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A T H E N A


Edmond NOGUÈRES
ARMÉNIE

[Avant-Propos]

Arménie
Dédicace
Carte sommaire de l'Arménie
Préface

Géographie
CHAPITRE I. - L'Ararat
CHAPITRE II. - Le Vilayet

Histoire
CHAPITRE I. - Des origines de la nation arménienne
CHAPITRE II. - Des entraves constantes apportées au développement historique d'un peuple
CHAPITRE III. - L'Arménie sous la domination turque

Religion - Moeurs - Littérature
CHAPITRE I. - Alcoran et Chrétienté
CHAPITRE II. - Un parallèle
CHAPITRE III. - D'une littérature qui aurait eu de l'éclat

Situation actuelle
CHAPITRE II. - Le Grand Assassin
CHAPITRE II. - Des véritables causes des massacres
CHAPITRE III. - Les massacres
CHAPITRE IV. - Rôle des puissances européennes

Conclusion
Vie ou mort

Table des matières

 

GÉOGRAPHIE

Arménie

CHAPITRE Ier

L'Ararat.

       Orgueilleux et fier dans son manteau de neiges éternelles, le Mont Ararat domine le pays d'Haïk (1-19) dont le triste sort a ému la vieille Europe tout entière. Non point qu'il se trouve aujourd'hui compris dans les conventionnelles limites de ce que nous entendons par Arménie. Les derniers événements ne font envisager en effet sous ce titre que la partie de ce pays soumise à la domination turque. Les deux autres, qui depuis 1829, sont provinces russes et persanes, ont perdu, même officiellement, leur nom d'Arménie.
       Elles sont d'ailleurs momentanément tranquilles. Nous disons momentanément, car, si l'on envisage l'avenir de ces contrées en tenant compte du passé, il y a tout lieu de craindre que cette accalmie ne soit que temporaire, et que l'histoire des siècles futurs n'ait à enregistrer les mêmes sanglants bouleversements que nous a révélés celle de l'antiquité, du moyen âge et des temps modernes.
       Si la nature se montre parfois capricieuse, il faut convenir qu'elle a fait preuve dans la conformation de cette partie de la Turquie d'Asie d'une logique qu'on rencontre rarement: ce sol arménien est le tableau, le graphique presque, du rôle tourmenté, joué par cette nation dans la vie des peuples.
       Le Mont Ararat, ou plutôt le col qui sépare les deux parties de sa masse, forme la délimitation des trois empires qui se sont partagé l'Arménie. Il constitue donc l'extrême limite Est de la région qui nous intéresse et qui occupe la partie continentale montagneuse de l'immense presqu'île découpée dans le continent Asiatique par la Mer Noire et la Méditerranée.
       On peut considérer le massif de l'Ararat comme le point de départ des diverses arêtes montagneuses qui sillonnent l'Arménie, et dont les noms pittoresques indiquent bien le caractère de sauvage grandeur. Ce massif, déchiré par de puissantes convulsions volcaniques qui ont jonché de débris le sol d'alentour, présente un aspect imposant, avec sa cime blanche qui se dresse à plus de 5'000 mètres, qui explique la vénération religieuse dont il a été de tous temps l'objet.
       A l'ouest du mont, et hérissée de cônes volcaniques, se détache une chaîne dont quelques sommets, comme les monts Perli et Khapous dépassent 3'000 mètres. A ses pieds se déroule la verdoyante vallée de l'Arax, en grande partie russe.
       Vers la région des sources de ce fleuve l'altitude moyenne de la chaîne est plus élevée, et le mont Bingheul-Dagh, atteint 3'600 mètres. Ce terme en français signifie "Mont aux mille lacs", ainsi appelé parce que de nombreux cratères, éteints aujourd'hui, ont formé des réservoirs naturels pour l'eau des pluies et des neiges, qui alimentent un grand nombre de cours d'eau. Cette vallée, très élevée d'ailleurs, des sources de l'Arax, est le véritable cœur de l'Arménie, dont ce fleuve personnifie souvent dans l'histoire le pays tout entier.
