Athena s'apprêtant à écrire
Athena getting ready to write

A T H E N A


 

FLAUBERT

Dictionnaire
des Idées reçues

- Catalogue des opinions chic
- Catalogue des idées chic
- Extraits d'auteurs célèbres

- Lettre du 4 septembre 1850 à Louis Bouilhet
- Lettre du 17 décembre 1852 à Louise Colet
- Lettre du 20 avril 1853 à Louise Colet

 

GUSTAVE FLAUBERT

Oeuvres complètes de Gustave Flaubert
Correspondance III (1852-1854), lettre 384, pp. 173-176,
édition Louis Conard (1927)

Lettre du 20 avril 1853, à Louise Colet

 

[Dans cette lettre Flaubert fait part de son projet de préface au Dictionnaire des idées reçues]

 

      Nuit de mercredi, 2 heures.
      Puisqu'il te faut une réponse immédiate, chère Muse, j'enverrai demain, à 6 heures, mon domestique à cheval porter à Rouen ce petit mot. Autrement, il ne m'est jamais possible de te répondre poste par poste. Tu dois avoir ceci demain, vers 5 heures. Voilà mon opinion sur les corrections proposées par le gars Pelletan: merde!
      Quand on s'est échigné à faire son oeuvre, en conscience, qu'on s'est donné bénévolement d'atroces ennuis à la corriger, se corriger, peser et critiquer et refondre et rechanger, etc., s'il fallait obéir ensuite à tous les imbéciles qui vous disent: recommencez, autant vaudrait se jeter la tête la première par-dessus le Pont Neuf.
      Garde
                     Trottant comme harneton
S'il faut changer à toute force par condescendance, mets:
                     Trottant sous son petit jupon
qui ne le vaut pas.
      Oh! les gens de goût qui n'ont pas remarqué les deux seules métaphores inexactes du poème: "La douleur d'airain qui marche" et "les ailes qui ont des ruines"! et qui s'attachent à celles-ci.
      Quant à:
                     Avec délice il faisait un enfant,
je me révolte. Ce vers-là est tout bonnement de la famille de Molière:
                     Si les enfants qu'on fait se faisaient par l'oreille
Il n'offre pas une image libertine, il n'a aucune expression basse ou obscène, il est franc et dit la chose simplement, carrément, sans malice. Il fait rire? Eh bien après? Il faut mieux faire rire que faire pitié, effet que la critique du critique Pelletan me procure.
      Ah! voilà bien mes couillons de l'école de Lamartine! Tas de canailles sans vergogne ni entrailles. Leur poésie est une bavachure d'eau sucrée. Sacré nom de Dieu! j'écume! Je les crois bien! quand ils me disent qu'ils n'aiment pas l'antique ni les anciens. Mais ceux qui ont sucé le lait de la louve (j'entends le suc des vieux) ont un autre sang dans la veine et ils considèrent comme des fleurs blanches de l'esprit toutes ces mièvreries pudibondes où toute naïveté doit périr.
      "Puisque vous écrivez le poème de la femme", toujours des grands mots! toujours la prétention, toujours la grosse caisse mise sur l'estomac! et sur laquelle il faut taper à tour de bras en disant: "ceci, ô mes frères, est mon coeur". Mais non, tu as écrit l'histoire de Jean et de Jeanneton, tout bonnement, et il s'est trouvé qu'en écrivant l'histoire de Jean et de Jeanneton tu as écrit l'histoire de la Paysanne, parce que toute individualité idéale, fortement rendue, résume. Mais il ne faut pas vouloir résumer. Et puis, je commence à m'indigner de tes titres: Poème de la femme; Ce qui est dans le coeur des femmes; Deux femmes célèbres; Deux mois d'émotion. Mais saprelotte, tu vaux mieux que ça! Tu te dégrades par l'enseigne.
      Dans quelle fange morale! dans quel abîme de bêtise l'époque patauge! Il me semble que l'idiotisme de l'humanité arrive à son paroxysme. Le genre humain, comme un tériaki, saoul d'opium, hoche la tête en ricanant et se frappe le ventre, les yeux fixés par terre. Ah! je hurlerai à quelque jour une vérité si vieille qu'elle scandalisera comme une monstruosité. Il y a des jours où la main me démange d'écrire cette préface des Idées reçues et mon Essai sur le génie poétique français.
      Enfin, Pelletan ne fait pas de la correction de ce vers une condition sine qua non de ses articles. Dis-lui donc que tu as essayé de refaire ce vers, que c'est impossible, qu'on t'a rassurée, etc. (le malheureux, s'il avait vu tout ce qui n'est plus!).
      Ah! charmant mérite de Monsieur de Lamartine: "avoir purifié les moeurs des femmes!". D'abord je nie, et ensuite je m'en fous. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il n'a pas purifié le langage françoys. Est-il peu shakespearien, rabelaisien, dantesque et fulgurant, ce bon barde-là! Et je le déclare même sale, quand il veut faire de l'amour éthéré. Les déguisements virils de Laurence dans la grotte (dans Jocelyn), les filets avec quoi on se garrotte dans Raphaël, cette chasteté par ordre du médecin! tout cela me dégoûte par tous mes instincts.
      Monsieur de Lisle est bien bon enfant de s'assombrir des éloges décernés à Lamartine. Ça prouve son ingénuité! Il restera de Lamartine encore moins que de Béranger, car Béranger écrit mieux dans sa mesure. Au reste, je les livre tous les deux aux libéraux et aux femmes sensibles.
      Quant à moi, je finis par être aussi embêté de moi-même que d'autrui. Voilà trois semaines que je suis à écrire dix pages! Je passe des journées entières à changer des répétitions de mots, à éviter des assonances! Et quand j'ai bien travaillé, je suis moins avancé à la fin de la journée qu'au commencement.
      Enfin, Allah est miséricordieux et le temps est un grand maigre (sic).
      Adieu, je voudrais bien un de ces jours être un peu mieux disposé pour t'écrire une longue lettre; mais franchement, je suis bas.
      Encore mille bons baisers, chère amie. À toi.

      Ton G.