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A T H E N A


John Locke

Discours sur les Miracles

Chrisian Muller, John Locke, la religion raisonnable: le "Discours sur les miracles."

John Locke, Discours sur les Miracles.

John LOCKE

(1632-1704)

Discours sur les Miracles

(in Oeuvres diverses, édité par Fritsch & Böhm, Rotterdam, 1710)

 Etablissement du texte et numérisation rtf: Christian MULLER

 

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John Locke, la religion raisonnable:
le "Discours sur les miracles."

Christian Muller
(1998)

     Epistémologue, philosophe politique et théologien, John Locke (1632-1704) exerça une énorme influence sur le siècle des Lumières. Son oeuvre principale, Essai philosophique concernant l'entendement humain (1690), développe une théorie empiriste de la connaissance basée sur la sensation et la réflexion au moyen de la raison, mais excluant la possibilité de connaître l'essence (divine) des choses. Cet ouvrage est rapidement et constamment réédité en anglais mais également en langue étrangère (allemand, français) (Note 1).
     Bref texte posthume, le "Discours sur les miracles" a été écrit dans les dernières années de la vie de Locke. Réflexion basée sur l'Essai d'un certain Mr Fleetwood (Note 2), et peut-être réponse restée lettre morte à un débat dont nous ignorons pour l'instant les circonstances (Note 3), ce discours discute de la question religieuse fondamentale qu'est le miracle. Une question qui commence à se poser avec acuité dans la seconde moitié du XVIIe siècle.
     En effet, les progrès de la "Raison", et l'épistémologie qui en découle, changent la perception et les théories sur la "nature". Notamment à cause de l'avancée des sciences expérimentales, à une nature perçue comme un miracle perpétuel se substitue une nature régie par des lois physiques et mathématiques organisant le monde et établies au moment de la création divine. Ainsi, le miracle n'appartient plus au naturel mais devient un "effet extraordinaire et merveilleux qui est au-dessus des forces de la nature" (Note 4). Toujours "ouvrage de la toute puissance de Dieu" (Note 5), il devient une action ponctuelle et non plus une explication magique de la conservation même de la nature.
     La problématique du miracle, sa probabilité ou son impossibilité, s'inscrit parfaitement dans le combat que mènent les élites éclairées, au nom et avec la Raison, contre les "préjugés" - les idées fausses sur les choses - à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle. Dès lors, le miracle entre dans le champ de la réflexion essentielle tentant de distinguer le vrai et le faux, alors que seulement quelques décennies auparavant il n'aurait pas été licite de poser une telle question. D'ailleurs, Spinoza (1632-1677) avait ouvert violemment le débat en déniant toute probabilité au miracle dans une nature ordrée de manière immuable. En effet, celui-ci ne serait que la preuve de l'impossibilité de l'ordre et donc la négation du monde. Au XVIIIe siècle, les déistes (Voltaire, 1694-1778) ou les matérialistes (Helvétius, 1715-1771; D'Holbach, 1723-1789) s'en prennent très durement au miracle en le raillant et en le niant au nom de l'ordre et des lois de la nature.
     Si la lutte des philosophes et de tous les "éclairés" contre les préjugés s'attaque principalement aux croyances irrationnelles (magiques), qualifiées de superstitions, les miracles posent un problème religieux incontournable à partir du moment où on discute leur possibilité. En effet, la révélation biblique, ancien et nouveau testaments confondus, s'appuie très fortement sur les miracles pour fonder sa vérité. En douter revient à mettre en cause les Ecritures. Ainsi, concilier raison, miracles et textes sacrés devient le problème que tente de résoudre Locke dans ce texte, "Discours sur les miracles".
     Protestant anglican, Locke défend une religion raisonnable dirigée contre le dogmatisme intolérant (Puritains), le scepticisme destructeur et le mysticisme outrancier ("enthousiasme"). Cette religion révélée par les Ecritures constitue la loi divine, elle-même fondement de la morale civile. La loi divine n'est en aucun cas arbitraire mais sacrée et utile à l'homme, en tant qu'individu et être social. Elle peut être connue par la raison et permet de comprendre la loi de la nature. Ainsi, la morale civile fondée religieusement pose des règles de vie en commun (sociales) qui accorde loi de nature et nature de l'homme.
     Or si le lecteur retrouve des traits essentiels de la pensée de Locke (empirisme, preuves, raison, etc.) dans ce "Discours sur les miracles", par ailleurs méconnu, qu'il ne s'attende pas trouver une position droite, ferme et tranchée de la part de l'auteur. Dans son propos, il se montre extrêmement prudent bien qu'il essaye d'arriver à quelques certitudes quant au phénomène du miracle. En bon protestant, il évacue le problème des miracles de la tradition chrétienne pour ne focaliser son discours que sur ceux relatés dans les Ecritures.
     Locke sépare les vrais miracles des faux en les discriminant par la possibilité ou non de les expliquer par la nature. Le miracle est caractérisé par la volonté de Dieu et il est prouvé par sa force située hors de la nature. Locke expose une théorie des "marques" (preuves) tangibles de la "puissance supérieure" qui accomplit le miracle afin d'établir son authenticité divine. Mais en même temps, il nie l'intervention miraculeuse de Dieu pour des raisons secondaires ou de peu d'importance. Cet "utilitarisme" du miracle lui permet de reconnaître ceux de la Bible comme vrais par leur utilité et leur nécessité pour imposer la "Révélation" aux hommes. Mais cela lui donne également la possibilité de relativiser, voire de douter fortement, de la probabilité d'actes miraculeux à son époque. En fin de compte utiles pour imposer la doctrine d'un dieu unique, les miracles ne sont plus nécessaires puisque l'homme doué de raison (donnée par Dieu) peut comprendre la loi de nature. Ainsi malgré une mise en garde sur leur caractère à la fois exceptionnel et utile, la question des miracles relève de l'inintelligibilité humaine et donc nous échappe.
     Pour conclure, il est nécessaire de préciser que cette courte présentation ne prétend pas épuiser les ressources du texte de Locke. Discours ambigu, qui aborde le problème du miracle de manière analytique et en acceptant sa probabilité avec beaucoup de prudence, il ouvre un espace d'un questionnement philosophique et religieux central de la modernité des Lumières.

