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A T H E N A


Jodelle

- Cleopatre captive
- Personnages
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- Acte I
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- Acte IV
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Cleopatre Captive

Tragédie

par Étienne Jodelle

 

PERSONNAGES DE LA TRAGÉDIE
DE CLEOPATRE.

L'Ombre d'Antoine.
Cleopatre.
Eras.
Charmium.
Octavian Cesar.
Agrippe.
Proculee.
Le chœur des femmes Alexandrines.
Seleuque.

 

PROLOGUE.

Puis que la terre (ô Roy des Rois la crainte)
Qui ne refuse estre à tes loix estrainte,
De la grandeur de ton sainct nom s'estonne,
Qu'elle a gravé dans sa double colonne:
Puis que la mer qui te fait son Neptune,
Bruit en ses flots ton heureuse fortune,
Et que le Ciel riant à ta victoire
Se voit mirer au parfait de ta gloire:
Pourroyent vers toy les Muses telles estre,
De n'adorer & leur pere & leur maistre?
Pourroyent les tiens nous celer tes loüanges,
Qu'on oit tonner par les peuples estranges?
Nul ne sçauroit tellement envers toy
Se rendre ingrat, qu'il ne chante son Roy.
Les bons esprits que ton pere forma,
Qui les neuf Sœurs en France ranima,
Du pere & fils se pourroient ils bien taire,
Quand à tous deux telle chose a peu plaire?
Lors que le temps nous aura presenté
Ce qui sera digne d'estre chanté
D'un si grand Prince, ains d'un Dieu dont la place
Se voit au Ciel ja monstrer son espace.
Et si ce temps qui toute chose enfante,
Nous eust offert ta gloire triomphante,
Pour assez tost de nous estre chantee,
Et maintenant à tes yeux presentee,
Tu n'orrois point de nos bouches sinon
Du grand Henry le triomphe & le nom.
Mais pour autant que ta gloire entendue
En peu de temps ne peut estre rendue:
Que dis-je en peu? mais en cent mille annees
Ne feroyent pas tes loüanges bornees,
Nous t'apportons (ô bien petit hommage)
Ce bien peu d'œuvre ouvré de ton langage,
Mais tel pourtant que ce langage tien
N'avoit jamais dérobbé ce grand bien
Des autheurs vieux: C'est une Tragedie,
Qui d'une voix & plaintive & hardie
Te represente un Romain Marc Antoine,
Et Cleopatre Egyptienne Roine:
Laquelle apres qu'Antoine son ami
Estant desja vaincu par l'ennemi,
Se fust tué, ja se sentant captive,
Et qu'on vouloit la porter toute vive
En un triomphe avecques ses deux femmes,
S'occit. Ici les desirs & les flammes
Des deux amans: d'Octavian aussi
L'orgueil, l'audace & le journel souci
De son trophee emprains tu sonderas,
Et plus qu'à luy le tien egaleras:
Veu qu'il faudra que ses successeurs mesmes
Cedent pour toy aux volontez suprémes,
Qui ja le monde à ta couronne voüent,
Et le commis de tous les Dieux t'avoüent
Reçoy donc (SIRE) & d'un visage humain
Prens ce devoir de ceux qui sous ta main,
Tant les esprits que les corps entretiennent,
Et devant toy agenouiller se viennent:
En attendant que mieux nous te chantions,
Et qu'à tes yeux sainctement presentions
Ce que ja chante à toy le fils des Dieux,
La terre toute, & la mer, & les Cieux.

ACTE I.

L'Ombre d'Antoine.
Dans le val tenebreux, où les nuicts eternelles
Font eternelle peine aux ombres criminelles,
Cedant à mon destin je suis volé n'aguere,
Ja ja fait compagnon de la troupe legere,
Moy (dy-je) Marc Antoine horreur de la grand' Romme,
Mais en ma triste fin cent fois miserable homme.
Car un ardent amour, bourreau de mes mouëlles,
Me devorant sans fin sous ses flames cruelles,
Avoit esté commis par quelque destinee
Des Dieux jaloux de moy, à fin que terminee
Fust en peine & malheur ma pitoyable vie,
D'heur, de joye & de biens paravant assouvie.
O moy deslors chetif, que mon œil trop folastre
S'égara dans les yeux de ceste Cleopatre!
Depuis ce seul moment je senti bien ma playe
Descendre par l'œil traistre en l'ame encore gaye,
Ne songeant point alors quelle poison extreme
J'avois ce jour receu au plus creux de moymesme:
Mais helas! en mon dam, las! en mon dam & perte
Ceste playe cachee en fin fut découverte,
Me rendant odieux, foulant ma renommee
D'avoir enragément ma Cleopatre aimee:
Et forcené aprés comme si cent furies
Exerçans dedans moy toutes bourrelleries,
Embrouillans mon cerveau, empestrans mes entrailles,
M'eussent fait le gibier des mordantes tenailles:
Dedans moy condamné, faisans sans fin renaistre
Mes tourmens journaliers, ainsi qu'on voit repaistre
Sur le Caucase froid la poitrine empietee,
Et sans fin renaissante à son vieil Promethee.
Car combien qu'elle fust Royne & race royale,
Comme tout aveuglé sous ceste ardeur fatale
Je luy fis les presens qui chacun estonnerent,
Et qui ja contre moy ma Romme eguillonnerent:
Mesme le fier Cesar ne taschant qu'à deffaire
Celuy qui à Cesar Compagnon ne peult plaire,
S'embrasant pour un crime indigne d'un Antoine,
Qui tramoit le malheur encouru pour ma Roine,
Et qui encor au val des durables tenebres
Me va renouvellant mille plaintes funebres,
Eschauffant les serpens des sœurs echevelees,
Qui ont au plus chetif mes peines egalees:
C'est que ja ja charmé, enseveli des flames,
Ma femme Octavienne honneur des autres Dames,
Et mes mollets enfans je vins chasser arriere,
Nourrissant en mon sein ma serpente meurdriere,
Qui m'entortillonnant, trompant l'ame ravie,
Versa dans ma poitrine un venin de ma vie,
Me transformant ainsi sous ses poisons infuses,
Qu'on seroit du regard de cent mille Meduses.
Or pour punir ce crime horriblement infame,
D'avoir banni les miens, & rejetté ma femme,
Les Dieux ont à mon chef la vengeance avancee.
Et dessus moy l'horreur de leurs bras élancee:
Dont la saincte equité, bien qu'elle soit tardive,
Ayant les pieds de laine, elle n'est point oisive,
Ains dessus les humains d'heure en heure regarde,
Et d'une main de fer son trait enflammé darde.
Car tost apres Cesar jure contre ma teste,
Et mon piteux exil de ce monde m'appreste.
Me voila ja croyant ma Roine, ains ma ruine,
Me voila bataillant en la plaine marine,
Lors que plus fort j'estois sur la solide terre:
Me voila ja fuyant oublieux de la guerre,
Pour suivre Cleopatre, en faisant l'heur des armes
Ceder à ce malheur des amoureux alarmes.
Me voila dans sa ville où l'yvrongne & putace,
Me paissant de plaisirs, pendant que Cesar trace
Son chemin devers nous, pendant qu'il a l'armee
Que sus terre j'avois, d'une gueule affamee,
Ainsi que le Lyon vagabond à la queste,
Me voulant devorer, & pendant qu'il appreste
Son camp devant la ville, où bien tost il refuse
De me faire un parti, tant que malheureux j'use
Du malheureux remede, & poussant mon espee
Au travers des boyaux en mon sang l'ay trempee,
Me donnant guarison par l'outrageuse playe.
Mais avant que mourir, avant que du tout j'aye
Sangloté mes esprits, las las! quel si dur homme
Eust peu voir sans pleurer un tel honneur de Romme,
Un tel dominateur, un Empereur Antoine,
Que ja frappé à mort sa miserable Roine
De deux femmes aidee angoisseusement palle,
Tiroit par la fenestre en sa chambre royale!
Cesar mesme n'eust peu regarder Cleopatre
Couper sur moy son poil, se deschirer & battre,
Et moi la consoler auecques ma parole,
Ma pauvre ame soufflant qui tout soudain s'en vole,
Pour aux sombres enfers endurer plus de rage
Que celuy qui a soif au milieu du breuvage,
Ou que celuy qui rouë une peine eternelle,
Ou que les palles Sœurs, dont la dextre cruelle
Egorgea les maris: Ou que celuy qui vire
Sa pierre sans porter son faix où il aspire.
Encore en mon tourment tout seul je ne puis estre:
Avant que ce Soleil qui vient ores de naistre,
Ayant tracé son jour chez sa tante se plonge,
Cleopatre mourra: je me suis ore en songe
À ses yeux presenté, luy commandant de faire
L'honneur à mon sepulchre, & apres se deffaire,
Plustost qu'estre dans Romme en triomphe portee,
L'ayant par le desir de la mort confortee,
L'appellant avec moy qui ja ja la demande
Pour venir endurer en nostre palle bande:
Or' se faisant compagne en ma peine & tristesse,
Qui s'est faite long temps compagne en ma liesse.

Cleopatre, Eras, Charmium.

