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A T H E N A


Jodelle

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ACTE IIII.

CLEOPATRE, CHARMIUM, ERAS, LE CHŒUR.

 

Cleopatre.
Penseroit doncq Cesar estre du tout vainqueur?
Penseroit doncq Cesar abastardir ce cœur,
Veu que des tiges vieux ceste vigueur j'herite,
De ne pouvoir ceder qu'à la Parque dépite?
La Parque & non Cesar aura sus moy le pris,
La Parque & non Cesar soulage mes esprits,
La Parque & non Cesar triomphera de moy,
La Parque & non Cesar finira mon esmoy:
Et si j'ay ce jourdhuy usé de quelque feinte,
Afin que ma portee en son sang ne fust teinte.
Quoy? Cesar pensoit-il que ce que dit j'avois
Peust bien aller ensemble & de cœur & de voix?
Cesar, Cesar, Cesar, il te seroit facile
De subjuguer ce cœur aux liens indocile:
Mais la pitié que j'ay du sang de mes enfans,
Rendoyent sus mon vouloir mes propos triomphans,
Non la pitié que j'ay si par moy miserable
Est rompu le filet à moy ja trop durable.
Courage donc, courage (ô compagnes fatales)
Jadis serves à moy, mais en la mort égales,
Vous avez recogneu Cleopatre princesse,
Or' ne recognoissez que la Parque maistresse.

Charmium.
Encore que les maux par ma Roine endurez,
Encore que les cieux contre nous conjurez,
Encore que la terre envers nous courroucee,
Encore que Fortune envers nous insensee,
Encore que d'Antoine une mort miserable,
Encore que la pompe à Cesar desirable,
Encore que l'arrest que nous fismes ensemble
Qu'il faut qu'un mesme jour aux enfers nous assemble,
Eguillonnast assez mon esprit courageux
D'estre contre soymesme un vainqueur outrageux,
Ce remede de mort, contrepoison de dueil,
S'est tantost presenté d'avantage à mon œil:
Car ce bon Dolabelle, ami de nostre affaire,
Combien que pour Cesar, il soit nostre adversaire,
T'a fait sçavoir (ô Roine) apres que l'Empereur,
Est parti d'avec toy, & apres ta fureur
Tant equitablement à Seleuque monstree,
Que dans trois jours prefix ceste douce contree
II nous faudra laisser, pour à Romme menees
Donner un beau spectacle à leurs effeminees.

Eras.
Ha mort, ô douce mort, mort seule guarison
Des esprits oppressez d'une estrange prison,
Pourquoy souffres tu tant à tes droits faire tort?
T'avons nous fait offense, ô douce & douce mort?
Pourquoy n'approches tu, ô Parque trop tardive?
Pourquoy veux tu souffrir ceste bande captive,
Qui n'aura pas plustost le don de liberté,
Que cest esprit ne soit par ton dard écarté?
Haste doncq haste toy, vanter tu te pourras
Que mesme sus Cesar une despouille auras:
Ne permets point alors que Phebus qui nous luit
En devallant sera chez son oncle conduit,
Que ta sœur pitoyable, helas! à nous cruelle,
Tire encore le fil dont elle nous bourrelle:
Ne permets que des peurs la pallissante bande
Empesche ce jourdhuy de te faire une offrande.
L'occasion est seure, & nul à ce courage
Ce jour nuire ne peult, qu'on ne te face hommage.
Cesar cuide pour vray que ja nous soyons prestes
D'aller, & de donner tesmoignage des questes.

Cleopatre.
Mourrons donc, cheres sœurs, ayons plustost ce cœur
De servir à Pluton qu'à Cesar mon vainqueur:
Mais avant que mourir faire il nous conviendra
Les obseques d'Antoine, & puis mourir faudra.
Je l'ay tantost mandé à Cesar, qui veult bien
Que Monseigneur j'honore, helas! & l'ami mien.
Abbaisse toy donc ciel, & avant que je meure
Viens voir le dernier dueil qu'il faut faire à ceste heure.
Peut estre tu seras marry de m'estre tel,
Te faschant de mon dueil estrangement mortel.
Allons donc cheres sœurs: de pleurs, de cris, de larmes,
Venons nous affoiblir, à fin qu'en ses alarmes
Nostre voisine mort nous soit ores moins dure,
Quand aurons demi fait aux esprits ouverture.