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Discours sur les Miracles

de John Locke

in Oeuvres diverses, édité par Fritsch & Böhm, Rotterdam, 1710.

     Si l'on raisonnait à perte de vue sur les Miracles sans définir ce que le terme de Miracle signifie, on pourrait faire un bel étalage d'Erudition; mais au bout du compte on parlerait en l'air.
     Il me semble donc qu'un Miracle est une Opération sensible, que le Spectateur regarde comme Divine, parce qu'elle est au-dessus de sa portée contraire même, à ce qu'il croit, aux Lois établies de la Nature.
     Celui qui se trouve présent à l'Action, est le Spectateur; et celui qui la croit sur son rapport, se met à sa place.
     On peut objecter deux choses contre cette Définition:
     1. Qu'on ne saurait découvrir par là ce que c'est qu'un Miracle; car puisqu'il dépend de L'Opinion du Spectateur, ce qui est un Miracle pour l'un, ne le sera pas pour l'autre.
     Il suffit de répondre que cette Objection n'est d'aucune force, à moins qu'on ne puisse donner une autre Définition d'un Miracle qui ne soit point exposée à la même alternative, ce qui me paraît bien difficile; car puisqu'on tombe d'accord qu'un Miracle surpasse les forces de la Nature et qu'il est au-dessus des Lois établies entre les Causes et les Effets, on ne peut rien prendre pour un Miracle que ce qu'on juge être au-dessus de ces mêmes Lois. Or est-il qu'on ne saurait juger de ces Lois qu'à proportion de la connaissance qu'on en a, et que cette connaissance diffère dans tous les Hommes; donc ce qui est un Miracle pour les uns, ne l'est pas toujours à l'égard des autres.
     2. La seconde Objection qui s'offre à l'esprit, est que cette Idée d'un Miracle peut embrasser quelques fois ces Opérations, qui n'ont rien de surnaturel ni d'extraordinaire, et rendre nul par conséquent l'usage des Miracles employés pour confirmer la Révélation Divine.
     Je réponds que cela ne s'ensuit point du tout, si l'on considère de près le Témoignage que la Révélation Divine reçoit des Miracles.
     Pour savoir qu'une Révélation vient de Dieu, il faut être assuré que le Ministre qui nous l'annonce, est envoyé de sa part, et qu'il produit de bonnes Lettres de Créance pour certifier le Caractère dont il est revêtu. Voyons sur ce pied-là, si les Miracles, dans le sens que je donne à ce Mot, ne sont pas des Lettres de Créance capables de nous bien conduire dans la recherche de la Révélation Divine.
     Il faut observer d'abord que cette révélation n'est certifiée par aucun Miracle, que par ceux qui sont faits pour rendre témoignage à la Mission de celui qui l'annonce de la part de Dieu. Pour tous les autres Miracles qui se font dans le Monde, quelques grands et nombreux qu'ils soient, la Révélation n'y est point intéressée. D'ailleurs, les Cas où les Miracles ont été, ou peuvent être nécessaires pour confirmer la Révélation, sont plus rares qu'on ne s'imagine. Les Païens, au milieu d'un nombre infini de Divinités, de Fables et de Cultes qu'ils reconnaissaient, n'avaient besoin d'aucun Témoignage du Ciel pour confirmer les unes au préjudice des autres. Ils étaient libres dans leur Culte; et puisque aucune de leurs Divinités n'aspirait au titre de seul vrai Dieu, il y en avait point qu'on dut supposer faire des Miracles pour établir son Culte, ou pour ruiner celui des autres, et moins encore pour confirmer des Articles de foi qu'elles n'imposaient pas. Aussi les Auteurs Grecs ou Latins ne parlent-ils, que je sache, d'aucun Miracle fait pour attester la Mission et la Doctrine de Personne. C'est à cause de cela même que Saint Paul (Note 6) dit que les Juifs, à la vérité, demandaient des Miracles, mais que les Grecs recherchaient