Cleopatre.
Que gaignez-vous helas! en la parole vaine?

Eras.
Que gaignez-vous helas! de vous estre inhumaine?

Cleopatre.
Mais pourquoy perdez-vous vos peines ocieuses?

Charmium.
Mais pourquoy perdez-vous tant de larmes piteuses?

Cleopatre.
Qu'est ce qui adviendroit plus horrible à la veuë?

Eras.
Qu'est ce qui pourroit voir une tant despourveuë?

Cleopatre.
Permettez mes sanglots mesme aux fiers Dieux se prendre.

Charmium.
Permettez à nous deux de constante vous rendre.

Cleopatre.
Il ne faut que ma mort pour bannir ma complainte.

Eras.
Il ne faut point mourir avant sa vie esteinte.

Cleopatre.
Antoine ja m'appelle, Antoine il me faut suivre.

Charmium.
Antoine ne veut pas que vous viviez sans vivre.

Cleopatre.
O vision estrange! ô pitoyable songe!

Eras.
O pitoyable Roine, ô quel tourment te ronge?

Cleopatre.
O Dieux à quel malheur m'avez-vous allechee?

Charmium.
O Dieux ne sera point vostre plainte estanchee?

Cleopatre.
Mais (ô Dieux) à quel bien, si ce jour je devie!

Eras.
Mais ne plaignez donc point & suivez vostre envie.

Cleopatre.
Ha pourrois-je donc bien moy la plus malheureuse,
Que puisse regarder la voûte radieuse,
Pourrois-je bien tenir la bride à mes complaintes,
Quand sans fin mon malheur redouble ses attaintes?
Quand je remasche en moy que je suis la meurdriere
Par mes trompeurs apasts, d'un qui sous sa main fiere
Faisoit croûIer la terre? Ha Dieux pourrois-je traire
Hors de mon cœur le tort qu'alors je luy peu faire,
Qu'il me donna Syrie, & Cypres, & Phenice,
La Judee embasmee, Arabie & Cilice,
Encourant par cela de son peuple la haine?
Ha pourrois-je oublier ma gloire & pompe vaine;
Qui l'apastoit ainsi au mal, qui nous talonne,
Et malheureusement les malheureux guerdonne,
Que la troupe des eaux en l'apast est trompée?
Ha l'orgueil, & les ris, la perle destrempee,
La delicate vie effeminant ses forces,
Estoyent de nos malheurs les subtiles amorces!
Quoy? pourrois-je oublier que par roide secousse
Pour moy seule il souffrit des Parthes la repousse,
Qu'il eust bien subjuguez & rendus à sa Romme,
Si les songears amours n'occupoient tout un homme,
Et s'il n'eust eu desir d'abandonner sa guerre
Pour revenir soudain hyverner en ma terre?
Ou pourrois-je oublier que pour ma plus grand' gloire,
II traina en triomphe & loyer de victoire,
Dedans Alexandrie un puissant Artauade
Roy des Armeniens, veu que telle bravade
N'appartenoit sinon qu'à sa ville orgueilleuse,
Qui se rendit alors d'avantage haineuse?
Pourrois-je oublier mille & mille & mille choses,
En qui l'amour pour moy a ses paupieres closes,
En cela mesmement que pour ceste amour mienne
On luy veit delaisser l'Octavienne sienne?
En cela que pour moy il voulut faire guerre
Par la fatale mer, estant plus fort par terre?
En cela qu'il suivit ma nef au vent donnee
Ayant en son besoin sa troupe abandonnee?
En cela qu'il prenoit doucement mes amorces,
Alors que son Cesar prenoit toutes ses forces?
En cela que feignant estre preste à m'occire,
Ce pitoyable mot soudain je luy feis dire?
O Ciel faudra-il donc que Cleopatre morte
Antoine vive encor? sus sus, Page, conforte
Mes douleurs par ma mort. Et lors voyant son page
Soymesme se tuer, Tu donnes tesmoignage,
O Eunuque (dit il) comme il faut que je meure!
Et vomissant un cri il s'enferra sur l'heure.
Ha Dames, aa faut il que ce malheur je taise?
Ho ho retenez moy, je... je...

Charmium.
                        Mais quel malaise
Pourroit estre plus grand?

Eras.
                        Soulagez vostre peine,
Efforcez vos esprits.

Cleopatre.
                        Las las!

Charmium.
                                   Tenez la resne
Au dueil empoisonnant.

Cleopatre.
                        A grand Ciel, que j'endure!
Encore l'avoir veu ceste nuict en figure!
Hé!

Eras.
Hé, rien que la mort ne ferme au dueil la porte.

Cleopatre.
Hé hé Antoine estoit..

Charmium.
                        Mais comment?

Cleopatre.
                                   En la sorte...

Eras.
En quelle sorte donc?

Cleopatre.
                        Comme alors que sa playe...

Charmium.
Mais levez-vous un peu, que gesner on essaye
Ce qui gesne la voix.

Eras.
                        O plaisir, que tu meines
Un horrible troupeau de deplaisirs & peines!

 

Cleopatre.
Comme alors que sa playe avoit ce corps tractable
Ensanglanté par tout.

Charmium.
                        O songe espouventable!
Mais que demandoit il?

Cleopatre.
                        Qu'à sa tumbe je face
L'honneur qui luy est deu.

Charmium.
                        Quoy encor?

Cleopatre.
                                   Que je trace
Par ma mort un chemin pour rencontrer son ombre.
Me racontant encor...

Charmium.
                        La basse porte sombre
Est à l'aller ouverte, & au retour fermee.

Cleopatre.
Une eternelle nuict doit de ceux estre aimee,
Qui souffrent en ce jour une peine eternelle.
Ostez-vous le desir de s'efforcer à celle
Qui libre veut mourir pour ne vivre captive?

Eras.
Sera donc celle là de la Parque craintive,
Qui au deffaut de mort verra mourir sa gloire?

 

Cleopatre.
Non non, mourons mourons, arrachons la victoire,
Encore que soyons par Cesar surmontees.

Eras.
Pourrions nous bien estre en triomphe portees?

Cleopatre.
Que plus tost ceste terre au fond de ses entrailles
M'engloutisse à present, que toutes les tenailles
De ces bourrelles Sœurs horreur de l'onde basse,
M'arrachent les boyaux, que la teste on me casse
D'un foudre inusité, qu'ainsi je me conseille,
Et que la peur de mort entre dans mon oreille!

Chœur des femmes alexandrines.

Quand l'Aurore vermeille
      Se voit au lict laisser
      Son Titon qui sommeille,
      Et l'ami caresser:
On voit à l'heure mesme
      Ce pays coloré,
      Sous le flambeau supréme
      Du Dieu au Char doré:
Et semble que la face
      De ce Dieu variant,
      De ceste ville face
      L'honneur de l'Orient,
Et qu'il se mire en elle
      Plus tost qu'en autre part,
      La prisant comme celle
      Dont plus d'honneur depart
De pompes & delices
      Attrayans doucement
      Sous leurs gayes blandices,
      L'humain entendement
Car veit on jamais ville
      En plaisir, en honneur,
      En banquets plus fertile,
      Si durable estoit l'heur?
Mais ainsi que la force
      Du celeste flambeau,
      Tirer à soy s'efforce
      Le plus leger de l'eau:
Ainsi que l'aimant tire
      Son acier, & les sons
      De la marine Lyre
      Attiroyent les poissons:
Tout ainsi nos delices,
      La mignardise & l'heur,
      Allechemens des vices,
      Tirent nostre malheur.
Pourquoy, fatale Troye
      Honneur des siecles vieux,
      Fus tu donnee en proye
      Sous le destin des Dieux?
Pourquoy n'eus tu, Medee,
      Ton Jason? & pourquoy,
      Ariadne, guidee
      Fus tu sous telle foy?
Des delices le vice
      A ce vous conduisoit:
      Puis apres sa malice
      Soymesme destruisoit
Tant n'estoit variable
      Un Prothee en son temps,
      Et tant n'est point muable
      La course de nos vents:
Tant de fois ne se change
      Thetis, & tant de fois
      L'inconstant ne se range
      Sous ses diverses loix,
Que nostre heur, en peu d'heure
      En malheur retourné,
      Sans que rien nous demeure,
      Proye au vent est donné.
La rose journaliere,
      Quand du divin flambeau
      Nous darde la lumiere
      Le ravisseur taureau,
Fait naistre en sa naissance
      Son premier dernier jour:
      Du bien la jouissance
      Est ainsi sans sejour.
Le fruict vangeur du pere,
      S'est bien esvertué
      De tuer sa vipere,
      Pour estre apres tué.
Joye, qui dueil enfante,
      Se meurdrist, puis la mort
      Par la joye plaisante
      Fait au dueil mesme tort
Le bien qui est durable
      C'est un monstre du Ciel,
      Quand son vueil favorable
      Change le fiel en miel
Si la saincte ordonnance
      Des immuables Dieux,
      Forcluse d'inconstance
      Seule incogneuë à eux,
En ce bas hemisphere
      Veut son homme garder,
      Lors le sort improspere
      Ne le peut retarder,
Que maugré sa menace
      Ne vienne tenir rang,
      Maugré le fer qui brasse
      La poudre avec le sang.
On doit seurement dire
      L'homme qu'on doit priser,
      Quand le Ciel vient l'eslire
      Pour le favoriser,
Ne devoir jamais craindre
      L'Ocean furieux,
      Lors que mieux semble atteindre
      Le marche-pied des Dieux:
Plongé dans la marine
      Il doit vaincre en la fin,
      Et s'attend à l'espine
      De l'attendant Daulphin.
La guerre impitoyable
      Moissonnant les humains,
      Craint l'heur espouventable
      De ses celestes mains.
Tous les arts de Medee,
      Le venin, la poison,
      Les bestes dont gardee
      Fut la riche toison:
Ny par le bois estrange
      Le Lyon outrageux,
      Qui sous sa patte range
      Tous les plus courageux:
Ny la loy qu'on revere,
      Non tant comme on la craint,
      Ny le bourreau severe,
      Qui l'homme blesme estraint:
Ny les feux qui saccagent
      Le haut pin molestans,
      Sa fortune n'outragent,
      Rendans les dieux constans.
Mais ainsi qu'autre chose
      Contraint sous son effort,
      Tient sous sa force enclose
      La force de la mort:
Et maugré ceste bande
      Tousjours en bas filant,
      Tant que le Ciel commande
      En bas n'est devallant:
Et quand il y devalle,
      Sans aucun mal souffrir
      D'un sommeil qu'il avalle
      A mieux il va s'offrir.
Mais si la destinee
      Arbitre d'un chacun,
      A sa chance tournee
      Contre l'heur de quelqu'un,
Le sceptre sous qui ploye
      Tout un peuple submis,
      Est force qu'il foudroye
      Ses mutins ennemis.
La volage richesse,
      Appuy de l'heur mondain,
      L'honneur & la hautesse
      Refuyant tout soudain:
Bref, fortune obstinee,
      Ny le temps tout fauchant,
      Sa rude destinee
      Ne vont point empeschant.
Des hauts Dieux la puissance
      Tesmoigne assez ici,
      Que nostre heureuse chance
      Se precipite ainsi.
Quel estoit Marc Antoine
      Et quel estoit l'honneur
      De nostre brave Roine
      Digne d'un tel donneur?
Des deux l'un miserable
      Cedant à son destin,
      D'une mort pitoyable
      Vint avancer sa fin;
L'autre encore craintive
      Taschant s'évertuer,
      Veut pour n'estre captive
      Librement se tuer.
Ceste terre honnorable,
      Ce pays fortuné,
      Helas! voit peu durable
      Son heur importuné.
Telle est la destinee
      Des immuables Cieux,
      Telle nous est donnee
      La defaveur des Dieux.