Le Chœur.
Mais où va, dites moy, dites moy damoyselles,
Où va ma Roine ainsi? quelles plaintes mortelles,
Quel soucy meurdrissant ont terni son beau teint?
Ne l'avoit pas assez la seiche fiebvre atteint?

Charmium.
Triste elle s'en va voir des sepulchres le clos,
Où la mort a caché de son ami les os.

Le Chœur.
Que sejournons nous donc? suivons nostre maistresse.

Eras.
Suivre vous ne pouvez, sans suivre la destresse.

Le Chœur.
La gresle petillante
      Dessus les toits,
Et qui mesme est nuisante
      Au verd des bois,
Contre les vins forcene
      En sa fureur,
Et trompe aussi la peine
      Du laboureur:
N'estant alors contente
      De son effort,
Ne met tout l'attente
      Des fruits à mort.
Quand la douleur nous jette
      Ce qui nous poind,
Pour un seul sa sagette
      Ne blesse point.
Si nostre Roine pleure,
      Lequel de nous
Ne pleure point à l'heure?
      Pas un de tous.
Mille traits nous affolent,
      Et seulement
De l'envieux consolent
      L'entendement.
Faisons ceder aux larmes
      La triste voix,
Et souffrons les alarmes
      Tels que ces trois.
Ja la Roine se couche
      Pres du tombeau,
Elle ouvre ja sa bouche:
      Sus donc tout beau.

Cleopatre.
Antoine, ô cher Antoine, Antoine ma moitié,
Si Antoine n'eust eu des cieux l'inimitié,
Antoine, Antoine, helas! dont le malheur me prive,
Entens la foible voix d'une foible captive,
Qui de ses propres mains avoit la cendre mise
Au clos de ce tombeau n'estant encore prise:
Mais qui prise & captive à son malheur guidee,
Sujette & prisonniere en sa ville gardee,
Ore te sacrifie, & non sans quelque crainte
De faire trop durer en ce lieu ma complainte,
Veu qu'on a l'œil sus moy, de peur que la douleur,
Ne face par la mort la fin de mon malheur:
Et à fin que mon corps de sa douleur privé
Soit au Rommain triomphe en la fin reservé:
Triomphe, dy-je, las! qu'on veult orner de moy,
Triomphe, dy-je, las! que lon fera de toy.
II ne faut plus desor de moy que tu attendes
Quelques autres honneurs, quelques autres offrandes:
L'honneur que je te fais, l'honneur dernier sera
Qu'à son Antoine mort Cleopatre fera.
Et bien que toy vivant la force & violence
Ne nous ait point forcé d'écarter l'alliance,
Et de nous separer: toutesfois je crains fort
Que nous nous separions l'un de l'autre à la mort,
Et qu'Antoine Rommain en Egypte demeure,
Et moy Egyptienne dedans Romme je meure.
Mais si les puissans Dieux ont pouvoir en ce lieu
Où maintenant tu es, fais fais que quelque Dieu
Ne permette jamais qu'en m'entrainant d'ici
On triomphe de toy en ma personne ainsi:
Ains que ce tien cercueil. ô spectacle piteux
De deux pauvres amans, nous racouple tous deux,
Cercueil qu'encore un jour l'Egypte honorera,
Et peut estre à nous deux l'epitaphe sera:
      Icy sont deux amans qui heureux en leur vie,
D'heur, d'honneur, de liesse, ont leur ame assouvie:
Mais en fin tel malheur on les vit encourir,
Que le bon heur des deux fut de bien tost mourir.
      Reçoy reçoy moy donc avant que Cesar parte,
Que plustost mon esprit que mon honneur s'écarte:
Car entre tout le mal, peine, douleur, encombre,
Souspirs, regrets, soucis, que j'ay souffert sans nombre,
J'estime le plus grief ce bien petit de temps
Que de toy, ô Antoine, esloigner je me sens.