toute autre chose; ils ne voyaient pas de quel usage pouvaient être les Miracles pour leur faire embrasser une Religion. J'avoue que c'est une marque étonnante de l'aveuglement prodigieux, où le Dieu de ce Siècle avait plongé les Hommes, puisqu'ils s'attachaient à une Religion, qui n'était fondée ni sur les lumières de la Nature, ni sur aucune Révélation Divine. Ils ne se mettaient pas même fort en peine d'en découvrir la source, ni les Auteurs, ni de l'appuyer par des Miracles, qu'ils n'ont jamais produit dans cette vue, quoi qu'ils aient prétendu quelquefois d'avoir des Révélations célestes.
     Si nous voulons juger des choses par ce qui s'est fait, nous devons conclure que les Miracles, qui servent de Lettres de créance à un Envoyé qui annonce une Religion Divine, sont inutiles à moins qu'on ne suppose qu'il y a un seul vrai Dieu. Je me flatte même de prouver dans la suite que la nature des choses le demande, et que cela ne peut être autrement. L'Histoire ne nous parle d'une manière distincte que de trois Personnes, de Moïse, de Jésus-Christ et de Mahomet, qui ont prétendu avoir commission de la part du seul vrai Dieu pour instruire les Hommes de sa Volonté. Ce que les Persans disent de leur Zoroastre, ou les Indiens de leur Brama (pour ne rien alléguer de tous les Contes frivoles qu'on trouve dans les Religions des Pays plus Orientaux) est si obscur et si fabuleux, qu'on ne saurait y avoir aucun égard. Pour revenir donc aux trois premiers Législateurs. Mahomet n'a produit aucun Miracle pour justifier sa Mission, et il n'y a que les Révélations de Moïse et de Jésus-Christ qui soient attestées par des Miracles. Ces deux Révélations se confirment aussi l'une et l'autre; de sorte que la Question sur les Miracles, à la poser juste, n'a rien du tout de difficile; et je ne crois pas que l'Esprit le plus scrupuleux ou le plus engagé dans le Pyrrhonisme (Note 7) puisse à l'occasion des Miracles former aucun doute contre la Révélation Evangélique.
     Mais puisque les Savants et les Spéculatifs aiment à supposer des Cas qui n'ont jamais été, et qui ne seront peut-être jamais; puisque les Ergoteurs et les Gens de Lettres se plaisent à faire des difficultés là où il n'y a point, et entrer en dispute sans la moindre nécessité; qu'il me soit permis de dire, que celui qui prétend révéler quelque chose aux Hommes de la part de Dieu, mérite leur créance, s'il confirme sa mission par un Miracle. En effet, tous ceux qui raisonnent juste, doivent conclure après Nicodème, et l'imiter lorsqu'il dit, Nous savons que tu es un Docteur venu de la part de Dieu; car personne ne peut faire les miracles que tu fais, si Dieu n'est avec lui (Note 8).
     Par exemple, Jésus de Nazareth prétend être envoyé de Dieu: il calme une grosse tempête d'un seul mot; l'un regarde cette action comme un Miracle, et ne peut s'empêcher par conséquent de recevoir sa Doctrine: l'autre juge que ce pourrait être un effet du Hasard, ou de la Connaissance de la Nature, et il reste incrédule; mais il voit dans la suite que le même Jésus marche sur les eaux, il avoue que c'est un Miracle et il embrasse l'Evangile: tout ceci n'a pas la moindre force sur un troisième, qui soupçonne qu'un Esprit pourrait s'en être mêlé; mais il voit bientôt après que notre sauveur guérit d'un seul mot une Paralysie invétérée, il reconnaît le Miracle et il se convertit: un quatrième, qui ne s'en est point aperçu dans cette occasion, le trouve ensuite lorsqu'il donne la vue à un Aveugle né, ou qu'il ressuscite les Morts, ou qu'il sort lui-même du tombeau, et il admet sa Doctrine comme une Révélation qui vient de Dieu. Il paraît de là, qu'aussitôt qu'on avoue le Miracle, il n'y a plus moyen de rejeter la Doctrine.