ACTE II.

Octavien, Agrippe, Proculee.

Octavien.
En la rondeur du Ciel environnee
A nul, je croy, telle faveur donnee
Des Dieux fauteurs ne peult estre qu'à moy:
Car outre encor que je suis maistre & Roy
De tant de biens, qu'il semble qu'en la terre
Le Ciel qui tout sous son empire enserre,
M'ait tout exprés de sa voûte transmis
Pour estre ici son general commis:
Outre l'espoir de l'arriere memoire
Qui aux neveux rechantera ma gloire,
D'avoir d'Antoine, Antoine, dis-je, horreur
De tout ce monde, accablé la fureur:
Outre l'honneur que ma Romme m'appreste
Pour le guerdon de l'heureuse conqueste,
II semble ja que le Ciel vienne tendre
Ses bras courbez pour en soy me reprendre,
Et que la boule entre ses ronds enclose,
Pour un Cesar ne soit que peu de chose:
Or' je desire, or' je desire mieux,
C'est de me joindre au sainct nombre des Dieux.
Jamais la terre en tout advantureuse,
N'a sa personne entierement heureuse
Mais le malheur par l'heur est acquitté,
Et l'heur se paye en infelicité.

Agrippe.
Mais de quel lieu ces maux?

Octavien.
                        Qui eust peu croire
Qu'apres l'honneur d'une telle victoire,
Le dueil, le pleur, le souci, la complainte,
Mesme à Cesar eust donné telle atteinte?
Mais je me voy souvent en lieu secret
Pour Marc Antoine estre en plainte & regret,
Qui aux honneurs receus en nostre terre,
Et compagnon m'avoit esté en guerre,
Mon allié, mon beaufrere, mon sang,
Et qui tenoit ici le mesme rang
Avec Cesar: Nonobstant par rancune
De la muable & traistresse fortune,
On veit son corps en sa playe mouillé
Avoir ce lieu piteusement soüillé.
Ha cher ami!

Proculee.
                        L'orgueil & la bravade
Ont fait Antoine ainsi qu'un Ancelade,
Qui se voulant encore prendre aux Dieux,
D'un trait horrible & non lancé des Cieux,
Mais de ta main à la vengence adextre,
Sentit combien peut d'un grand Dieu la dextre.
Que plaignez-vous si l'orgueil justement
A l'orgueilleux donne son payement?

Agrippe.
L'orgueil est tel, qui d'un malheur guerdonne
La malheureuse & superbe personne.
Mesmes ainsi que d'un onde le branle,
Lors que le Nord dedans la mer l'ébranle,
Ne cesse point de courir & glisser,
Virevolter, rouler, & se dresser,
Tant qu'à la fin dépiteux il arrive,
Bruyant sa mort, à l'ecumeuse rive:
Ainsi ceux la que l'orgueil trompe ici,
Ne cessent point de se dresser ainsi,
Courir, tourner, tant qu'ils soyent agitez
Contre les bords de leurs felicitez.
C'estoit assez que l'orgueil pour Antoine
Precipter avec sa pauvre Roine,
Si les amours lascifs & les delices
N'eussent aidé à rouër leurs supplices:
Tant qu'on ne sçait comment ces dereiglez
D'un noir bandeau se sont tant aveuglez
Qu'ils n'ont sceu voir & cent & cent augures,
Prognostiqueurs des miseres futures.
Ne veit on pas Pisaure l'ancienne
Prognostiquer la perte Antonienne,
Qui de soldats Antoniens armee
Fust engloutie & dans telle abysmee?
Ne veit on pas dedans Albe une image
Suer long temps? Ne veit on pas l'orage
Qui de Patras la ville environnoit,_
Alors qu'Antoine en Patras sejournoit,
Et que le feu qui par l'air s'éclata
Heraclion en pieces escarta?
Ne veit on pas, alors que dans Athenes
En un theatre on luy monstroit les peines,
Ou pour neant les serpen-piés se mirent,
Quant aux rochers les rochers ils joignirent,
Du Dieu Bacchus l'image en bas poussee
Des vents, qui l'ont comm' à l'enui cassee,
Veu que Bacchus un conducteur estoit,
Pour qui Antoine un mesme nom portoit?
Ne veit on pas d'une flame fatale
Rompre l'image & d'Eumene & d'Atale,
À Marc Antoine en ce lieu dediees?
Puis maintes voix fatalement criees,
Tant de gesiers, & tant d'autre merveilles,
Tant de corbeaux, & senestres corneilles,
Tant de sommets rompus & mis en poudre,
Que monstroyent ils que ta future foudre,
Qui ce rocher devoit ainsi combattre?
Qu'admonnestoit la nef de Cleopatre,
Et qui d'Antoine avoit le nom par elle,
Ou l'hirondelle exila l'hirondelle:
Et toutesfois en filant leur lumiere
N'y voyoyent point ce qui suivoit derriere?
Vante toy donc les ayans pourchassez,
Comme vengeur des grands Dieux offensez:
Esjouy toy en leur sang & te baigne,
De leurs enfans fais rougir la campagne,
Racle leur nom, efface leur memoire:
Poursuy poursuy jusqu'au bout ta victoire.

Octavien.
Ne veux-je donc ma victoire poursuivre,
Et mon trophee au monde faire vivre?
Plustost, plustost le fleuve impetueux
Ne se rengorge au grand sein fluctueux.
C'est le souci qui avecq la complainte
Que je faisois de l'autre vie esteinte,
Me ronge aussi: mais plus grand tesmoignage
De mes honneurs s'obstinans contre l'aage,
Ne s'est point veu, sinon que ceste Dame
Qui consomma Marc Antoine en sa flame,
Fut dans ma ville en triomphe menee.

Proculee.
Mais pourroit-elle a Romme estre trainee,
Veu qu'elle n'a sans fin autre desir,
Que par sa mort sa liberté choisir?
Sçavez-vous pas lors que nous échellasmes,
Et que par ruse en sa court nous allasmes,
Que tout soudain qu'en la court on me veit,
En s'écriant une des femmes dit:
O pauvre Roine! es tu donc prise vive?
Vis tu encor pour trespasser captive?
Et qu'elle ainsi sous telle voix ravie
Vouloit trencher le filet de sa vie,
Du cimeterre à son costé pendu,
Si saisissant je n'eusse deffendu
Son estomach ja desja menassé
Du bras meurdrier à l'encontre haussé?
Sçavez-vous pas que depuis ce jour mesme
Elle est tombee en maladie extreme,
Et qu'elle a feint de ne pouvoir manger,
Pour par la faim à la fin se renger?
Pensez-vous pas qu'outre telle finesse
Elle ne trouve à la mort quelque addresse?

