C'était un journal de voyage, perdu par un voyageur.
    J'en copie ici les trois dernières pages.
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    1er février. - Menton, capitale des Poitrinaires, célèbre par ses tubercules pulmonaires. Tout différent du tubercule de la patate qui vit et pousse dans la terre pour nourrir et engraisser l'homme, ce genre de végétation vit et pousse dans l'homme pour nourrir et engraisser la terre.
    Je tiens cette définition scientifique d'un aimable et savant médecin du pays.
    Je cherche un hôtel. On m'indique le grrrrand Hôtel de Russie, d'Angleterre, d'Allemagne et des Pays-Bas. En rendant hommage à l'intelligence cosmopolite du patron, je m'installe dans cet hôpital qui me paraît vide, tant il est grand.
    Puis je fais un tour dans la ville, jolie et bien située au pied d'une montagne imposante (voir les guides), je rencontre des gens qui ont l'air malade, promenés par d'autres qui ont l'air de s'ennuyer. On retrouve ici des cache-nez. (Avis aux naturalistes qui s'inquiéteraient de leur disparition.)
    Six heures. - Je rentre pour dîner. Le couvert est mis dans une vaste salle qui devrait contenir trois cents convives et qui en abrite juste vingt-deux. Ils entrent l'un après l'autre. Voici d'abord un Anglais grand, rasé, maigre, avec une longue redingote à jupe et à taille, dont les manches emprisonnent les bras minces du monsieur comme des étuis à parapluie enserrent un parapluie. Ce vêtement, qui rappelle l'uniforme civil des vieux capitaines, celui des invalides, et la soutane des ecclésiastiques, porte, sur sa façade, une rangée de boutons, vêtus de drap noir comme leur maître, et serrés l'un contre l'autre, à la façon d'un bataillon de cloportes. En face, une rangée de boutonnières semble les attendre et donne des idées inconvenantes.
    Le gilet est clôturé par la même méthode. Le propriétaire de ce vêtement ne paraît pas folichon.
    Il me salut ; je lui rends sa politesse.
    Deuxième entrée. - Trois dames, trois Anglaises, la mère, deux filles. Chacune d'elles porte sur la tête un oeuf à la neige, ce qui m'étonne. Les filles sont vieilles comme la mère. La mère est vieille comme les filles. Toutes trois sont minces, à façades planes, hautes, lentes, raides ; et elles ont des dents extérieures pour faire peur aux plats et aux hommes.
    D'autres habitués arrivent, tous Anglais. Un seul est gros et rouge, avec des favoris blancs. Chaque femme (elles sont quatorze) porte sur la tête un oeuf à la neige. Je m'aperçois que cet entremets couvre-chef est en dentelle blanche ou en tulle mousseux, je ne sais pas trop. Il ne semble pas sucré. Toutes ces dames d'ailleurs ont l'air de conserves au vinaigre, bien qu'il y ait, parmi elles, cinq jeunes filles, pas trop laides, mais plates, sans espoir visible.
    Je songe aux vers de Bouilhet :

        Qu'importe ton sein maigre, ô mon objet aimé !
        On est plus près du coeur quand la poitrine est plate ;
        Et je vois comme un merle en sa cage enfermé,
        L'amour entre tes os, rêvant sur une patte !

