Athena s'apprêtant à écrire
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A T H E N A


Edmond NOGUÈRES
ARMÉNIE

[Avant-Propos]

Arménie
Dédicace
Carte sommaire de l'Arménie
Préface

Géographie
CHAPITRE I. - L'Ararat
CHAPITRE II. - Le Vilayet

Histoire
CHAPITRE I. - Des origines de la nation arménienne
CHAPITRE II. - Des entraves constantes apportées au développement historique d'un peuple
CHAPITRE III. - L'Arménie sous la domination turque

Religion - Moeurs - Littérature
CHAPITRE I. - Alcoran et Chrétienté
CHAPITRE II. - Un parallèle
CHAPITRE III. - D'une littérature qui aurait eu de l'éclat

Situation actuelle
CHAPITRE II. - Le Grand Assassin
CHAPITRE II. - Des véritables causes des massacres
CHAPITRE III. - Les massacres
CHAPITRE IV. - Rôle des puissances européennes

Conclusion
Vie ou mort

Table des matières

 

CONCLUSION

Vie ou Mort.

       Au seuil du XXe siècle, couronnement de cette splendide renaissance scientifique et morale qui en quelques années a fait table rase des errements et des vilenies d'antan, une affreuse souillure salit l'histoire des nations civilisées. Il y a eu comme un défi jeté à la face des hommes, dignes de ce nom, par d'autres spécimens de la race, derniers vestiges de l'antique barbarie!
       Quelles que soient les différences qui séparent les diverses religions, une maxime commune est inscrite dans leur morale: Tu ne tueras point ton prochain! Et la justice humaine exige qu'une réparation immédiate suive le crime, et punisse ceux qui ont violé cette universelle loi.
       Le droit à la vie, au travail, est imprescriptible chez tous les peuples: blanc, noir ou jaune, l'homme a les mêmes devoirs, comme aussi les mêmes droits, et vouloir l'empêcher de se développer conformément aux principes immuables de l'humanité éclairée, est un crime.
       Ce crime a été commis, — est commis à l'heure actuelle, — il mérite une sanction. Quelle doit-elle être?
       C'est à la sagesse des nations de le décider, mais la solution est urgente. Un attentat aussi monstrueux contre l'existence de tout un peuple, ne saurait être trop châtié; la peine ne sera jamais proportionnée à la faute; mais ce qu'il importe surtout c'est de mettre dans l'impossibilité absolue de nuire, ceux qui ont ordonné ou simplement toléré les horribles faits que nous avons relatés.
       L'intérêt qui est en jeu est trop considérable pour ne pas exiger une intervention rapide et réelle des Puissances européennes. Il ne s'agit de rien moins que de la vie ou de la mort d'une nation civilisée, qui lutte depuis qu'elle existe, pour sa tranquillité, pour sa liberté de conscience, pour la sauvegarde de son honneur.
       Que cette intervention tarde, et c'est la disparition totale, l'effondrement de ce malheureux peuple arménien.
       Il a ses défauts, c'est vrai; mais il les rachète par de hautes qualités; et devant le sort qui l'attend, il n'y a pas lieu de les rechercher ni d'établir le bilan de ses vertus. Les Arméniens sont, comme tout être humain, dignes d'être protégés contre l'infamie d'oppresseurs sans scrupules; pour eux aussi le droit du plus faible est un droit sacré; et il n'y a encore dans l'histoire aucun exemple où le plus fort ait abusé avec autant de férocité de l'avantage que sa puissance lui donne.
       Les peuples européens sont soulevés d'indignation contre les bourreaux de femmes, d'enfants, de vieillards. Un immense mouvement de pitié et de sympathie s'est spontanément manifesté en faveur des victimes; les autres n'inspirent que du mépris et du dégoût.
       Nos mères et nos sœurs frémissent dans leur chair à la pensée des épouvantables souffrances des femmes d'Arménie; elles se révoltent à l'idée qu'aucun protecteur ne leur vienne en aide: leur politique à elles est celle du cœur, et elles n'en peuvent concevoir d'autre.