Agrippe.
II vaudroit mieux dessus elle veiller,
Sonder, courir, espier, travailler,
Que du berger la veuë gardienne
Ne s'arrestoit sus son Inachienne.
Que nous nuira si nous la confortons,
Si doucement sa foiblesse portons?
Par tels moyens s'envolera l'envie
De faire change à sa mort de sa vie:
Ainsi sa vie heureusement traitee
Ne pourra voir sa quenouille arrestee:
Ainsi ainsi jusqu'à Romme elle ira,
Ainsi ainsi ton souci finira.
Et quand aux plains, veux tu plaindre celuy
Qui de tout temps te brassa tout ennuy,
Qui n'estoit né sans ta dextre divine,
Que pour la tienne & la nostre ruine?
Te souvient il que pour dresser ta guerre
Tu fus hay de toute nostre terre,
Qui se piquoit mutinant contre toy,
Et refusoit se courber sous ta loy,
Lors que tu prins pour guerroyer Antoine
Des hommes francs le quart du patrimoine,
Des serviteurs la huictiesme partie
De leur vaillant: tant que ja diverti
Presque s'estoit l'Italie troublee?
Mais quelle estoit sa peine redoublee,
Dont il taschoit embraser les Rommains,
Pour ce Lepide exilé par tes mains?
Te souvient-il de ceste horrible armee
Que contre nous il avoit animee?
Tant de Rois donc qui voulurent le suivre.
Y venoyent ils pour nous y faire vivre?
Pensoyent-ils bien nous foudroyer exprés,
Pour deplorer nostre ruine aprés?
Le Ro Bocchus, le Roy Cilicien,
Archelaus Roy Capadocien,
Et Philadelphe, & Adalle de Thrace,
Et Mithridate usoyent ils de menace
Moindre sus nous, que de porter en joye
Nostre despoüille & leur guerriere proye,
Pour à leurs Dieux joyeusement les pendre,
Et maint & maint sacrifice leur rendre?
Voila les pleurs que doit un adversaire
Apres la mort de son ennemy faire.

Octavien.
O gent Agrippe, ou pour te nommer mieux,
Fidelle Achate, estoit donc de mes yeux
Digne le pleur? Celuy donc s'effemine
Qui ja du tour l'effeminé ruine?
Non non les plains cederont aux rigueurs,
Baignons en sang les armes & les cœurs,
Et souhaitons à l'ennemi cent vies,
Qui luy seroient plus durement ravies:
Quant à la Roine, appaiser la faudra
Si doucement que sa main se tiendra
De forbannir l'ame seditieuse
Outre les eaux de la rive oublieuse.
Je vois desor en cela m'efforcer,
Et son desir de la mort effacer:
Souvent l'effort est forcé par la ruse.
Pendant, Agrippe, aux affaires t'amuse.
Et toy loyal messager Proculee,
Sonde par tout ce que la fame aislee
Fait s'acouster dedans Alexandrie
Qu'elle circuit, & tantost bruit & crie,
Tantost plus bas marmote son murmure,
N'estant jamais loing de telle aventure.

Proculee.
Si bien par tout mon devoir se fera,
Que mon Cesar de moy se vantera.
O! s'il me faut ores un peu dresser
L'esprit plus haut & seul en moy penser:
Cent & cent fois miserable est celuy
Qui en ce monde a mis aucun appuy:
Et tant s'en faut qu'il ne fasche de vivre
À ceux qu'on voit par fortune poursuivre,
Que moy qui suis du sort assez contant
Je suis fasché de me voir vivre tant.
Où es tu, Mort, si la prosperité
N'est sous les cieux qu'une infelicité?
Voyons les grands, & ceux qui de leur teste
Semblent desja deffier la tempeste:_
Quel heur ont ils pour une fresle gloire?
Mille serpens rongears en leur memoire,
Mille soucis meslez d'effroyement,
Sans fin desir, jamais contentement:
Dés que le Ciel son foudre pirouëtte,
Il semble ja que sur eux il se jette:
Dés lors que Mars pres de leur terre tonne,
II semble ja leur ravir la couronne:
Dés que la peste en leur regne tracasse,
Il semble ja que leur chef on menasse:
Bref, à la mort ils ne peuvent penser
Sans souspirer, blesmir, & s'offenser,
Voyant qu'il faut par mort quitter leur gloire,
Et bien souvent enterrer la memoire,
Ou celuy-la qui solitairement,
En peu de biens cherche contentement,
Ne pallit pas si la fatale Parque
Le fait penser à la derniere barque:
Ne pallit pas, non si le Ciel & l'onde
Se rebrouilloyent au vieil Chaos du monde.
Telle est telle est la mediocrité
Où gist le but de la felicité:
Mais qui me fait en ce discours me plaire,
Quand il convient exploiter mon affaire?
Trop tost trop tost se fera mon message,
Et tousjours tard un homme se fait sage.

Le Chœur.
Strophe.
De la terre humble & basse,
      Esclave de ses cieux,
      Le peu puissant espace
      N'a rien plus vicieux
      Que l'orgueil, qu'on voit estre
      Hay du Ciel son maistre.

Antistrophe.
Orgueil qui met en poudre
      Le rocher trop hautain:
      Orgueil pour qui le foudre
      Arma des Dieux la main,
      Et qui vient pour salaire
      Luymesme se deffaire.

Strophe.
A qui ne sont cogneuës
      Les races du Soleil
      Qui affrontoyent aux nuës
      Un superbe appareil,
      Et montagnes portees
      L'une sus l'autre entees?

Antistrophe.
La tombante tempeste
      Adversaire à l'orgueil,
      Escarbouilla leur teste,
      Qui trouva son recueil
      Apres la mort amere
      Au ventre de sa mere.

Strophe.
Qui ne cognoist le sage
      Qui trop audacieux,
      Pilla du feu l'usage
      Au chariot des cieux,
      Cherchant par arrogance
      Sa propre repentance?

Antistrophe.
Qu'on le voise voir ore
      Sur le mont Scythien
      Où son vautour devore
      Son gesier ancien:
      Que sa poitrine on voye
      Estre eternelle proye.

Strophe.
Qui ne cognoist Icare
      Le nommeur d'une mer,
      Et du Dieu de Pathare
      L'enfant, qui enflammer
      Vint sous son char le monde,
      Tant qu'il tombast en l'onde?

Antistrophe.
De ceux là les ruines
      Tesmoignent la fureur
      Des sainctes mains divines,
      Qui doivent faire horreur
      A l'orgueil, digne d'estre
      Puni de telle dextre.

Strophe.
A t'on pas veu la vague
      Au giron fluctueux,
      Alors qu'Aquilon vague
      Se fait tempestueux,
      Presque dresser ses crestes
      Jusqu'au lieu des tempestes?

Antistrophe.
Qu'on voye de l'audace
      Phebus se courroussant,
      Esclaircissant la trace
      Qui son char va froissant,
      Dessous ses fleches blondes
      Presque abysmer les ondes.

Strophe.
A t'on pas veu d'un arbre
      Le couppeau chevelu,
      Ou la maison de marbre
      Qui semble avoir voulu
      Dépriser trop hautaine
      L'autre maison prochaine?

Antistrophe.
Qu'on voye un feu celeste
      Ceste sime arrachant,
      Et par mine moleste
      Le palais tresbuchant,
      La plante au chef punie,
      L'autre au pied demunie.

Strophe.
Mais Dieux (ô Dieux) qu'il vienne
      Voir la plainte & le dueil
      De ceste Roine mienne,
      Rabaissant son orgueil:
      Roine, qui pour son vice
      Reçoit plus grand supplice.

Antistrophe.
Il verra la Deesse
      A genoux se jetter:
      Et l'esclave Maistresse
      Las, son mal regretter!
      Sa voix à demi morte
      Requiert qu'on la supporte.

Strophe.
Elle qui orgueilleuse
      Le nom d'Isis portoit,
      Qui de blancheur pompeuse
      Richement se vestoit,
      Comme Isis l'ancienne,
      Deesse Egyptienne.

Antistrophe.
Ore presque en chemise,
      Qu'elle va dechirant,
      Pleurant aux pieds s'est mise
      De son Cesar, tirant
      De l'estomach debile
      Sa requeste inutile.

Strophe.
Quel cœur, quelle pensee,
      Quelle rigueur pourroit
      N'estre point offensee,
      Quand ainsi lon verroit
      Le retour miserable
      De la chance muable?

Antistrophe.
Cesar en quelle sorte,
      La voyant sans vertu,
      La voyant demi-morte,
      Maintenant soustiens-tu
      Les assauts que te donne
      La pitié qui t'estonne?

Strophe.
Tu vois qu'une grand' Roine,
      Celle là qui guidoit
      Ton compagnon Antoine,
      Et par tout commandoit,
      Heureuse se vient dire,
      Si tu voulois l'occire.

Antistrophe.
Las, helas! Cleopatre,
      Las, helas! quel malheur
      Vient tes plaisirs abbattre
      Les changeant en douleur?
      Las las, helas! (ô Dame)
      Peux tu souffrir ton ame?

