O. Gonet

Olivier GONET

ESQUISSES DE LA

MEDITERRANEE

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CHAPITRE II

    Le premier soleil du point du jour illumine déjà les voiles hautes du bateau lorsque nous apercevons, sur l'horizon, une ligne violette. C'est Port Saïd, l'entrée du canal de Suez, côté Méditerranée.

    Depuis toujours, c'est ici que commence la vraie aventure. Au Nord, les Dieux de l'Olympe évoquent les bancs de l'école secondaire, le tableau noir et les versions gréco-latines. A l'Est, les Dieux bibliques rappellent le catéchisme et l'église du village. A l'Ouest, les carcasses des tanks de Rommel achèvent de rouiller dans le sable.

    Au Sud, il n'y a rien!

    Aucun débris culturel, rien que la mystérieuse route des épices qui se perd dans le néant de l'inconnu.

    Le canal de Suez!

    Glorieusement inauguré en 1869 par l'Impératrice Eugénie en personne, il fut construit grâce à l'incroyable énergie du vicomte Ferdinand de Lesseps dont l'énorme statue de bronze, érigée sur une île, au centre de la voie d'eau, fut sciée à la base et jetée à la ferraille en 1959 par le colonel Nasser.

* * *

    Après le canal, la descente au Sud est idéale. Le régime des vents est plus ou moins commandé par la mousson du Nord qui règne dans l'Océan Indien.

    Belle mer, beaucoup de vent arrière. Un tangage très lent et de beaux bruits de vagues qui déferlent en dépassant le bateau sous un ciel étourdissant de lumière. On a hissé les voiles et il n'y a plus rien à faire à bord parcequ'il ne s'y passe absolument rien que du temps qui passe.

    Très loin, à tribord, au ras des vagues innombrables, on aperçoit la côte africaine. Raz Abu Fatama, marza Halaib, raz Hadarba, marsa Umbeila. Un trait qui s'estompe, c'est un golfe. Un trait qui s'épaissit, c'est un cap.

    Sur la carte, le tropique du Capricorne est à portée de la main. Il n'y a plus de printemps ou d'automne. Le vent du Nord soulève le sable calciné du désert et allume d'éphémères aiguilles de lumière jaunâtre à l'horizon.

    Et un jour, ce fut la première escale dans un vrai lagon tropical. Prudemment, le bateau s'est faufilé dans une passe ouverte à travers la barre de corail. Juste à l'entrée, la grande houle du large se brisait lourdement. Au-delà, c'est le calme. Il n'y a presque plus de vent, plus du tout de vagues. L'eau est verte, d'une fraîcheur et d'une transparence délicieuses. La plage est jaune, rouge ou brune. Le désert, enivré de chaleur, vacille sous un soleil métallique. Le bateau presque déventé se déplace très lentement en survolant son ombre que l'on voit glisser sur le fond de la mer.

    Dès que le soleil baisse, il faut mouiller et ne plus bouger parce que de gros pâtés de corail, inconnus des cartes nautiques, peuvent surgir brusquement à fleur d'eau.

    Alors, on goûte aux charmes de la nuit tropicale. On écoute les petits bruits mouillés que font les poissons lorsqu'ils s'agitent à la surface, les mystérieux grincements de bois dans le bateau, la lourde respiration des vagues qui, au large, s'écrasent sur la barre de corail. Et puis, il y a les lueurs d'outre-tombe qu'allument les multitudes planctoniques, la multitude des étoiles et la lune au-dessus d'un sillage de lumière qui frissonne sur les vaguelettes du lagon.

    Dès le soleil levé, l'incongru de notre présence dans l'énormité du paysage, nous éclate au visage. Dans ce somptueux silence et ce vaste plein air, le faible bruit de nos voix, celui d'une poulie qui grince ou d'une chaîne qui râcle, les médiocres odeurs de calfat, de peinture ou de cuisine... que tout cela paraît aigrelet dans cette immensité minérale.

    Sous l'eau, on découvre un autre monde, incroyable d'exubérance celui-là.

    Le corail délicat et multicolorié fait vivre une affluence de poissons de paradis aux formes de porcelaine. Des poissons anges, des poissons docteurs, des poissons trompettes, des poissons perroquets, des poissons clowns. Au-delà de la barre, les gros mérous dégoutés, rouges ou bruns, entrent et sortent mollement de leurs trous. Dans le bleu sombre, pas très loin, les requins. Les requins tigres, les requins marteaux, les requins bleus. Les barracudas argentés, les grands thons. A la surface, les timides tortues.

    Et tout cela vit, mange, broute, attaque, dort, nage, en troupeau, en famille, en couple ou solitaire, caché dans les algues ou en pleine eau, dans les trous ou en profondeur, dans les fleurs de corail ou juste au-dessus. C'est jaune citron, rouge vif, vert casino, gris perle, noir ébène. Des formes d'instruments de musique, de chevelures, des volutes, des pointillés, des lames de couteau. C'est touffu, plat, étoilé, dentelé, traitillé, brillant ou mat. Et c'est tout cela à la fois, vu en petit ou en grand, de près ou de loin.

    Et sortant la tête de l'eau, on regarde avec ahurissement une terre totalement désertique. Pas une plante, pas une bête à des centaines de kilomètres à la ronde. A deux pas de la plus folle abondance, un homme perdu sans eau douce dans le désert, meurt en deux heures, écrasé par le soleil comme sous le pas d'un géant.

* * *

mlevy
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