     On me demandera peut-être quel motif doit nous suffire pour nous engager à prendre une Opération extraordinaire pour un Miracle, c'est-à-dire pour une Action que Dieu fait certifier une Révélation qui vient de sa part.
     Je réponds que ce qui porte les marques d'un Pouvoir supérieur à tout autre qui s'y oppose, doit nous déterminer là-dessus.
     En effet, ceci éloigne la principale Difficulté, et ne laisse pas le moindre doute, lorsqu'il y a des opérations extraordinaires pour établir deux Missions opposées; il me semble même que deux Personnes d'un peu trop de loisir ont fait plus de bruit à cet égard que la chose n'en mérite. Car puisque le Pouvoir de Dieu surpasse tous les autres, et qu'on n'y saurait faire aucune opposition qu'il ne soit capable de vaincre; puisque son Honneur et sa Bonté ne peuvent jamais souffrir qu'un de ses Ministres soit revêtu de moins de Pouvoir en faveur de la Vérité, qu'un Imposteur n'en fait paraître pour appuyer le Mensonge; partout où il y a une opposition, et ou deux Personnes, qui prétendent être envoyées du Ciel, se contrecarrent, les Miracles qui portent avec eux des marques évidentes d'un Pouvoir supérieur, seront toujours une preuve certaine que la Vérité et la Mission Divine se trouvent de ce côté-là. D'ailleurs, quoi qu'on ne puisse pas découvrir de quelle manière les faux Miracles se produisent, et que cela soit au-dessus de la capacité du Spectateur ignorant, ou même du plus habile, qui est aussi contraint d'avouer que selon ses Idées, ils surpassent les forces de la Nature; cependant il ne peut que reconnaître que ce ne sont pas des Seaux que Dieu appose à sa Vérité, puisqu'ils sont combattus par d'autres Miracles qui portent des marques évidentes d'un Pouvoir supérieur, et qui mettent ainsi l'autorité du Ministre à l'abri de toute Equivoque. Il est impossible que Dieu permette qu'un Mensonge, qui combat une Vérité qui vient de sa part, soit muni d'un plus grand Pouvoir que n'est celui qu'il déploie par la confirmation d'une Doctrine qu'il a révélée, afin qu'on l'embrasse. Les Serpents, le Sang et les Grenouilles que les Magiciens d'Egypte et Moïse produisirent, ne pouvaient que paraître également miraculeux à tous les Spectateurs; de quel côté donc se trouvait la Mission divine? Il est certain qu'on n'aurait pu le déterminer, si la chose en fut demeurée là; mais lorsque le Serpent de Moïse eut englouti celui des autres, lorsqu'il eut fait venir des Poux, et que les Magiciens ne purent l'imiter, la décision était facile. On vit alors que Jannes et Jambres étaient munis d'un Pouvoir inférieur, et que leurs Opérations, quelque extraordinaires et surprenantes qu'elles fussent, ne pouvaient donner aucune attente à l'autorité de Moïse, qui n'en devint que plus ferme et plus incontestable par cette opposition.
     C'est ainsi que la grandeur et le nombre des Miracles opérés pour confirmer la Doctrine de Jésus-Christ, portent des marques si authentiques d'un Pouvoir extraordinaire et Divin, que la vérité de sa Mission sera inébranlable, jusqu'à ce qu'il s'élève un autre Docteur, qui fasse de plus grands Miracles que ceux de Jésus-Christ et de ses Apôtres. Il n'en faudrait pas moins pour faire changer d'opinion aux Hommes du commun et aux Génies les plus sublimes. C'est une de ces Vérités et de ces Expériences palpables dont tous les Hommes peuvent être les Juges; et où l'on a besoin ni de Savoir, ni d'une profonde Méditation pour en venir à une certitude. Le Créateur de l'Univers a pris tant de soin pour empêcher qu'une fausse Révélation n'en contrebalançât une Divine, qu'on a qu'à ouvrir les yeux pour les distinguer, et voir à coup sûr celle qui vient de sa part. Les caractères de son Pouvoir suprême ne l'abandonnent jamais; c'est pour cela qu'on trouve encore aujourd'hui, que partout où l'Evangile pénètre, il renverse les Forteresses du Diable, et détruit son Empire avec tous ces faux Prodiges; ce qui est un Miracle continuel, qui témoigne à haute voix sa supériorité.