Strophe.
Pourquoy pourquoy, fortune,
      O fortune aux yeux clos,
      Es tu tant importune?
      Pourquoy n'a point repos
      Du temps le vol estrange,
      Qui ses faits broüille & change?

Antistrophe.
Qui en volant sacage
      Les chasteaux sourcilleux,
      Qui les princes outrage,
      Qui les plus orgueilleux,
      Roüant sa faulx superbe,
      Fauche ainsi comme l'herbe?

Strophe.
A nul il ne pardonne,
      Il se fait & deffait,
      Luy mesmes il s'estonne,
      Il se flatte en son fait,
      Puis il blasme sa peine,
      Et contre elle forcene.

Antistrophe.
Vertu seule à l'encontre
      Fait l'acier reboucher:
      Outre telle rencontre
      Le temps peult tout faucher:
      L'orgueil qui nous amorce
      Donne à sa faulx sa force.

ACTE III.

Octavien, Cleopatre, Le chœur, Seleuque.

Octavien.
Voulez-vous donc votre fait excuser?
Mais dequoy sert à ces mots s'amuser?
N'est-il pas clair que vous tachiez de faire
Par tous moyens Cesar vostre adversaire,
Et que vous seule attirant vostre ami,
Me l'avez fait capital ennemi,
Brassant sans fin une horrible tempeste
Dont vous pensiez écerveler ma teste?
Qu'en dites vous?

Cleopatre.
                        O quels piteux alarmes!
Las, que dirois-je! hé, ja pour moy mes larmes
Parlent assez, qui non pas la justice,
Mais de pitié cherchent le benefice.
Pourtant, Cesar, s'il est à moy possible
De tirer hors d'une ame tant passible
Ceste voix rauque à mes souspirs meslee,
Escoute encor l'esclave desolee,
Las! qui ne met tant d'espoir aux paroles
Qu'en ta pitié, dont ja tu me consoles.
Songe, Cesar, combien peult la puissance
D'un traistre amour, mesme en sa jouyssance:
Et pense encor que mon foible courage
N'eust pas souffert sans l'amoureuse rage,
Entre vous deux ces batailles tonantes,
Dessus mon chef à la fin retournantes.
Mais mon amour me forçoit de permettre
Ces fiers debats, & toute aide promettre,
Veu qu'il falloit rompre paix, & combattre,
Ou separer Antoine ou Cleopatre.
Separer, las! ce mot me fait faillir,
Ce mot me fait par la Parque assaillir.
Aa aa Cesar, aa.

Octavien.
                        Si je n'estois ore
Assez bening, vous pourriez feindre encore
Plus de douleurs, pour plus bening me rendre:
Mais quoy, ne veux-je à mon merci vous prendre?

Cleopatre.
Feindre helas! ô.

Octavien.
                        Ou tellement plaindre
N'est que mourir, ou bien ce n'est que feindre.

Le chœur.
La douleur
      Qu'un malheur
      Nous rassemble,
      Tel ennuy
      A celuy
      Pas ne semble,
Qui exempt
      Ne la sent:
      Mais la plainte
      Mieux bondit,
      Quand on dit
      Que c'est feinte.

Cleopatre.
Si la douleur en ce cœur prisonniere
Ne surmontoit ceste plainte derniere,
Tu n'aurois pas ta pauvre esclave ainsi:
Mais je ne peux égaler au souci,
Qui petillant m'écorche le dedans,
Mes pleurs, mes plaints, & mes soupirs ardens.
T'esbahis tu si ce mot separer,
A fait ainsi mes forces retirer?
Separer (Dieux!) separer je l'ay veu,
Et si n'ay point à ces debats pourveu!
Mieux il te fust (ô captive ravie)
Te separer mesme durant sa vie!
J'eusse la guere & sa mort empeschee,
Et à mon heur quelque atteinte laschee,
Veu que j'eusse eu le moyen & l'espace
D'esperer voir secrettement sa face:
Mais mais cent fois, cent cent fois malheureuse,
J'ay ja souffert ceste guerre odieuse:
J'ay j'ay perdu par ceste estrange guerre,
J'ay perdu tout & mes biens & ma terre:
Et j'ay veu ma vie & mon support,
Mon heur, mon tout, se donner à la mort,
Que tout sanglant ja tout froid & tout blesme,
Je rechauffois des larmes de moymesme,
Me separant de moymesme à demi
Voyant par mort separer mon ami.
Ha Dieux, grands Dieux! Ha grands Dieux!

Octavien.
                                   Qu'est-ce ci?
Quoy? la constance est hors de souci?

Cleopatre.
Constante suis, separer je me sens,
Mais separer on ne me peult long temps:
La palle mort m'en fera la raison,
Bien tost Pluton m'ouvrira sa maison:
Où mesme encor l'éguillon qui me touche
Feroit rejoindre & ma bouche & sa bouche:
S'on me tuoit, le dueil qui creveroit
Parmi le coup plus de bien me feroit,
Que je n'aurois de mal à voir sortir
Mon sang pourpré & mon ame partir.
Mais vous m'ostez l'occasion de mort,
Et pour mourir me deffaut mon effort,
Qui s'allentit d'heure en heure dans moy,
Tant qu'il faudra vivre maugré l'esmoy:
Vivre il me faut, ne crains que je me tue.
Pour me tuer trop peu je m'esvertue.
Mais puis qu'il faut que j'allonge ma vie,
Et que de vivre en moy revient l'envie,
Au moins, Cesar, voy la pauvre foiblette,
Qui à tes pieds, & de rechef se jette:
Au moins, Cesar, des gouttes de mes yeux
Amolli toy, pour me pardonner mieux:
De ceste humeur la pierre on cave bien,
Et sus ton cœur ne pourront elles rien?
Ne t'ont donc peu les lettres esmouvoir
Qu'à tes deux yeux j'avois tantost fait voir,
Lettres je dy de ton pere receues,
Certain tesmoin de nos amours conceuës?
N'ay-je donc peu destourner ton courage,
Te descouvrant & maint & maint image
De ce tien pere à celle-la loyal,
Qui de son fils recevra tout son mal?
Celuy souvent trop tost borne sa gloire
Qui jusqu'au bout se vange en sa victoire.
Prens donc pitié, tes glaives triomphans
D'Antoine & moy pardonnent aux enfans.
Pourrois-tu voir les horreurs maternelles,
S'on meurdrissoit ceux qui ces deux mammelles,
Qu'ores tu vois maigres & dechirees,
Et qui feroient de cent coups empirees,
Ont allaicté? Orrois-tu mesmement
Des deux costez le dur gemissement?
Non non, Cesar, contente toy du pere,
Laisse durer les enfans & la mere
En ce malheur, où les Dieux nous ont mis.
Mais fusmes nous jamais tes ennemis
Tant acharnez que n'eussions pardonné,
Si le trophee à nous se fust donné?
Quant est de moy, en mes fautes commises
Antoine estoit chef de mes entreprises,
Las, qui venoit à tel malheur m'induire,
Eussé-je peu mon Antoine esconduire?

Octavien.
Tel bien souvent son fait pense amender
Qu'on voit d'un gouffre en un gouffre guider:
Vous excusant, bien que vostre advantage
Vous y mettiez, vous nuisez d'avantage,
En me rendant par l'excuse irrité,
Qui ne suis point qu'ami de verité.
Et si convient qu'en ce lieu je m'amuse
A repousser ceste inutile excuse:
Pourriez-vous bien de ce vous garentir,
Qui fit ma sœur hors d'Athenes sortir,
Lors que craignant qu'Antoine son espoux
Plus se donnast à sa femme qu'à vous,
Vous le paissiez de ruse & de finesses,
De mille & mille & dix mille caresses?
Tantost au lict exprés emmaigrissiez,
Tantost par feinte exprés vous pallissiez,
Tantost vostre œil vostre face baignoit
Dés qu'un ject d'arc de luy vous esloignoit,
Entretenant la feinte & sorcelage,
Ou par coustume, ou par quelque breuvage:
Mesme attiltrant vos amis & flatteurs
Pour du venin d'Antoine estre fauteurs,
Qui l'abusoyent sous les plaintes frivoles,
Faisant ceder son proffit aux paroles.
Quoy? disoient-ils, estes vous l'homicide
D'un pauvre esprit, qui vous prend pour sa guide?
Faut-il qu'en vous la Noblesse s'offense,
Dont la rigueur à celle la ne pense,
Qui fait de vous le but de ses pensees?
O qu'ils font mal envers vous addresses!
Octavienne a le nom de l'espouse,
Et ceste ci, dont la flame jalouse
Empesche assez la viste renommee,
Sera l'amie en son pays nommee:
Ceste divine, à qui rendent hommage
Tant de pays joints à son heritage.
Tant peurent donc vos mines & addresses,
Et de ceux la les plaintes flatteresses,
Qu'Octavienne & sa femme & ma sœur,
Fut dechassee, & dechassa vostre heur.
Vous taisez-vous, avez-vous plus desir,
Pour m'appaiser d'autre excuse choisir?
Que diriez-vous du tort fait aux Rommains,
Qui s'enfuyoient secrettement des mains
De vostre Antoine, alors que vostre rage
Leur redoubloit l'outrage sus l'outrage?
Que diriez vous de ce beau testament
Qu'Antoine avoit remis secrettement
Dedans les mains des pucelles Vestales?
Ces maux estoyent les conduites fatales
De vos malheurs: & ores peu rusee
Vous voudriez bien encore estre excusee.
Contentez-vous, Cleopatre, & pensez
Que c'est assez de pardon, & assez
D'entretenir le fuseau de vos vies,
Qui ne feront à vos enfans ravies.

