O. Gonet

Olivier GONET

ESQUISSES DE LA

MEDITERRANEE

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    Escale à Suez, Enfin! Après tant d'espace et de vent voici des palmiers, des voitures, des odeurs de cuisine et de cabinets bouchés.

    Le bateau est sagement amarré aux bites du vieux yacht club anglais. Mais les anglais sont parti depuis longtemps et leur club, au-delà de la décadence, achève de tomber en ruine.

    Sur le gazon redevenu terre morte et craquelée, quelques ridicules fauteuils distingués boitent sur le pied qui leur manque. Les tables ont disparu. La superbe piscine de water-polo est vide. Ou plus exactement, elle se remplit tranquilement de vieux papiers, de crottes et de pneus déchirés. Dans un coin, on reconstruit un bar avec de vieux barils de pétrole déroulés. Un serveur, superbement vêtu d'un frac reprisé aux coudes avec de la grosse ficelle, offre du thé aux nouveaux membres du club, tous colonels égyptiens de promotion récente et miraculeuse.

    C'est la Zone au palais de Buckingham. Mais l'hospitalité est gentiment familière.

    En ville, tout, absolument tout est cassé, poisseux ou rouillé. Les portières du taxi que j'arrête pour me conduire en ville, se ferment avec un fil de fer. Si les roues arrière de l'autobus que nous suivons rentrent aussi profondément dans la carrosserie, c'est probablement que la suspension a disparu. Malgré les gerbes d'étincelles que fait le pare-choc en frottant sur les ébréchures de la chaussée, une poignée de resquilleurs s'y accrochent à l'abri du contrôleur des billets. Aux carrefours, ils sautent à terre pour attraper la correspondance.

    Dans un chantier abandonné, derrière une palissade édentée, se dresse le squelette d'un building inachevé. Des briques, un tas de sable piétiné, une coulée de gravats, un amas de ferrailles rouillées. Au pied d'un mur, on a déposé, Dieu sait pourquoi, une rangée de cuvettes de cabinets. Elles sont simplement posées là, directement sur le sol. Mais les passants en ont profité : elles sont gorgées de merde.

    En traînant de bar en bar, je me fais très vite de nombreux amis. Mais, au fond, le coeur n'y est plus. J'en ai mare. Il n'y a pas si longtemps, ces gens m'amusaient. Maintenant, ils m'énervent. Je vois trop bien leurs petites astuces pointer sous la cordialité. Alors, je m'en vais en haussant les épaules.

    Oh! et puis j'ai envie d'un vrai bon gueuleton, avec de la viande de vache qui a brouté de l'herbe bien verte. Après tant de poissons et de poulets rachitiques, j'en rêve, je ne pense plus qu'à ça. Et puis, j'ai envie de boire un bon coup sans devoir me méfier des gens.

    Dehors, dans les rues de Suez, la propagande politique dégouline de partout. Je me souviens, par exemple, d'une gigantesque affiche, collée sur trois étages au moins d'une façade délabrée. Un dessin naïf qui représente un fier soldat égyptien. Au coude de son énorme bras nu, entre le biceps et l'avant-bras, il pince un minuscule soldat israélien gesticulant de terreur. Je l'ignorais bien sûr, mais à ce moment la guerre des Six Jours était imminente.

    Vu de la mer, Suez c'était la sécurité. Le confort et la chaleur humaine. Et puis la lassitude est venue. On ne songe plus qu'à reprendre la mer.

    C'est d'ailleurs le tout dernier moment. Nous avons traversé le canal avec l'un des derniers convois de bateaux, juste avant le déclanchement des hostilités. Une semaine de plus passée au yacht club de Suez et nous étions coincés là-bas, sans espoir de retour avant très longtemps.

mlevy
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