Le Chœur.
Voila pleurant elle entre en ce clos des tombeaux.
Rien ne voyent de tel les tournoyans flambeaux.

Eras.
Est-il si ferme esprit, qui presque ne s'envole
Au piteux escouter de si triste parole?

Charmium.
O cendre bien heureuse estant hors de la terre!
L'homme n'est point heureux tant qu'un cercueil l'enserre.

Le Chœur.
Auroit donc bien quelqu'un de vivre telle envie,
Qui ne voulust ici mespriser ceste vie?

Cleopatre.
Allons donc cheres sœurs, & prenons doucement
De nos tristes malheurs l'heureux allegement.

Le Chœur.
Strophe.
Plus grande est la peine
      Que l'outrageux sort
      Aux amis ameine,
      Que de l'ami mort
      N'est la joye grande,
      Alors qu'en la bande
      Des esprits heurez,
      Esprits asseurez
      Contre toute dextre,
      Quitte se voit estre
      Des maux endurez.

Antistrophe.
Chacune Charite
      Au tour de Cypris,
      Quant la dent dépite
      Du sanglier épris
      Occit en la chasse
      De Myrrhe la race,
      Ne pleuroit si fort,
      Qu'on a fait la mort
      D'Antoine, que l'ire
      Transmit au navire
      De l'oublieux port.

Epode.
Les cris, les plains
        Des Phrygiennes
        Estans aux mains
        Myceniennes,
        N'estoyent pas tels,
        Que les mortels
        Que pour Antoine
        Fait nostre Roine.

Strophe.
Mais ore j'ay crainte,
      Qu'il faudra pleurer
      Nostre Roine esteinte,
      Qui ne peut durer
      Au mal de ce monde,
      Mal qui se seconde,
      Tousjours enfantant
      Nouveau mal sortant:
      On la voit delivre
      Du desir de vivre,
      Mille morts portant

Antistrophe.
Tantost gaye & verte
        La forest estoit,
        La terre couverte
        Sa Cerés portoit:
        Flore avoit la pree
        De fleurs diapree,
        Quand pour tout ceci
        Tout soudain voici
        Cela qui les pille,
        L'hyver, la faucille,
        Et la faulx aussi.

Epode.
Ja la douleur
      Rompt la liesse,
      La joye & l'heur
      A ma Princesse,
      Reste le teint
      Qui n'est esteint:
      Mais la mort blesme
      L'ostera mesme.

Strophe.
Elle vient de faire
      L'honneur au cercueil:
      O! quelle a peu plaire
      Et deplaire à l'œil:
      Plaire quand les roses
      Ont esté decloses,
      Avec le Cyprés,
      Mille fois aprés
      Baisotant la lame,
      Qui semble à son ame
      Faire les aprests.

Antistrophe.
Versant la rosee
      Du fond de son cœur,
      Par les yeux puisee,
      Et puis la liqueur
      Que requiert la cendre:
      Et faisant entendre
      Quelques mots lachez,
      Bassement machez,
      Pour fin de la feste
      Meslant de sa teste
      Les poils arrachez.

Epode.
Elle a despleu,
      Pource qu'il semble
      Qu'elle n'a peu
      Que vivre ensemble:
      Et que soudain
      De nostre main
      Luy faudra faire
      Un mesme affaire.

 

FIN DE LA TRAGÉDIE DE CLEOPATRE.

   [Le texte se fonde sur l'édition de Charles Marty-Laveaux (Paris: Lemerre, 1868), t. I: 93-115, qui utilise les premières éditions imprimées, de 1574 et 1583, où la seconde corrige la première. Texte transcrit par G. Mallary Masters (UNC, Chapel Hill); corrections faites par G. Mallary Masters, Adam Gori, et Michel Porterat.].