Cleopatre.
Ore, Cesar, chetive je m'accuse,
En m'excusant de ma premiere excuse,
Recognoissant que ta seule pitié
Peut donner bride à ton inimitié:
Que ja pour moy tellement se commande,
Que tu ne veux de moy faire une offrande
Aux Dieux ombreux, ny des enfans aussi
Que j'ai tourné en ces entrailles ci.
De ce peu donc de mon pouvoir resté
Je rens je rends grace à ta majesté:
Et pour donner à Cesar tesmoignage,
Que je suis sienne & le suis de courage,
Je veux, Cesar, te deceler tout l'or,
L'argent, les biens, que je tiens en thresor.

Le chœur.
Quand la servitude
      Le col enchesnant
      Dessous le joug rude
      Va l'homme gesnant:
Sans que lon menasse
      D'un sourcil plié,
      Sans qu'effort on face
      Au pauvre lié,
Assez il confesse,
      Assez se contraint,
      Assez il se presse
      Par la crainte estraint.
Telle est la nature
      Des serfs déconfits,
      Tant de mal n'endure
      De Japet le fils.

Octavien.
L'ample thresor, l'ancienne richesse
Que vous nommez, tesmoigne la hautesse
De vostre race: & n'estoit le bon heur
D'estre du tout en la terre seigneur,
Je me plaindrois qu'il faudra que soudain
Ces biens royaux changent ainsi de main.

Seleuque.
Comment, Cesar, si l'humble petitesse
Ose adresser sa voix à ta hautesse,
Comment peux tu ce thresor estimer
Que ma Princesse a voulu te nommer?
Cuides tu bien, si accuser je l'ose,
Que son thresor tienne si peu de chose?
La moindre Roine à ta loy flechissante
Est en thresor autant riche & puissante,
Qui autant peu ma Cleopatre égale,
Que par les champs une case rurale
Au fier chasteau ne peult estre egalee,
Ou bien la motte à la roche gelee.
Celle sous qui tout l'Egypte flechit,
Et qui du Nil l'eau fertile franchit,
A qui le Juif, & le Phenicien,
L'Arabien, & le Cilicien,
Avant ton foudre ore tombé sur nous,
Souloyent courber les hommagers genoux:
Qui aux thresors d'Antoine commandoit,
Qui tout ce monde en pompes excedoit,
Ne pourroit elle avoir que ce thresor?
Croy, Cesar, croy qu'elle a de tout son or,
Et autres biens tout le meilleur caché.

Cleopatre.
A faux meurdrier! a faux traistre, arraché
Sera le poil de ta teste cruelle.
Que pleust aux Dieux que ce fust ta cervelle!
Tien traistre, tien.

Seleuque.
            O Dieux!

Cleopatre.
                        O chose detestable!
Un serf un serf!

Octavien.
                        Mais chose esmerveillable
D'un cœur terrible!

Cleopatre.
Et quoy, m'accuses tu?
Me pensois tu veufve de ma vertu
Comme d'Antoine? aa traistre

Seleuque.
                                   Retiens la,
Puissant Cesar, retiens la doncq.

Cleopatre.
                                               Voila
Tous mes biensfaits. Hou! le dueil qui m'efforce,
Donne à mon cœur langoureux telle force,
Que je pourrois, ce me semble, froisser,
Du poing tes os, & tes flancs crevasser
A coups de pied.

Octavien.
                        O quel grinsant courage!
Mais rien n'est plus furieux que la rage
D'un cœur de femme. Et bien, quoy, Cleopatre?
Estes vous point ja saoule de le battre!
Fuy t'en, ami, fuy t'en.

Cleopatre.
                        Mais quoy, mais quoy?
Mon Empereur, est-il un tel esmoy
Au monde encore que ce paillard me donne?
Sa lacheté ton esprit mesme estonne,
Comme je croy, quand moy Roine d'ici,
De mon vassal suis accusee ainsi,
Que toy, Cesar, as daigné visiter,
Et par ta voix à repos inciter.
Hé si j'avois retenu des joyaux,
Et quelque part de mes habits royaux,
L 'aurois-je fait pour moy, las, malheureuse!
Moy, qui de moy ne suis plus curieuse?
Mais telle estoit ceste esperance mienne,
Qu'à ta Livie & ton Octavienne
De ces joyaux le present je feroy,
Et leurs pitiez ainsi pourchassereoy,
Pour (n'estant point de mes presens ingrates)
Envers Cesar estre mes advocates.

Octavien.
Ne craignez point, je veux que ce thresor
Demeure vostre: encouragez-vous or',
Vivez ainsi en la captivité
Comm' au plus haut de la prosperité.
Adieu: songez qu'on ne peut recevoir
Des maux, sinon quand on pense en avoir.
Je m'en retourne.

Cleopatre.
                        Ainsi vous soit ami
Tout le Destin, comm' il m'est ennemi.

Le Chœur.
Où courez-vous, Seleuque, où courez-vous?

Seleuque.
Je cours, fuyant l'envenimé courroux.

Le Chœur.
Mais quel courroux? hé Dieu, si nous en sommes!

Seleuque.
Je ne fuy pas ny Cesar ny ses hommes.

Le Chœur.
Qu'y a t'il donc que peut plus la fortune?

Seleuque.
II n'y a rien, sinon l'offense d'une.

Le Chœur.
Auroit on bien nostre Roine blessee?

Seleuque.
Non non, mais j'ay nostre Roine offensee.

Le Chœur.
Quel malheur donc a causé ton offense?

Seleuque.
Que sert ma faute, ou bien mon innocence?

Le Chœur.
Mais dy le nous, dy, il ne nuira rien.

Seleuque.
Dit, il n'apporte à la ville aucun bien.

Le Chœur.
Mais tant y a que tu as gaigné l'huis.

Seleuque.
Mais tant y a que ja puni j'en suis.

Le Chœur.
Estant puni en es tu du tout quitte?

Seleuque.
Estant puni plus fort je me dépite,
Et ja dans moy je sens une furie,
Me menassant que telle fascherie
Poindra sans fin mon ame furieuse,
Lors que la Roine & triste & courageuse
Devant Cesar aux cheveux m'a tiré,
Et de son poing mon visage empiré:
S'elle m'eust fait mort en terre gesir,
Elle eust preveu à mon present desir,
Veu que la mort n'eust point esté tant dure
Que l'eternelle & mordante pointure,
Qui ja desja jusques au fond me blesse
D'avoir blessé ma Roine & ma maistresse.

Le Chœur.
O quel heur à la personne
      Le Ciel gouverneur ordonne,
      Qui contente de son sort,
      Par convoitise ne sort
      Hors de l'heureuse franchise,
      Et n'a sa gorge submise
      Au joug & trop dur lien
      De ce pourchas terrien,
Mais bien les autres sauvages,
      Les beaux tapis des herbages,
      Les rejettans arbrisseaux,
      Les murmures des ruisseaux,
      Et la gorge babillarde
      De Philomele jasarde,
      Et l'attente du Printemps
      sont ses biens & passetemps.
Sans que l'ame haut volante,
      De plus grand desir bruslante
      Suive les pompeux arrois:
      Et puis offensant ses Rois,
      Ait pour maigre recompense
      Le feu, le glaive, ou potance,
      Ou plustost mille remors,
      Conferez à mille morts.
Si l'inconstante fortune
      Au matin est opportune,
      Elle est importune au soir.
      Le temps ne se peut rassoir,
      A la fortune il accorde,
      Portant à celuy la corde
      Qu'il avoit paravant mis
      Au rang des meilleurs amis.
Quoy que soit, soit mort ou peine
      Que le Soleil nous rameine
      En nous ramenant son jour:
      Soit qu'elle face sejour,
      Ou bien que pare la mort griefve
      Elle se face plus briefve:
      Celuy qui ard de desir
      S'est tousjours senti saisir.
Arius de ceste ville,
      Que ceste ardeur inutile
      N'avoit jamais retenu:
      Ce Philosophe chenu,
      Qui déprisoit toute pompe,
      Dont ceste ville se trompe,
      Durant nostre grand' douleur
      A receu le bien & l'heur:
Cesar faisant son entree,
      A la sagesse monstree
      L'heur & la felicité,
      La raison, la verité,
      Qu'avoit en soy ce bon maistre,
      Le faisant mesme à sa dextre
      Costoyer, pour estre à nous
      Comme un miracle entre tous.
Seleuque, qui de la Roine
      Recevoit le patrimoine
      En partie, & qui dressoit
      Le gouvernement, reçoit,
      Et outre ceste fortune
      Qui nous est à tous commune,
      Plus griefve infelicité
      Que nostre captivité.
Mais or' ce dernier courage
      De ma Roine est un presage,
      S'il faut changer de propos,
      Que la meurdriere Atropos
      Ne souffrira pas qu'on porte
      A Romme ma Roine forte,
      Qui veut de ses propres mains
      S'arracher des fiers Rommains.
Celle la dont la constance
      A pris soudain la vengeance
      Du serf & dont la fureur
      N'a point craint son Empereur:
      Croyez que plustost l'espee
      En son sang sera trempee,
      Que pour un peu moins souffrir
      A son deshonneur s'offrir.