     Les Hommes qui ont le plus de pénétration, ne sauraient découvrir, jusqu'où peut s'étendre le Pouvoir des Agents naturels ou des Etres créés; mais il saute aux yeux de tout le Monde qu'il ne saurait égaler la Toute-puissance de Dieu; de sorte que le Pouvoir supérieur est un Indice infaillible pour s'assurer de la Révélation Divine, attestée par des Miracles, produits pour servir de Lettres de créance à un Ambassadeur envoyé de la part de Dieu.
Pour avoir de ceci une Idée plus exacte, il faut observer,
     1. Qu'on ne peut regarder une mission comme Divine si la Personne, qui en est revêtue, annonce quelque chose qui déroge à l'Honneur et à l'unité du vrai Dieu, ou qui combatte la Religion naturelle et les Principes de la Morale: parce que Dieu a découvert ces grandes Vérités aux Hommes par les lumières de la Raison, et qu'il est impossible qu'il leur enseigne le contraire par la Révélation; puisqu'en ce cas il détruirait l'usage et l'évidence de la première, sans laquelle on ne saurait distinguer la Révélation Divine des Impostures du Diable.
     2. Il faut remarquer en deuxième lieu, qu'on ne doit pas attendre que Dieu envoie quelqu'un exprès dans ce Monde, pour nous instruire de choses indifférentes, et de peu de conséquence, ou qui se peuvent découvrir par l'usage de nos Facultés naturelles. Ceci ne servirait qu'à ravaler Sa Majesté infinie en faveur de notre Paresse, et au préjudice de notre Raison.
     3. Cela posé, le seul Cas où l'on peut accorder une Mission céleste avec la haute Idée et la Vénération profonde que nous devons avoir pour la Divinité, ne saurait être que la Révélation de quelques Vérités surnaturelles qui se rapportent à la gloire de Dieu, et au grand intérêt du Genre Humain. Les Opérations extraordinaires qui servent à rendre témoignage à une Révélation de cette nature, doivent être regardées avec justice comme des Miracles, qui portent les marques d'un Pouvoir supérieur, aussi longtemps qu'il ne paraît aucune Révélation différente de marques d'un plus grand Pouvoir. En effet, il n'y a nulle apparence que Dieu voulût abandonner sa prérogative, jusqu'à souffrir qu'une de ses Créatures unît les Sceaux de son Autorité Divine à une Mission qui ne viendrait pas de sa part: outre que ces Evénements surnaturels sont l'unique moyen qui reste à Dieu, selon nos Idées, pour assurer les Hommes, en qualité de Créatures raisonnables, de ce qu'il trouve à propos de leur révéler, et qu'il ne peut jamais consentir qu'on le lui arrache, pour servir aux vues particulières d'un Etre inférieur qui le contrecarre. Son pouvoir suprême et sans égal le met toujours en état de maintenir les Vérités qu'il révèle, et de triompher de tous ceux qui s'y opposent. De sorte que les marques d'un Pouvoir supérieur ont toujours été et seront toujours un Guide infaillible, pour conduire les Hommes dans l'examen des Religions, et leur montrer celle qu'ils doivent embrasser comme Divine; quoi qu'ils ne puissent point déterminer au juste ce qui est, ou qui n'est pas au-dessus des forces d'un Etre créé; ou ce qui requiert le bras immédiat de l'Eternel. Aussi voyons-nous que notre Sauveur juge par là de l'Incrédulité des Juifs, lorsqu'il dit, Si je n'avais pas fait parmi eux des oeuvres, que nul autre n'a faites, ils n'auraient point de pêché; mais ils les ont vues, et malgré tout cela ils ont eu de la haine et pour