       Quant à nous, hommes, en plus des sentiments d'humanité et de justice qui doivent être notre règle de conduite, nous nous sentons profondément blessés dans notre dignité et dans notre fierté d'individus pensants, en voyant se perpétrer à quelques heures de nous les ignobles forfaits que nous paraissons impuissants à empêcher, et qui sont une honte pour l'espèce humaine tout entière.
       La mesure est comble, archi-comble. L'heure a depuis longtemps sonné où la paix et le travail auraient dû renaître dans les vallées arméniennes et depuis longtemps les troupeaux devraient gravir au son de leurs clochettes les pentes fertiles des coteaux de Van; depuis longtemps les écoles chrétiennes devraient abriter à nouveau cette jeunesse intelligente qu'un affreux tourbillon a dispersée et arrachée du toit paternel; depuis longtemps le prêtre devrait pouvoir, sur ses ouailles prosternées, appeler la bénédiction du Très-Haut.
       Elles devraient être effacées ces affreuses traces de la dévastation et du carnage, qui, profond sillon de misère, restent comme la preuve palpable du mal qui a été fait.
       L'hiver, dur aux malheureux, s'abat sur de prochaines victimes, désarmées contre ses rigueurs; la faim et le froid continuent l'œuvre de destruction d'un gouvernement criminel, et les secours venus des âmes compatissantes d'Europe, sont impuissants à soulager ces innombrables infortunes. C'est là-bas qu'est le mal; c'est là-bas qu'il faut trouver le remède.
       Est-il possible en l'état actuel des choses? Non. Un bouleversement complet de l'administration ottomane est absolument nécessaire; les gens de cœur doivent y reprendre la place à laquelle ils ont droit, tandis que les vampires hideux en doivent être bannis à jamais. Et, si par un entêtement néfaste le Sultan refuse de souscrire aux conditions qui lui seront (il faut l'espérer) posées par les grandes puissances, c'est à elles d'agir avec la dernière rigueur pour sauvegarder avec leurs propres intérêts, ceux de l'humanité tout entière.
       L'agonie de "l'homme malade" a suffisamment duré: cette sinistre comédie a tenu assez longtemps l'affiche. Place une bonne fois aux saines revendications, et à l'institution définitive de règlements équitables, dont tout le monde profitera.
       Que ce fantôme, évoqué à dessein, d'une conflagration européenne. s'efface au grand jour qui éclaire aujourd'hui les funestes événements de ces dernières années! Qu'on ne voie plus dans chaque partie intervenante une concurrente, poussée par son désir de s'approprier tout ou partie de l'empire turc, mais une gardienne de l'honneur de la civilisation, qui ne peut tolérer qu'à côté d'elle on bafoue avec un pareil cynisme ses propres principes de morale et d'honnêteté.
       C'est alors seulement que l'on pourra annoncer la solution prochaine de la question arménienne; c'est alors seulement que les malheureux chrétiens d'Orient pourront se croire à l'abri d'une destruction inévitable et reprendre espoir en l'avenir.
       Il est bien sombre à l'heure actuelle, cet avenir qui leur est réservé. Jusqu'à ce jour la confiance qu'ils avaient mise en la force des nations européennes a été singulièrement trompée. Plaise à Dieu que pour eux aussi ils soient praticables les principes de fraternité qui ont changé la face du monde occidental, et qu'un jour prochain leur amène cette liberté intellectuelle et morale que, dans son évolution perpétuelle, l'homme a conquise sur le Passé.
       Ce jour-là ils auront échappé à la ruine totale qui les guette, à la mort de leur race si vaillante et si digne de notre estime, et leur pays, berceau de l'humanité, ne sera point ce qu'on en voulait faire: le tombeau de la civilisation chrétienne en Orient.

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