    Deux jeunes messieurs, plus jeunes que le premier, sont également enfermés en des redingotes sacerdotales. Ce sont des prêtres-laïques, à femmes et à enfants, nommés pasteurs. Ils ont l'air plus propres, plus sérieux, moins aimables que nos curés. Je ne changerais pas une tonne de ceux-ci contre une barrique de ceux-là. Chacun son goût.
    Dès que les convives sont au complet, le pasteur-chef prend la parole et prononce, en anglais, une sorte de benedicite très long, que toute la table écoute avec des mines confites.
    Ma nourriture se trouvant ainsi consacrée, malgré moi, au Dieu d'Israël et d'Albion, chacun se mit à manger le potage.
    Un silence solennel règne dans la grande salle, un silence qui ne doit pas être normal. Je suppose que ma présence est désagréable à cette colonie, où n'était entrée jusque-là aucune brebis impure.
    Les femmes surtout gardent une attitude gourmée et roide comme si elles avaient peur de laisser tomber dans leur assiette leur petite coiffure de crème fouettée.
    Cependant, le maître-pasteur adresse quelques mots à son voisin le sous-pasteur. Comme j'ai le malheur d'entendre un peu l'anglais, je remarque avec stupéfaction qu'ils reprennent une conversation interrompue avant le dîner sur les textes des prophètes.
    Tout le monde écoute avec recueillement.
    Alors on me nourrit, malgré moi toujours, de citations incroyables.
    "Je répandrai de l'eau pour celui qui est altéré", a dit Isaïe.
    Je l'ignorais. J'ignorais aussi toutes les vérités émises par Jérémie, Malachie, Ézéchiel, Élie et Gagachie.
    Elles m'entraient dans les oreilles, comme des mouches, ces vérités simples et me bourdonnaient dans la tête.
    - Que celui qui a faim demande à manger.
    - L'air appartient aux oiseaux comme la mer appartient aux poissons.
    - Le figuier produit des figues et le palmier des dattes.
    - L'homme qui n'écoute pas ne retiendra pas la science.
    Combien plus vaste et plus profond, notre grand Henry Monnier, qui a fait sortir de la bouche d'un seul homme, de l'immortel Prudhomme, plus de vérités éclatantes que n'en ont répandu tous les prophètes réunis.
    Il s'écrie en face de la mer : "C'est beau, l'Océan, mais que de terrain perdu !"
    Il formule l'éternelle politique du monde : "Ce sabre est le plus beau jour de ma vie. Je saurai m'en servir pour défendre le Pouvoir qui me l'offre, et, au besoin, pour l'attaquer."
    Si j'avais eu l'honneur d'être présenté à la société anglaise qui m'entourait, je l'aurais assurément édifiée avec des citations choisies de notre prophète français.
    Une fois le dîner fini, on passa au salon.
    J'étais assis, seul, dans un coin. La tribu britannique semblait conspirer à l'autre bout de la vaste pièce.
    Soudain une dame se dirigea vers le piano.
    Je pensai :
    - Ah ! Un peu de miousique. Tant mieux.
    Elle ouvre l'instrument, s'assied, et voilà que toute la colonie l'entoure comme un bataillon, les femmes au premier rang, les hommes derrière.
    Vont-ils chanter un opéra ?
    Le pasteur-chef, devenu pasteur-chef de choeur, lève la main, l'abaisse, et une clameur innommable, affreuse, s'échappe de toutes ces bouches, qui entonnent un cantique !
    Les femmes piaillaient, les hommes mugissaient, les vitres tremblaient. Le chien de l'hôtel se mit à hurler dans la cour. Un autre répondit dans une chambre.
    Je me sauvai, effaré, furieux. Et j'allai faire un tour en ville. N'ayant trouvé ni théâtre, ni casino, ni aucun lieu de plaisir, il me fallut rentrer.
    Les Anglais chantaient encore.
    Je me couchai. Ils chantaient toujours. Ils chantèrent jusqu'à minuit les louanges du Seigneur avec les voix les plus fausses, les plus criardes, les plus odieuses que j'aie jamais entendues, et moi, affolé par cet horrible esprit d'imitation qui emportait un peuple entier dans une danse macabre, je fredonnais sous mes draps :

Je plains le seigneur, le seigneur dieu d'Albion
Dont on chante la gloire au salon.
Si le seigneur a plus d'oreille
Que son peuple fidèle,
S'il aime le talent, la beauté,
La grâce, l'esprit, la gaieté,
L'excellente mimique
Et la bonne musique,
Je plains le seigneur
De tout mon coeur.

