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A T H E N A


 

FLAUBERT

Dictionnaire
des Idées reçues

- Catalogue des opinions chic
- Catalogue des idées chic
- Extraits d'auteurs célèbres

- Lettre du 4 septembre 1850 à Louis Bouilhet
- Lettre du 17 décembre 1852 à Louise Colet
- Lettre du 20 avril 1853 à Louise Colet

 

GUSTAVE FLAUBERT

Oeuvres complètes de Gustave Flaubert
Correspondance II (1847-1852), lettre 267, pp. 234-242,
édition Louis Conard (1926)

Lettre du 4 septembre 1850, à Louis Bouilhet

 

[Dans cette lettre Flaubert évoque son projet de préface au Dictionnaire des idées reçues]

            Damas, 4 septembre 1850.

            Toi aussi, mon fils Brutus! ce qui ne veut pas dire que je sois un César!

            Toi aussi, pauvre vieux, que j'admirais tant pour ton inébranlable foi! Tu as raison de le dire, va, tu as été beau pendant deux ans, et le jour où tu as remporté ce fameux prix d'honneur qui décore la cheminée maternelle, ta mère a pu être fière de toi. Mais elle ne l'a jamais été autant que je l'étais, sois en sûr. Au milieu de mes lassitudes, de mes découragements et de toutes les aigreurs qui me montaient aux lèvres, tu étais l'eau de Seltz qui me faisait digérer la vie. En toi je me retrempais, comme en un bain tonique. Quand je me plaignais tout seul, je me disais : "Regarde-le" et plus vigoureusement je me remettais à l'ouvrage. Tu étais mon spectacle le plus moral et mon édification permanente. Est-ce que le saint, maintenant, va tomber de sa niche? Ne bouge donc pas de ton piédestal. Serions-nous des crétins, par hasard? Ça se peut. Mais ce n'est pas à nous de le dire, encore moins de le croire. Le temps, cependant, nous devrait être passé de la migraine et des défaillances nerveuses. II y a une chose qui nous perd, vois-tu, une chose stupide qui nous entrave: c'est "le goût", le bon goût. Nous en avons trop, je veux dire que nous nous en inquiétons plus qu'il ne faut. La terreur du mauvais nous envahit comme un brouillard (un sale brouillard de décembre qui arrive tout à coup, vous glace les entrailles, pue au nez et pique les yeux). Si bien que, n'osant avancer, nous restons immobiles. Ne sens-tu pas combien nous devenons critiques, que nous avons des poétiques à nous, des principes, des idées faites d'avance, des règles enfin, tout comme Delille et Marmontel! Elles sont autres, mais qu'est-ce que ça fait? Ce qui nous manque, c'est l'audace. À force de scrupules, nous ressemblons à ces pauvres dévots qui ne vivent pas de peur de l'enfer, et qui réveillent leur confesseur de grand matin pour s'accuser d'avoir eu la nuit des rêves amoureux. Ne nous inquiétons pas tant du résultat. Aimons, aimons; qu'importe l'enfant dont accouchera la Muse! Le plus pur plaisir n'est-il pas dans ses baisers?

            Faire mal, faire bien, qu'est-ce que ça fait? J'ai renoncé pour moi à m'occuper de la postérité. C'est prudent. Mon parti en est pris. À moins qu'un vent excessivement littéraire ne survienne à souffler d'ici à quelques années, je suis très résolu à "ne faire gémir" les presses d'aucune élucubration de ma cervelle. Toi et ma mère et les autres (car c'est une chose magnifique qu'on ne veuille pas laisser exister les gens à leur guise) blâmiez fort ma manière de vivre. Attends un peu que je sois revenu, et tu verras si je vais la reprendre. Je me fous dans mon trou et, que le monde croule, je n'en bougerai pas. L'action (quand elle n'est pas forcenée) me devient de plus en plus antipathique. Je viens tout à l'heure de renvoyer sans les voir plusieurs écharpes de soie qu'on m'apportait pour choisir; il n'y avait cependant qu'à lever les yeux et à se décider. Ce travail m'a tellement assommé d'avance que j'ai renvoyé les marchands sans leur rien prendre. J'aurais été sultan, je les aurais jetés par la fenêtre. Je me sentais plein de mauvais vouloir contre les gens qui me forçaient à une activité quelconque. Revenons à nos bouteilles, comme dit le vieux Michel.

            Si tu crois que tu vas m'embêter longtemps avec ton embêtement, tu te trompes. J'ai partagé le poids de plus considérables; rien, en ce genre, ne peut plus me faire peur. Si la chambre de l'Hôtel-Dieu pouvait dire tout l'embêtement que pendant douze ans deux hommes ont fait bouillonner à son foyer, je crois que l'établissement s'en écroulerait sur les bourgeois qui l'emplissent. Ce pauvre bougre d'Alfred! c'est étonnant comme j'y pense et toutes les larmes non pleurées qui me restent dans le coeur à son endroit. Avons-nous causé ensemble! Nous nous regardions dans les yeux, nous volions haut.