moi et pour mon Père (Note 9) c'est-à-dire qu'ils ne pouvaient qu'observer la puissance et la main de Dieu dans tous les Miracles qu'il faisait, et qu'aucun autre Homme n'avait jamais égalé. Lorsque Dieu envoya Moïse aux Israélites, pour leur annoncer qu'il voulait accomplir sa promesse, et les retirer de l'esclavage d'Egypte, et qu'il le munit de Signes et de Lettres de créance pour justifier sa Mission; ce que Dieu lui-même dit à l'égard de ces Signes, est fort remarquable: S'il arrive, dit-il, qu'ils ne te croient point, et n'obéissent point à la voix du premier signe, (qui était de changer sa Verge en Serpent) ils croiront à la voix du dernier signe (Note 10) (qui était de rendre sa main lépreuse en la mettant dans son sein) Dieu ajoute d'abord, Mais s'il arrive qu'ils ne croient point à ces deux signes, et qu'ils n'obéissent point à ta parole, tu prendras de l'eau du fleuve, et la répandras sur la terre: et l'eau que tu auras prise du fleuve, deviendra du sang sur la terre (Note 11). Je ne crois pas qu'aucun Homme, et beaucoup moins un pauvre Faiseur de brique, pût déterminer si ces Miracles étaient, ou n'étaient pas au-dessus des forces de tous les Etres créés; aussi la réception de Moïse en qualité d'Envoyé de Dieu n'était annexée ni à l'un ni à l'autre de ces deux Signes, mais le succès de leur témoignage dépendait de leur nombre; puisque deux Miracles marquent plus de pouvoir qu'un seul, et trois plus que deux. L'Etre infini reconnaissait par-là qu'il était naturel, que les marques d'un Pouvoir supérieur fissent plus d'impression sur l'Esprit des Hommes et attirassent plutôt leur créance. Les Juifs eux-mêmes jugeaient sur ce pied-là des Miracles de notre Sauveur, comme un des Evangélistes le rapporte: Plusieurs personnes de la multitude crurent en lui, et disaient: Quand le, Christ, sera venu, fera-t-il plus de miracles, que celui-ci n'en a fait? (Note 12) Peut-être que cette Idée, que je donne des Miracles, est la plus facile et la plus sûre, pour conserver à leur témoignage toute la force qu'ils doivent avoir à l'égard de toute sorte de génies. Car, puisque les Miracles sont le fondement sur lequel toute Mission divine est toujours établie, et par conséquent la base sur laquelle ceux qui croient à quelque Révélation céleste, doivent appuyer leur Foi, ils ne peuvent être d'aucun usage pour les simples et les Ignorants, qui font la plus grande partie du genre Humain, si l'on veut soutenir qu'ils ne font autre chose que des Opérations divines qui surpassent les forces de tous les Etres créés, ou du moins sont contraires aux Lois fixes de la Nature. Mais à l'égard de cette dernière Clause, il n'y a que les Philosophes tout seuls qui prétendent connaître ces Lois et les déterminer. D'ailleurs, s'il n'y a que Dieu qui opère ces Merveilles étonnantes, je doute qu'il y ait aucun Homme, habile ou ignorant, qui puisse dire d'aucun Cas particulier qui lui tombe sous les sens que c'est à coup sûr un Miracle. Avant qu'il puisse venir là, il faut qu'il sache qu'il n'y a point d'Etre créé qui ait le pouvoir de la faire. Nous savons que les bons et les mauvais anges ont des talents fort au-dessus des nôtres, et qui surpassent la faible portée de nos Esprits. Mais de vouloir définir jusqu'où leur Pouvoir peut s'étendre, c'est une entreprise trop hardie pour un Homme qui vit dans les ténèbres, qui prononce au hasard, et qui met des bornes à des choses qui sont à une distance infinie de sa Conception.
     De sorte que les Définitions qu'on donne ordinairement d'un Miracle, quelques spécieuses qu'elles soient dans le Discours et la Théorie, se trouvent fautives et ne servent de rien lorsqu'on les applique à des Cas particuliers.


