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A T H E N A


Fénelon

De l'Éducation des Filles (html, avec table)

Table
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Avis

De l'Éducation des Filles (html)

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CHAPITRE X.

La vanité de la beauté et des ajustements.

     Mais ne craignez rien tant que la vanité dans les filles. Elles naissent avec un désir violent de plaire: les chemins qui conduisent les hommes à l'autorité et à la gloire leur étant fermés, elles tâchent de se dédommager par les agréments de l'esprit et du corps: de là vient leur conversation douce et insinuante; de là vient qu'elles aspirent tant à la beauté et à toutes les grâces extérieures, et qu'elles sont si passionnées pour les ajustements; une coiffe, un bout de ruban, une boucle de cheveux plus haut ou plus bas, le choix d'une couleur, ce sont pour elles autant d'affaires importantes.
     Ces excès vont encore plus loin dans notre nation qu'en toute autre; l'humeur changeante qui règne parmi nous cause une variété continuelle de modes: ainsi on ajoute à l'amour des ajustements celui de la nouveauté, qui a d'étranges charmes sur de tels esprits. Ces deux folies mises ensemble renversent les bornes des conditions, et dérèglent toutes les moeurs. Dès qu'il n'y a plus de règle pour les habits et pour les meubles, il n'y en a plus d'effectives pour les conditions: car pour la table des particuliers, c'est ce que l'autorité publique peut moins régler; chacun choisit selon son argent, ou plutôt sans argent, selon son ambition et sa vanité.
     Ce faste ruine les familles, et la ruine des familles entraîne la corruption des moeurs. D'un côté, le faste excite, dans les personnes d'une basse naissance, la passion d'une prompte fortune; ce qui ne se peut faire sans péché, comme le Saint-Esprit nous l'assure. D'un autre côté, les gens de qualité, se trouvant sans ressource, font des lâchetés et des bassesses horribles pour soutenir leur dépense; par là s'éteignent insensiblement l'honneur, la foi, la probité et le bon naturel, même entre les plus proches parents.
     Tous ces maux viennent de l'autorité que les femmes vaines ont de décider sur les modes; elles ont fait passer pour Gaulois ridicules tous ceux qui ont voulu conserver la gravité et la simplicité des moeurs anciennes.
     Appliquez-vous donc à faire entendre aux filles combien l'honneur qui vient d'une bonne conduite et d'une vraie capacité est plus estimable que celui qu'on tire de ses cheveux ou de ses habits. La beauté, direz-vous, trompe encore plus la personne qui la possède, que ceux qui en sont éblouis; elle trouble, elle enivre l'âme; on est plus sottement idolâtre de soi-même, que les amants les plus passionnés ne le sont de la personne qu'ils aiment. Il n'y a qu'un fort petit nombre d'années de différence entre une belle femme et une autre qui ne l'est pas. La beauté ne peut être que nuisible, à moins qu'elle ne serve à faire marier avantageusement une fille: mais comment y servira-t-elle, si elle n'est soutenue par le mérite et par la vertu? Elle ne peut espérer d'épouser qu'un jeune fou, avec qui elle sera malheureuse, à moins que sa sagesse et sa modestie ne la fassent rechercher par des hommes d'un esprit réglé, et sensibles aux qualités solides. Les personnes qui tirent toute leur gloire de leur beauté deviennent bientôt ridicules: elles arrivent, sans s'en apercevoir, à un certain âge où leur beauté se flétrit; et elles sont encore charmées d'elles-mêmes, quoique le monde, bien loin de l'être, en soit dégoûté. Enfin, il est aussi déraisonnable de s'attacher uniquement à la beauté, que de vouloir mettre tout le mérite dans la force du corps, comme font les peuples barbares et sauvages.
De la beauté passons à l'ajustement. Les véritables grâces ne dépendent point d'une parure vaine et affectée. Il est vrai qu'on peut chercher la propreté, la proportion et la bienséance, dans les habits nécessaires pour couvrir nos corps; mais, après tout, ces étoffes qui nous couvrent, et qu'on peut rendre commodes et agréables, ne peuvent jamais être des ornements qui donnent une vraie beauté.
     Je voudrais même faire voir aux jeunes filles la noble simplicité qui paraît dans les statues et dans les autres figures qui nous restent des femmes grecques et romaines; elles y verraient combien des cheveux noués négligemment par derrière, et des draperies pleines et flottant à longs plis, sont agréables et majestueuses. Il serait bon même qu'elles entendissent parler les peintres et les autres gens qui ont ce goût exquis de l'antiquité.