Seleuque.
O sainct propos, ô verité certaine!
Pareille aux dez est nostre chance humaine.

ACTE IIII.

CLEOPATRE, CHARMIUM, ERAS, LE CHŒUR.

Cleopatre.
Penseroit doncq Cesar estre du tout vainqueur?
Penseroit doncq Cesar abastardir ce cœur,
Veu que des tiges vieux ceste vigueur j'herite,
De ne pouvoir ceder qu'à la Parque dépite?
La Parque & non Cesar aura sus moy le pris,
La Parque & non Cesar soulage mes esprits,
La Parque & non Cesar triomphera de moy,
La Parque & non Cesar finira mon esmoy:
Et si j'ay ce jourdhuy usé de quelque feinte,
Afin que ma portee en son sang ne fust teinte.
Quoy? Cesar pensoit-il que ce que dit j'avois
Peust bien aller ensemble & de cœur & de voix?
Cesar, Cesar, Cesar, il te seroit facile
De subjuguer ce cœur aux liens indocile:
Mais la pitié que j'ay du sang de mes enfans,
Rendoyent sus mon vouloir mes propos triomphans,
Non la pitié que j'ay si par moy miserable
Est rompu le filet à moy ja trop durable.
Courage donc, courage (ô compagnes fatales)
Jadis serves à moy, mais en la mort égales,
Vous avez recogneu Cleopatre princesse,
Or' ne recognoissez que la Parque maistresse.

Charmium.
Encore que les maux par ma Roine endurez,
Encore que les cieux contre nous conjurez,
Encore que la terre envers nous courroucee,
Encore que Fortune envers nous insensee,
Encore que d'Antoine une mort miserable,
Encore que la pompe à Cesar desirable,
Encore que l'arrest que nous fismes ensemble
Qu'il faut qu'un mesme jour aux enfers nous assemble,
Eguillonnast assez mon esprit courageux
D'estre contre soymesme un vainqueur outrageux,
Ce remede de mort, contrepoison de dueil,
S'est tantost presenté d'avantage à mon œil:
Car ce bon Dolabelle, ami de nostre affaire,
Combien que pour Cesar, il soit nostre adversaire,
T'a fait sçavoir (ô Roine) apres que l'Empereur,
Est parti d'avec toy, & apres ta fureur
Tant equitablement à Seleuque monstree,
Que dans trois jours prefix ceste douce contree
II nous faudra laisser, pour à Romme menees
Donner un beau spectacle à leurs effeminees.

Eras.
Ha mort, ô douce mort, mort seule guarison
Des esprits oppressez d'une estrange prison,
Pourquoy souffres tu tant à tes droits faire tort?
T'avons nous fait offense, ô douce & douce mort?
Pourquoy n'approches tu, ô Parque trop tardive?
Pourquoy veux tu souffrir ceste bande captive,
Qui n'aura pas plustost le don de liberté,
Que cest esprit ne soit par ton dard écarté?
Haste doncq haste toy, vanter tu te pourras
Que mesme sus Cesar une despouille auras:
Ne permets point alors que Phebus qui nous luit
En devallant sera chez son oncle conduit,
Que ta sœur pitoyable, helas! à nous cruelle,
Tire encore le fil dont elle nous bourrelle:
Ne permets que des peurs la pallissante bande
Empesche ce jourdhuy de te faire une offrande.
L'occasion est seure, & nul à ce courage
Ce jour nuire ne peult, qu'on ne te face hommage.
Cesar cuide pour vray que ja nous soyons prestes
D'aller, & de donner tesmoignage des questes.

Cleopatre.
Mourrons donc, cheres sœurs, ayons plustost ce cœur
De servir à Pluton qu'à Cesar mon vainqueur:
Mais avant que mourir faire il nous conviendra
Les obseques d'Antoine, & puis mourir faudra.
Je l'ay tantost mandé à Cesar, qui veult bien
Que Monseigneur j'honore, helas! & l'ami mien.
Abbaisse toy donc ciel, & avant que je meure
Viens voir le dernier dueil qu'il faut faire à ceste heure.
Peut estre tu seras marry de m'estre tel,
Te faschant de mon dueil estrangement mortel.
Allons donc cheres sœurs: de pleurs, de cris, de larmes,
Venons nous affoiblir, à fin qu'en ses alarmes
Nostre voisine mort nous soit ores moins dure,
Quand aurons demi fait aux esprits ouverture.

Le Chœur.
Mais où va, dites moy, dites moy damoyselles,
Où va ma Roine ainsi? quelles plaintes mortelles,
Quel soucy meurdrissant ont terni son beau teint?
Ne l'avoit pas assez la seiche fiebvre atteint?

Charmium.
Triste elle s'en va voir des sepulchres le clos,
Où la mort a caché de son ami les os.

Le Chœur.
Que sejournons nous donc? suivons nostre maistresse.

Eras.
Suivre vous ne pouvez, sans suivre la destresse.

Le Chœur.
La gresle petillante
      Dessus les toits,
Et qui mesme est nuisante
      Au verd des bois,
Contre les vins forcene
      En sa fureur,
Et trompe aussi la peine
      Du laboureur:
N'estant alors contente
      De son effort,
Ne met tout l'attente
      Des fruits à mort.
Quand la douleur nous jette
      Ce qui nous poind,
Pour un seul sa sagette
      Ne blesse point.
Si nostre Roine pleure,
      Lequel de nous
Ne pleure point à l'heure?
      Pas un de tous.
Mille traits nous affolent,
      Et seulement
De l'envieux consolent
      L'entendement.
Faisons ceder aux larmes
      La triste voix,
Et souffrons les alarmes
      Tels que ces trois.
Ja la Roine se couche
      Pres du tombeau,
Elle ouvre ja sa bouche:
      Sus donc tout beau.

Cleopatre.
Antoine, ô cher Antoine, Antoine ma moitié,
Si Antoine n'eust eu des cieux l'inimitié,
Antoine, Antoine, helas! dont le malheur me prive,
Entens la foible voix d'une foible captive,
Qui de ses propres mains avoit la cendre mise
Au clos de ce tombeau n'estant encore prise:
Mais qui prise & captive à son malheur guidee,
Sujette & prisonniere en sa ville gardee,
Ore te sacrifie, & non sans quelque crainte
De faire trop durer en ce lieu ma complainte,
Veu qu'on a l'œil sus moy, de peur que la douleur,
Ne face par la mort la fin de mon malheur:
Et à fin que mon corps de sa douleur privé
Soit au Rommain triomphe en la fin reservé:
Triomphe, dy-je, las! qu'on veult orner de moy,
Triomphe, dy-je, las! que lon fera de toy.
II ne faut plus desor de moy que tu attendes
Quelques autres honneurs, quelques autres offrandes:
L'honneur que je te fais, l'honneur dernier sera
Qu'à son Antoine mort Cleopatre fera.
Et bien que toy vivant la force & violence
Ne nous ait point forcé d'écarter l'alliance,
Et de nous separer: toutesfois je crains fort
Que nous nous separions l'un de l'autre à la mort,
Et qu'Antoine Rommain en Egypte demeure,
Et moy Egyptienne dedans Romme je meure.
Mais si les puissans Dieux ont pouvoir en ce lieu
Où maintenant tu es, fais fais que quelque Dieu
Ne permette jamais qu'en m'entrainant d'ici
On triomphe de toy en ma personne ainsi:
Ains que ce tien cercueil. ô spectacle piteux
De deux pauvres amans, nous racouple tous deux,
Cercueil qu'encore un jour l'Egypte honorera,
Et peut estre à nous deux l'epitaphe sera:
      Icy sont deux amans qui heureux en leur vie,
D'heur, d'honneur, de liesse, ont leur ame assouvie:
Mais en fin tel malheur on les vit encourir,
Que le bon heur des deux fut de bien tost mourir.
      Reçoy reçoy moy donc avant que Cesar parte,
Que plustost mon esprit que mon honneur s'écarte:
Car entre tout le mal, peine, douleur, encombre,
Souspirs, regrets, soucis, que j'ay souffert sans nombre,
J'estime le plus grief ce bien petit de temps
Que de toy, ô Antoine, esloigner je me sens.

Le Chœur.
Voila pleurant elle entre en ce clos des tombeaux.
Rien ne voyent de tel les tournoyans flambeaux.

Eras.
Est-il si ferme esprit, qui presque ne s'envole
Au piteux escouter de si triste parole?

Charmium.
O cendre bien heureuse estant hors de la terre!
L'homme n'est point heureux tant qu'un cercueil l'enserre.