     Ces pensées me sont venues dans l'esprit en lisant l'Essai de Mr Fleetwood sur les Miracles, et de la Lettre qu'on lui avait écrite sur le même sujet. Le premier dit qu'un Miracle est une Opération extraordinaire que Dieu seul peut exécuter: et l'auteur de la Lettre parle des Miracles sans en donner la moindre Définition.

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NOTES

     Note 1. Un des principaux éditeurs de Locke en français est Pierre Coste qui mena un travail au plus près des textes originaux en entretenant une correspondance directe avec le philosophe afin de discuter des problèmes de traduction. Cf. Gabriel Bonno, "Locke et son traducteur français Pierre Coste. Avec huit lettres inédites de Coste à Locke." in La Revue de littérature comparée, avril-juin 1959, pp. 161-179. Cependant, la version que nous donnons ici du "Discours sur les miracles" n'est pas de P. Coste mais celle éditée par Fritsch & Böhm à Rotterdam (?) dès 1710.

      Note 2. Il s'agit très probablement de Guillaume Fleetwood (1656-1723) qui après des études à Cambridge entra dans les ordres. Ayant acquis la réputation d'être meilleur prédicateur d'Angleterre, il devint le chapelain du roi Guillaume III et de la reine Marie. Finalement évêque, il consacra l'essentiel de sa carrière à la morale (sermons et écrits) et aux antiquités, tout en jouant un rôle public et politique non négligeable.

      Note 3. John W. Yolton dans l'article "miracles", in A Locke Dictionary, Oxford, 1993, pp. 138-140, situe l'écriture du "Discours sur les miracles" de John Locke suite à An Essay on Miracles de Guillaume Fleetwood (1701) et de la Letter to Mr Fleetwood de Benjamin Hoadly's (1702).

      Note 4. Antoine Furetière, "miracle" in Dictionnaire universel (1690), tome II, Paris, 1978.

      Note 5. Ibid.

      Note 6. I Cor. I:22

      Note 7. De Pyrrhon (~365-275). Philosophe grec considéré comme le fondateur du scepticisme (ou pyrrhonisme); il nie la possibilité pour l'homme d'atteindre la vérité et préconise le doute. Son argumentation se base sur les illusions des sens et les contradictions entre les jugements sur une question identique. D'où l'impossibilité de prouver la vérité d'une proposition de façon certaine car il serait d'abord nécessaire de prouver la vérité de ses prémisses, puis de chacune de ces prémisses, etc. (une régression à l'infini).

      Note 8. Jean 3:2

      Note 9. Jean XV: 24

      Note 10. Exode IV.8.

      Note 11. Vers. 9

      Note 12. Jean VII.31.