    Et quand je pus enfin m'endormir, j'eus des cauchemars épouvantables. Je vis des prophètes à cheval sur des pasteurs manger des oeufs à la neige sur des têtes de mort.
    Horreur ! Horreur !
    2 février. - Aussitôt levé, je demande au patron si ces barbares qui ont envahi son hôtel recommencent chaque jour leur épouvantable distraction.
    Il me répondit en souriant :
    - Oh ! non, monsieur, c'était hier dimanche, et vous savez que le dimanche, chez eux, c'est sacré.
    Je réponds :
Rien n'est sacré pour un pasteur,
Ni le sommeil du voyageur,
Ni son dîner, ni son oreille ;
Mais veillez que chose pareille
Ne recommence pas, ou bien,
Sans hésiter, je prends le train.

    Un peu surpris, l'hôtelier me promet qu'il fera des observations.
    Je fais, dans le jour, une fort jolie promenade dans la montagne.
    Le soir venu, j'assiste au même benedicite. Puis je passe au salon. Que vont-ils faire ? Pendant une heure, ils ne font rien.
    Tout à coup, la même dame qui, la veille, accompagnait les cantiques, se dirige vers le piano, l'ouvre. - Je frémis de terreur. - Et elle se met à jouer... une valse.
    Et les jeunes filles commencent à danser.
    Le pasteur-chef bat la mesure sur son genou par suite de l'habitude prise. Les Anglais à leur tour invitent les femmes, et les oeufs à la neige tournent, tournent, tournent, les oeufs à la neige tournent comme des sauces.
    J'aime mieux ça ! Après la valse, un quadrille, une polka.
    N'ayant pas été présenté, je reste coi dans un coin.
    3 février. - Autre jolie promenade au vieux castelar, admirable ruine dans la montagne, qui porte sur chaque pic quelques restes de châteaux forts.
    Rien de beau comme ces débris de citadelles dans ces chaos de pierres qui dominent les neiges des Alpes (voir les guides). Ce pays est admirable.
    Pendant le dîner, je me présente, tout seul, à la manière française, à ma voisine de table. Elle ne me répond pas. - Politesse anglaise.
    Dans la soirée, bal anglais.
    4 février. - Excursion à Monaco (voir les guides).
    Le soir, bal anglais. J'y assiste en pestiféré.
    5 février. - Excursion à San Remo (voir les guides).
    Le soir, bal anglais. Ma quarantaine persiste.
    6 février. - Excursion à Nice (voir les guides).
    Le soir, bal anglais. Je me couche.
    7 février. - Excursion à Cannes (voir les guides).
    Le soir, bal anglais. Je prends du thé dans mon coin.
    8 février. - Dimanche, grande revanche. Je les attendais, les gueux.
    Ils avaient repris leurs mines confites de jour sacré, et ils préparaient leurs voix à cantiques.
    Or, avant le dîner, je me glisse dans le salon, puis je mets dans ma poche la clef du piano, et je dis au garçon de service dans le bureau :
    - Si messieurs les pasteurs demandent la clef, vous leur direz que je l'ai prise et vous les prierez de venir me trouver.
    Pendant le dîner on discute sur plusieurs points douteux des Écritures, on élucide des textes, on éclaircit les généalogies de personnages bibliques.
    Puis on passe au salon. On se dirige vers le piano. - Stupeur. - On se consulte. La tribu semble atterrée. Les oeufs à la neige paraissent prêts à s'envoler. Enfin le pasteur-chef se détache, sort, puis rentre. On discute, on me regarde avec des yeux indignés, et voilà que les trois pasteurs se dirigent vers moi, en ordre, en ligne, en ambassadeurs. Ils ont vraiment quelque chose d'imposant.
    Ils me saluent. Je me lève. Le plus vieux prend la parole :
    - Mosieu, on me avé dit que vô avé pris la clef de la piano. Les dames vôdraient le avoir, pour chanté le cantique.
    Je réponds :
    - Monsieur l'abbé, je comprends parfaitement la demande de ces dames ; mais je ne puis y faire droit. Vous êtes un homme religieux, moi aussi, monsieur, et mes principes, plus sévères que les vôtres sans doute, me décident à empêcher la profanation à laquelle vous vous livrez.
    Je ne puis admettre, messieurs, que vous vous serviez, pour chanter la gloire de Dieu, d'un instrument qui a servi toute la semaine à faire danser des jeunes filles. Nous ne donnons pas des bals publics dans nos églises, nous, monsieur, et nous ne jouons pas des quadrilles avec nos orgues. L'usage que vous faites de ce piano m'indigne et me révolte. Vous pouvez porter ma réponse à ces dames.
    Les trois pasteurs, abasourdis, se retirèrent. Les dames parurent stupéfaites. Et on se mit à chanter le cantique sans piano.
    9 février, midi. - Le patron vient de me donner congé. On m'expulse, à la demande générale des Anglais.
    Je rencontre les trois pasteurs, qui semblent surveiller mon départ. Je vais droit à eux. Je les salue.
    - Messieurs, dis-je, vous paraissez fort instruits sur les Écritures. J'ai, moi-même, étudié pas mal ces questions. Je sais même un peu l'hébreu. Or, je serais désireux de vous soumettre un cas qui trouble beaucoup ma conscience de catholique.
    L'inceste est considéré par vous comme une chose abominable, n'est-ce pas ? Or, la Bible nous en indique un exemple très inquiétant pour la Foi.
    Loth, fuyant Sodome, fut séduit, vous ne l'ignorez pas, par ses deux filles, et, étant privé de sa femme changée en statue de sel, il succomba. De ce double et horrible inceste naquirent Ammon et Moab, d'où sortirent deux grands peuples, les Ammonites et les Moabites. Or, Ruth, la moissonneuse qui réveilla Booz endormi pour le rendre père, était une Moabite.
    Victor Hugo n'a-t-il pas dit :