Le Chœur.
Auroit donc bien quelqu'un de vivre telle envie,
Qui ne voulust ici mespriser ceste vie?

Cleopatre.
Allons donc cheres sœurs, & prenons doucement
De nos tristes malheurs l'heureux allegement.

Le Chœur.
Strophe.
Plus grande est la peine
      Que l'outrageux sort
      Aux amis ameine,
      Que de l'ami mort
      N'est la joye grande,
      Alors qu'en la bande
      Des esprits heurez,
      Esprits asseurez
      Contre toute dextre,
      Quitte se voit estre
      Des maux endurez.

Antistrophe.
Chacune Charite
      Au tour de Cypris,
      Quant la dent dépite
      Du sanglier épris
      Occit en la chasse
      De Myrrhe la race,
      Ne pleuroit si fort,
      Qu'on a fait la mort
      D'Antoine, que l'ire
      Transmit au navire
      De l'oublieux port.

Epode.
Les cris, les plains
        Des Phrygiennes
        Estans aux mains
        Myceniennes,
        N'estoyent pas tels,
        Que les mortels
        Que pour Antoine
        Fait nostre Roine.

Strophe.
Mais ore j'ay crainte,
      Qu'il faudra pleurer
      Nostre Roine esteinte,
      Qui ne peut durer
      Au mal de ce monde,
      Mal qui se seconde,
      Tousjours enfantant
      Nouveau mal sortant:
      On la voit delivre
      Du desir de vivre,
      Mille morts portant

Antistrophe.
Tantost gaye & verte
        La forest estoit,
        La terre couverte
        Sa Cerés portoit:
        Flore avoit la pree
        De fleurs diapree,
        Quand pour tout ceci
        Tout soudain voici
        Cela qui les pille,
        L'hyver, la faucille,
        Et la faulx aussi.

Epode.
Ja la douleur
      Rompt la liesse,
      La joye & l'heur
      A ma Princesse,
      Reste le teint
      Qui n'est esteint:
      Mais la mort blesme
      L'ostera mesme.

Strophe.
Elle vient de faire
      L'honneur au cercueil:
      O! quelle a peu plaire
      Et deplaire à l'œil:
      Plaire quand les roses
      Ont esté decloses,
      Avec le Cyprés,
      Mille fois aprés
      Baisotant la lame,
      Qui semble à son ame
      Faire les aprests.

Antistrophe.
Versant la rosee
      Du fond de son cœur,
      Par les yeux puisee,
      Et puis la liqueur
      Que requiert la cendre:
      Et faisant entendre
      Quelques mots lachez,
      Bassement machez,
      Pour fin de la feste
      Meslant de sa teste
      Les poils arrachez.

Epode.
Elle a despleu,
      Pource qu'il semble
      Qu'elle n'a peu
      Que vivre ensemble:
      Et que soudain
      De nostre main
      Luy faudra faire
      Un mesme affaire.

ACTE V.

PROCULEE, LE CHŒUR.

Proculee.
O juste Ciel, si ce grief malefice
Ne t'accusoit justement d'injustice,
Par quel destin de tes Dieux conjuré,
Ou par quel cours des astres mesuré,
A le malheur pillé telle victoire,
Qu'en la voyant on ne la pourroit croire?
O vous les Dieux des bas enfers & sombres,
Qui retirez fatalement les ombres
Hors de nos corps, quelle palle Megere
Estoit commise en si rare misere?
O fiere Terre à toute heure souillee
Des corps des tiens, & en leur sang touillee,
As tu jamais soustenu sous les flancs
Quelque fureur de courages plus grands?
Non, quand tes fils Jupiter eschellerent,
Et contre luy serpentins se meslerent.
Car eux pour estre exemps du droit des cieux,
Voulurent mesme embuscher les grands Dieux,
Desquels en fin fierement assaillis,
Furent aux creus de leurs monts recueillis.
Mais ces trois ci, dont le caché courage
N'eust point esté mescreu de telle rage,
Qui n'estoient point geantes serpentines,
En redoublant leurs rages feminines,
Pour au vouloir de Cesar n'obeir,
Leur propre vie ont bien voulu trahir.
O Jupiter! ô Dieux! quelles rigueurs
Permets tu donc à ces superbes cœurs?
Quelles horreurs as tu fait ores naistre,
Qui des nepveux pourront aux bouches estre,
Tant que le tour de la machine tienne
Par contrepois balancé se maintienne?
Dictes moy donc vous brandons flamboyans,
Brandons du Ciel toutes choses voyans,
Avez-vous peu dans ce val tant instable
Découvrir rien de plus espouventable?
Accusez-vous maintenant, ô Destins,
Accusez-vous, ô flambeaux argentins:
Et toy, Egypte, à l'enui matinee,
Maudi cent fois l'injuste destinee:
Et toy Cesar, & vous autres Romains
Contristez vous, la Parque de vos mains
A Cleopatre à ceste heure arrachee,
Et maugré vous vostre attente empeschee.

Le Chœur.
O dure, helas! & trop dure avanture,
Mille fois dure & mille fois trop dure.

Proculee.
Ha je ne puis à ce crime penser,
Si je ne veux en pensant m'offenser:
Et si mon cœur à ce malheur ne pense,
En le fermant je luy fais plus d'offense.
      Escoutez donc, Citoyens, escoutez,
Et m'escoutant vostre mal lamentez.
J'estois venu pour le mal supporter
De Cleopatre, & la reconforter,
Quand j'ay trouvé ces gardes qui frappoyent
Contre sa chambre, & sa porte rompoyent:
Et qu'en entrant en ceste chambre close,
J'ay veu (ô rare & miserable chose!)
Ma Cleopatre en son royal habit
Et sa couronne, au long d'un riche lict
Peint & doré, blesme & morte couchee,
Sans qu'elle fust d'aucun glaive touchee,
Avecq' Eras sa femme, à ses pieds morte,
Et Charmium vive, qu'en telle sorte
J'ay lors blasmee: A a Charmium, est-ce
Noblement faict? Ouy ouy c'est de noblesse
De tant de Rois Egyptiens venue
Un tesmoignage. Et lors peu soustenue
En chancelant, & s'accrochant en vain,
Tombe à l'envers, restant un tronc humain.
Voila des trois la fin espouventable,
Voila des trois le destin lamentable:
L'amour ne veut separer les deux corps,
Qu'il avoit joints par longs & longs accords:
Le Ciel ne veut permettre toute chose,
Que bien souvent le courageux propose.
Cesar verra pendant ce qu'il attent,
Que nul ne peut au monde estre contant:
L'Egypte aura renfort de sa destresse,
Perdant apres son bon heur, sa maistresse:
Mesmement moy qui suis son ennemi,
En y pensant, je me pasme à demi,
Ma voix s'infirme, & mon penser defaut:
O! qu'incertain est l'ordre de là haut!

Le Chœur.
Peut on encores entendre
      De toy, troupe, quelque voix?
      Peux tu ceste seule fois
      De ton dueil la plainte rendre,
Veu que helas! tant douloureuse,
      De ton support le plus fort
      Tu ne remets qu'en la mort,
      Mort helas! à nous heureuse?
Mais prens prens donc ceste envie
      Sur le plus blanc des oiseaux,
      Qui sonne au bord de ses eaux
      La retraite de sa vie.
Et en te débordant mesme,
      Despite moy tous les cieux,
      Despite moy tous leurs Dieux,
      Autheurs de ton mal extreme.
Non non, ta douleur amere,
      Quand j'y pense, on ne peut voir
      Si grande, que quelque espoir
      Ne te reste en ta misere.
Ta Cleopatre ainsi morte
      Au monde ne perira:
      Le temps la garantira,
      Qui desja sa gloire porte,
Depuis la vermeille entree
      Que fait ici le Soleil,
      Jusqu'aux lieux de son sommeil
      Opposez à ma contree,
Pour avoir plustost qu'en Romme
      Se souffrir porter ainsi,
      Aimé mieux s'occire ici,
      Ayant un cœur plus que d'homme.

Proculee.
Mais que diray-je à Cesar? ô l'horreur,
Qui sortira de l'estrange fureur!
Que dira-il de mourir sans blessure
En telle sorte? Est-ce point par morsure
De quelque Aspic? Auroit-ce point esté
Quelque venin secrettement porté?
Mais tant y a qu'il faut que l'esperance
Que nous avions, cede à ceste constance.

Le Chœur.
Mais tant y a qu'il nous faudra renger
Dessous les loix d'un vainqueur estranger,
Et desormais en nostre ville apprendre
De n'oser plus contre Cesar méprendre.
Souvent nos maux font nos morts desirables,
Vous le voyez en ces trois miserables.

FIN DE LA TRAGÉDIE DE CLEOPATRE.

   [Le texte se fonde sur l'édition de Charles Marty-Laveaux (Paris: Lemerre, 1868), t. I: 93-115, qui utilise les premières éditions imprimées, de 1574 et 1583, où la seconde corrige la première. Texte transcrit par G. Mallary Masters (UNC, Chapel Hill); corrections faites par G. Mallary Masters, Adam Gori, et Michel Porterat.].