            Prends garde, c'est qu'on s'amuse de s'embêter; c'est une pente. Qu'est-ce que tu as? Comme je voudrais être là pour t'embrasser sur le front et te flanquer de grands coups de pied dans le derrière! Ce que tu éprouves maintenant est le résultat du long effort que tu as subi pour Melaenis. Crois-tu que la tête d'un poète soit comme un métier à filer le coton, et que toujours il en sorte sans fatigue ni intermittence? Allons donc, petiot! Gueule tout seul dans ta chambre. Regarde-toi dans la glace et relève ta chevelure. Est-ce l'état social du moment qui t'indispose? Cela est bon pour les bourgeois que ça trouble au comptoir; moi aussi, je sens par moment des angoisses d'adolescent. Novembre me revient en tête. Est-ce que je touche à une renaissance, ou serait-ce la décrépitude qui ressemble à la floraison? Je suis pourtant revenu (non sans mal) du coup affreux que m'a porté Saint Antoine. Je ne me vante point de n'en être pas encore un peu étourdi, mais je n'en suis plus malade comme je l'ai été pendant les quatre premiers mois de mon voyage. Je voyais tout à travers le voile d'ennuis dont cette déception m'avait enveloppé, et je me répétais l'inepte parole que tu m'envoies: "À quoi bon?"

            Il se fait pourtant en moi un progrès [?]. (Tu aimerais peut-être mieux que je causasse voyage, grand air, horizons, ciel bleu?) Je me sens devenir de jour en jour plus sensible et plus émouvable. Un rien me met la larme à l'oeil. Il y a des choses insignifiantes qui me prennent aux entrailles. Je tombe dans des rêveries et des distractions sans fin. Je suis toujours un peu comme si j'avais trop bu; avec ça, de plus en plus inepte et inapte à comprendre ce qu'on m'explique. Puis de grandes rages littéraires. Je me promets des bosses au retour. Voilà.

            Tu fais bien de songer au Dictionnaire des idées reçues. Ce livre complètement fait et précédé d'une bonne préface où l'on indiquerait comme quoi l'ouvrage a été fait dans le but de rattacher le public à la tradition, à l'ordre, à la convention générale, et arrangée de telle manière que le lecteur ne sache pas si on se fout de lui, oui ou non , ce serait peut-être une oeuvre étrange et capable de réussir, car elle serait toute d'actualité.

            Si, en 1852, il n'y a pas une débâcle immense à l'occasion de l'élection du président, si les bourgeois triomphent enfin, il est possible que nous soyons encore bâtis pour un siècle. Alors, lassé de politique, l'esprit public voudra peut-être des distractions littéraires. Il y aurait réaction de l'action au rêve; ce serait notre jour! Si au contraire nous sommes précipités dans l'avenir, qui sait la poésie qui doit en surgir? Il y en aura une, va, ne pleurons rien, ne maudissons rien, acceptons tout, soyons larges. On vient de me dire un fait qui m'épouvante: les Anglais sont en train de faire le plan d'un chemin de fer qui doit aller de Calais à Calcutta. Il traversera les Balkans, le Taurus, la Perse, l'Himalaya. Hélas, serions-nous trop vieux pour ne pas éternellement regretter le bruit des roues du char d'Hector?

            J'ai lu à Jérusalem un livre socialiste (Essai de philosophie positive, par Auguste Comte). Il m'a été prêté par un catholique enragé, qui a voulu à toute force me le faire lire afin que je visse combien, etc. J'en ai feuilleté quelques pages: c'est assommant de bêtise. Je ne m'étais du reste pas trompé. Il y a là-dedans des mines de comique immenses, des Californies de grotesque. Il y a peut-être autre chose aussi. Ça se peut. Une des premières études auxquelles je me livrerai à mon retour sera certainement celle de toutes ces déplorables utopies qui agitent notre société et menacent de la couvrir de ruines. Pourquoi ne pas s'arranger de l'objectif qui nous est soumis? Il en vaut un autre. À prendre les choses impartialement, il y en a eu peu de plus fertiles. L'ineptie consiste à vouloir conclure. Nous nous disons: Mais notre base n'est pas fixe; qui aura raison des deux? Je vois un passé en ruines et un avenir en germe; l'un est trop vieux, l'autre est trop jeune. Tout est brouillé. Mais c'est ne pas comprendre le crépuscule, c'est ne vouloir que midi ou minuit. Que nous importe la mine qu'aura demain? Nous voyons celle que porte aujourd'hui. Elle grimace bougrement et par là rentre mieux dans le romantisme.

            Où le bourgeois a-t-il été plus gigantesque que maintenant? Qu'est-ce que celui de Molière à côté? M. Jourdain ne va pas au talon du premier négociant que tu vas rencontrer dans la rue. Et la balle envieuse du prolétaire? et le jeune homme qui se pousse? et le magistrat! et tout ce qui fermente dans la cervelle des sots, et tout ce qui bouillonne dans le coeur des gredins!