     Si peu que leur esprit s'élevât au-dessus de la préoccupation des modes, elles auraient bientôt un grand mépris pour leurs frisures, si éloignées du naturel, et pour les habits d'une figure trop façonnée. Je sais bien qu'il ne faut pas souhaiter qu'elles prennent l'extérieur antique; il y aurait de l'extravagance à le vouloir: mais elles pourraient, sans aucune singularité, prendre le goût de cette simplicité d'habits si noble, si gracieuse, et d'ailleurs si convenable aux moeurs chrétiennes. Ainsi, se conformant dans l'extérieur à l'usage présent, elles sauraient au moins ce qu'il faudrait penser de cet usage: elles satisferaient à la mode comme à une servitude fâcheuse, et elles ne lui donneraient que ce qu'elles ne pourraient lui refuser. Faites-leur remarquer souvent, et de bonne heure, la vanité et la légèreté d'esprit qui fait l'inconstance des modes. C'est une chose bien mal entendue, par exemple, de se grossir la tête de je ne sais combien de coiffes entassées; les véritables grâces suivent la nature, et ne la gênent jamais.
Mais la mode se détruit elle-même; elle vise toujours au parfait, et jamais elle ne le trouve; du moins elle ne veut jamais s'y arrêter. Elle serait raisonnable, si elle ne changeait que pour ne changer plus, après avoir trouvé la perfection pour la commodité et pour la bonne grâce; mais changer pour changer sans cesse, n'est-ce pas chercher plutôt l'inconstance et le dérèglement, que la véritable politesse et le bon goût? Aussi n'y a-t-il d'ordinaire que caprice dans les modes. Les femmes sont en possession de décider; il n'y a qu'elles qu'on en veuille croire: ainsi les esprits les plus légers et les moins instruits entraînent les autres. Elles ne choisissent et ne quittent rien par règle; il suffit qu'une chose bien inventée ait été longtemps à la mode, afin qu'elle ne doive plus y être, et qu'une autre, quoique ridicule, à titre de nouveauté prenne sa place et soit admirée.
     Après avoir posé ce fondement, montrez les règles de la modestie chrétienne. Nous apprenons, direz-vous, par nos saints mystères, que l'homme naît dans la corruption du péché; son corps, travaillé d'une maladie contagieuse, est une source inépuisable de tentation à son âme. Jésus-Christ nous apprend à mettre toute notre vertu dans la crainte et dans la défiance de nous-mêmes. Voudriez-vous, pourra-t-on dire à une fille, hasarder votre âme et celle de votre prochain pour une folle vanité? Ayez donc horreur des nudités de gorge, et de toutes les autres immodesties: quand même on commettrait ces fautes sans aucune mauvaise passion, du moins c'est une vanité, c'est un désir effréné de plaire. Cette vanité justifie-t-elle devant Dieu et devant les hommes une conduite si téméraire, si scandaleuse, et si contagieuse pour autrui? Cet aveugle désir de plaire convient-il à une âme chrétienne, qui doit regarder comme une idolâtrie tout ce qui détourne de l'amour du Créateur et du mépris des créatures? Mais, quand on cherche à plaire, que prétend-on? n'est-ce pas d'exciter les passions des hommes? Les tient-on dans ses mains pour les arrêter, si elles vont trop loin? Ne doit-on pas s'en imputer toutes les suites? et ne vont-elles pas toujours trop loin, si peu qu'elles soient allumées? Vous préparez un poison subtil et mortel, vous le versez sur tous les spectateurs; et vous vous croyez innocente! Ajoutez les exemples des personnes que leur modestie a rendues recommandables, et de celles à qui leur immodestie a fait tort. Mais surtout ne permettez rien, dans l'extérieur des filles, qui excède leur condition: réprimez sévèrement toutes leurs fantaisies. Montez-leur à quel danger on s'expose, et combien on se fait mépriser des gens sages, en oubliant ce qu'on est.
Ce qui reste à faire, c'est de désabuser les filles du bel esprit. Si on n'y prend garde, quand elles ont quelque vivacité, elles s'intriguent, elles veulent parler de tout, elles décident sur les ouvrages les moins proportionnés à leur capacité, elles affectent de s'ennuyer par délicatesse. Une fille ne doit parler que pour de vrais besoins, avec un air de doute et de déférence; elle ne doit pas même parler des choses qui sont au-dessus de la portée commune des filles, quoiqu'elle en soit instruite. Qu'elle ait, tant qu'elle voudra, de la mémoire, de la vivacité, des tours plaisants, de la facilité à parler avec grâce; toutes ces qualités lui seront communes avec un grand nombre d'autres femmes fort peu sensées et fort méprisables. Mais qu'elle ait une conduite exacte et suivie, un esprit égal et réglé; qu'elle sache se taire et conduire quelque chose: cette qualité si rare la distinguera dans son sexe. Pour la délicatesse et l'affectation d'ennui, il faut la réprimer, en montrant que le bon goût consiste à s'accommoder des choses selon qu'elles sont utiles.
     Rien n'est estimable que le bon sens et la vertu: l'un et l'autre font regarder le dégoût et l'ennui, non comme une délicatesse louable, mais comme une faiblesse d'un esprit malade.
     Puisqu'on doit vivre avec des esprits grossiers, et dans des occupations qui ne sont pas délicieuses, la raison qui est la seule bonne délicatesse, consiste à se rendre grossier avec les gens qui le sont. Un esprit qui goûte la politesse, mais qui sait s'élever au-dessus d'elle, dans le besoin, pour aller à des choses plus solides, est infiniment supérieur aux esprits délicats et surmontés par leur dégoût.