O. Gonet

Olivier GONET

ESQUISSES DE LA

MEDITERRANEE

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    Quelques jours plus tard, nous reprenions la mer.

    A l'Est de Bengazi, qui est une assez grande ville piquetée de minarets, les dernières maisons et les dernières poubelles s'égarent dans le désert qui recommence. Un désert de roches pulvérulentes et de sables caillouteux. Par endroits, quelques buissons tout secs dessinent encore le lit ancien d'une rivière morte depuis longtemps. Le tour romantique que prend parfois l'aventure me montait un peu à la tête. Comme une illustration de vie heureuse, le voilier filait, nerveusement incliné. Un tangage très lent et de beaux bruits de vagues bleues-violettes qui déferlent sous la coque. J'allais m'étendre dans le filet suspendu sous le beaupré et là, j'écoutais gronder l'étrave qui taillait sa route. Sur ma tête, un nuage de cent quatre-vingts mètres carrés de voiles blanches, un gribouillis compliqué de filins et un mât qui grince en s'inclinant sous les rafales de vent.

    Le bonheur simple de la navigation par beau temps.

    Le bateau s'éloigne un peu de la côte. La terre s'estompe à l'horizon. Il n'y a plus que le ciel violet et la mer plus violette encore.

    Quelques heures plus tard, la terre réapparaît.

    Nous apercevons bientôt le sourire des ruines blanches d'Apolonia. C'est là que nous allons.

    Au temps des Grecs, Apolonia fut le port luxueux de la luxuriante Cyrénaïque. Aujourd'hui, la ville est morte depuis longtemps et l'ancienne colonie, orgueil de l'aristocratie antique, n'est plus qu'un désert vaste, blanc et solitaire. Mais la force poétique de cet endroit est à vous couper le souffle.

    D'abord, il y a les murs massifs du port. Ils protègent les eaux vertes d'un assez grand lagon d'oú émergent trois collines couvertes de ruines. Elles sont faites d'une pierre si blanche qu'on les dirait chaulées de frais. Au sommet de chaque colline, les troncs blancs d'un temple mort.

    Au fil des milénaires, la côte de Lybie a subit des mouvements géologiques extrêmement lents. Ici, ce fut un léger enfoncement, quelques mètres d'affaissement au-dessous du niveau de la Méditerranée. Les trois collines qui autrefois dominaient la ville d'Apolonia ne sont plus que trois petites îles entourées d'eau. Tout le reste est inondé.

    Au flanc de l'une des îles, il y a comme la trace crayeuse d'une gigantesque morsure: les ruines d'un vieil amphithéâtre en demi lune. Lui aussi, évidemment, s'est enfoncé partiellement sous les eaux mais la partie haute des gradins émerge encore. Elle dessine une sorte de petite crique bien abritée du vent. C'est là, au centre de la scène, que nous avons jeté l'ancre.

    Le bateau, comme entouré de spectateurs absents, se balance au-dessus de son ombre.

    Juste à côté du théâtre, des rues sortent de la mer, se prolongent sur le rivage, grimpent la colline et aboutissent en apothéose près d'une ordonnance de colonnes blanches dressées sur un tapis écorné de mosaïques. C'est l'un des trois temples sur les collines. Une atmosphère de vacarme éteint, de grouillements immobiles. Sous l'eau, le spectcle continue. Des rues, des magasins, des ateliers d'artisans d'où s'envolent des bancs de poissons. La plus grande partie inondée de la ville est probablement enfouie pour toujours sous le sable du lagon mais quelques quartiers ont été protégés de l'usure des vagues par la masse du port en ruines.

    C'est un port de type phénicien. Comme à Tyr, sur la côte libanaise, il est divisé en deux parties bien séparées: l'une ouverte sur la mer, l'autre, plus petite, cernée de murailles défensives contre les ennemis venus du large. C'est là, au fond de ce second port, que se trouvent, magnifiquement conservées, les installations de réparation et d'hivernage des bateaux. Le golfe de Syrte est tout près. Les galères antiques attendaient ici la fin de l'hiver pour s'y risquer.

    Apolonia, ville morte, capitale d'une terre morte.

    Et pourtant, venus de Dieu sait oú, une douzaine d'olibrius à la mine patibulaire nous observent de loin. Inutile de s'y frotter. La nuit tombée, il vaut mieux se mettre à l'abri du bateau en écoutant les histoires que raconte Béchir, notre cuisinier tunisien. Nous l'avons engagé quelques semaines plus tôt, lors d'une virée au "Grand Café de Paris et des Colonies", à Tunis. Un petit bonhomme parfaitement gris à part son menton sali de barbe.

    Pendant toutes ces soirées, sous les étoiles, juste à côté de la frange noire des ruines d'Apolonia, il nous raconta, sans le savoir, des histoires qui sortaient tout droit de l'Ancien Testament: un Moïse, en djellaba, traversait la Mer Rouge à la faveur des miracles d'Allah!. Il y avait aussi l'histoire d'un espèce d'Hérodote tunisien qui découvrait les pyramides d'Egypte sans savoir qu'elles étaient des tombes. Et puis, d'interminables contes de guerriers sahariens. Les années ont passé depuis nos soirées à bord de l'ATUANA ancré dans l'amphithéâtre d'Apolonia. Seules quelques images nostalgiques surnagent encore dans ma mémoire. Celle d'une princesse merveilleusement pure et belle. Pour la décrire, Béchir nous racontait qu'elle avait un sexe pareil à l'empreinte d'un sabot de gazelle sur le sable du désert.

    Et pendant ce temps là, une grosse bécasse de lune rousse se levait à l'horizon. Dans cette lueur nouvelle, le quinquet fumeux allumé sur le pont n'éclairait plus guère que nos verres de vin rouge.

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mlevy
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