                                  ... Ruth, une Moabite,
Vint se coucher aux pieds de Booz, le sein nu,
Espérant on ne sait quel rayon inconnu
Quand viendrait du réveil la lumière subite.


    Le rayon inconnu donna naissance à Obed, qui fut l'aïeul de David.
    Or notre Seigneur Jésus-Christ n'était-il pas un descendant de David ?...
    Les trois pasteurs ne répondirent pas et se regardèrent avec consternation.
    Je repris :
    - Vous me direz que je vous parle là de la généalogie de Joseph, époux légitime, mais inutile de Marie, mère du Christ. Or Joseph, comme chacun sait, ne fut pour rien dans la naissance de son fils. Donc c'est Joseph qui descendait d'un inceste et non l'homme-Dieu. Je vous l'accorde. J'ajouterai cependant deux considérations. La première, c'est que Joseph et Marie, étant cousins, devaient avoir la même origine ; la seconde, c'est qu'il est scandaleux de nous faire lire dix pages de généalogie pour des prunes.
    Nous nous abîmons les yeux afin de savoir que A. engendra B., qui engendra C., qui engendra D., qui engendra E., qui engendra F., et quand nous allons devenir fous par cette scie interminable, nous arrivons au dernier qui n'engendre rien. On peut appeler cela, messieurs, le comble de la mystification !
    Alors, brusquement, les trois pasteurs me tournèrent le dos comme un seul homme et s'enfuirent.
    Deux heures. - Je prends le train pour Nice.
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    Le journal finissait là. Bien que ces notes révèlent de la part de leur auteur un extrême mauvais goût, un esprit commun et beaucoup de grossièreté, j'ai pensé qu'elles pourraient mettre en garde certains voyageurs contre le danger des Anglais en voyage.
    Je dois ajouter qu'il existe des Anglais charmants, j'en connais, et beaucoup. Mais ce ne sont pas, en général, nos voisins d'hôtel.

10 février 1885

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