            Oui, la bêtise consiste à vouloir conclure. Nous sommes un fil et nous voulons savoir la trame. Cela revient à ces éternelles discussions sur la décadence de l'art. Maintenant on passe son temps à se dire: Nous sommes complètement finis, nous voilà arrivés au dernier terme, etc., etc. Quel est l'esprit un peu fort qui ait conclu, à commencer par Homère? Contentons-nous du tableau; c'est aussi bon.

            Et puis, ô pauvre vieux, est-ce qu'il n'y a pas le soleil (même le soleil de Rouen), l'odeur des foins coupés, les épaules des femmes de trente ans, le vieux bouquin au coin du feu et les porcelaines de la Chine? Quand tout sera mort, avec des brins de moelle de sureau et des débris de pot de chambre, l'imagination rebâtira des mondes.

            Je suis bien curieux de le voir, ce brave conte chinois. Ce voyage-là me consolera des tristesses du retour. Je peux te dire une chose fortifiante et qui a le mérite d'être sincère, c'est que, comme nature, tu peux marcher hardiment. Tout ce que je vois ici, je le retrouve. (Il n'y a que les villes, les hommes, usages, costumes, ustensiles, choses de l'humanité enfin, dont je n'avais pas le détail net.) Je ne m'étais pas trompé. Pauvres diables, que ceux qui ont des désillusions. Il y a des paysages où j'ai déjà passé, c'est certain. Retiens donc ceci pour ta gouverne, c'est le résultat d'une expérience faite exactement qui ne se dément point depuis dix mois: c'est que nous sommes trop avancés en fait d'Art pour nous tromper sur la nature. Ainsi, marche.

            Tu me demandes pourquoi tu es fidèle à ta Dulcinée. L'explication est facile: parce que tu ne l'étais pas aux autres. Mais pourquoi à celle-là plus qu'aux autres? C'est que celle-là est venue à l'époque où tu devais l'être. L'amour est un besoin qu'on l'épanche dans un vase d'or ou dans un plat d'argile, il faut que ça sorte. Le hasard seul nous procure les récipients. Dieu! les belles femmes qu'il y avait à Nazareth des bougresses à la fontaine, avec des vases sur la tête. Dans leur robe serrée aux hanches par des ceintures, elles ont des mouvements bibliques. Ça marche royalement. Le vent lève le bas de leur vêtement de couleur rayé à larges bandes. Elles ont la tête entourée d'un cercle de piastres d'or ou d'argent. C'est tout profil, et ça passe près de vous comme des ombres.

            Au milieu du jour, à l'heure la plus chaude, quand la lumière tombe d'aplomb, quand nous cheminons sans parler sur nos maigres et solides chevaux et que les mulets fatigués tendent au vent leurs gencives blanchies par la soif, c'est alors qu'on voit sortir les lézards du tronc creux des oliviers et que sur les haies de nopals s'avance, en levant les pattes, le caméléon prudent qui roule ses yeux ronds.

            Il y a deux ou trois jours nous sommes allés voir la léproserie. C'est hors la ville, près d'un marais d'où des corbeaux et des gypaètes se sont envolés à notre approche. Ils sont là, les pauvres misérables, hommes et femmes (une douzaine peut-être), tous ensemble. Il n'y a plus de voiles pour cacher les visages, de distinction de sexes. Ils ont des marques de croûtes purulentes, des trous à la place du nez, et j'ai mis mon lorgnon pour distinguer à l'un d'eux si c'était des loques verdâtres ou ses mains qui lui pendaient au bout des mains (sic). C'étaient ses mains. (O coloristes, où êtes-vous donc?) Il s'était traîné pour boire auprès de la fontaine. Sa bouche, dont les lèvres étaient enlevées comme par une brûlure, laissait voir le fond de son gosier. Il râlait en tendant vers nous ses lambeaux de chair livides. Et la nature calme tout à l'entour! de l'eau qui coulait, des arbres verts tout frissonnants de sève et de jeunesse, de l'ombre fraîche sous le soleil chaud. Puis deux ou trois poules, qui picotaient par terre dans l'espèce de basse-cour où ils sont. Les clôtures étaient en bon état; leur logement même est très propre.

            À peu près dans le même quartier se trouve le cimetière chrétien, vers la place où l'on dit que saint Paul fut renversé de cheval par l'apparition de l'ange. On y pue raide; ça sent son fruit. Dans un caveau en ruines, nous avons vu, en nous baissant par l'ouverture, plusieurs débris humains; des squelettes, des têtes, des thorax, un mort desséché et tout raidi sous les morceaux de son linceul, une longue chevelure blonde dont le ton doré tranchait sur la poussière grise et, ce que nous avons trouvé assez gaillard, un gros toutou blanc qui sans doute était venu là pour s'y donner une bosse et qui, ne pouvant plus en sortir, y avait crevé. Quelle farce!

            Adieu, pauvre vieux.

            Le jeune Du Camp devient très socialiste. L'avenir de la France l'inquiète, et il s'emporte dans la discussion.