       Du Bingheul-Dagh rayonnent les chaînes des monts Baghir, Mouzour, Palatik et Chérian, qui convergent de trois côtés vers les montagnes d'Erzeroum, après avoir laissé glisser entre elles les cours du Mourad et du Kara-Son dont la prochaine réunion donnera naissance à l'Euphrate. C'est dans cette région, près de la source la plus abondante de ce fleuve, que les légendes arméniennes placent le lieu où fut enterrée la Vraie Croix: ils le désignent par les mots: Natcha pahigt qui signifient: bois sacré, et les musulmans eux-mêmes, reconnaissent la vertu sacrée des eaux de l'Euphrate: celui qui se lave à sa source efface ses péchés de peu d'importance; mais s'il a mérité la colère d'Allah, l'eau sainte le tuera.
       Ces eaux, qui de partout ruissellent, ravinant les croupes montagneuses, se creusant, tant bien que mal, un lit dans ces roches calcaires, donnent à ce pays un aspect des plus pittoresques. Les étroites vallées sont bordées généralement d'une muraille à pic d'une grande hauteur, le plus souvent d'origine volcanique, dont les teintes noires ou gris sombre, contrastent étrangement avec les cimes éclatantes de blancheur. On trouve rarement réunis dans un aussi petit espace des types de contrées plus divers. C'est avec raison que Malte-Brun parlant de cette étrange conformation ajoutait: On dirait que l'Afrique et la Sibérie s'y sont donné rendez-vous.
       Les montagnes d'Erzeroum, appelées aussi montagnes bleues, ont également un caractère volcanique très marqué. A l'entrée de la ville même se dresse un ancien volcan dont l'immense cratère rempli d'eau a cédé à la pression: c'est maintenant une paroi abrupte qui domine les marais du Kara-Sou. Les environs d'Erzeroum sont d'ailleurs très riches en eaux minérales à base sulfuro-ferrugineuse.
       Elles sortent de nombreuses fissures du sol, trahies par le léger panache de vapeur qu'elles dégagent, et s'unissant, elles forment d'importants ruisseaux ou torrents, dont l'aspect, dans cette buée un peu lourde, rappelle les torrents suisses, les matins d'hiver rigoureux. Autour d'Erzeroum même, six sources sont connues, et leur abondance serait certainement une précieuse richesse pour une exploitation intelligente. Mais tout cela, grâce à l'incurie du gouvernement turc, est perdu pour tout le monde, les habitants du pays eux-mêmes, n'en profitant pour ainsi dire point.
       On en peut dire autant des richesses minérales du sol: cuivre, plomb, argent, qui étaient autrefois une source de revenus assez importants; aujourd'hui le travail et l'intelligence paraissent s'être retirés à jamais de ces riantes contrées, pour faire place à la sauvagerie et à la bestialité primitives dans ce qu'elles ont de plus répugnant.
       La vallée d'Erzeroum est séparée de la mer par de courtes chaînes peu élevées et assez régulières, formant comme les gradins d'un vaste cirque. Cette disposition explique que du mont "Gohannan" qui domine Erzeroum on puisse apercevoir la mer; le coup d'œil enchanteur qui s'offre aux regards du sommet de cette montagne, lui a valu cette appellation enthousiaste: Gohannan, merci à Dieu!
       Ces monts que les anciens dénommaient monts Moschites, se rattachent, par leurs contreforts orientaux, assez élevés d'ailleurs, au système caucasique, tandis qu'à l'opposé, ils s'abaissent sur les plaines du Kisil-Irmak (Halis) et du Yeshil-Irmak, et vont former les premiers gradins des monts du Kastarmouni et de Bithynie.
       Les côtes de la mer Noire, de Sinope à Batoum ont une grande analogie avec les côtes algériennes de la Méditerranée. Ce ne sont partout que ravissants jardins, vergers, bosquets, ceignant de leurs vertes frondaisons de coquettes villas au faux air de "bastides" méridionales.
       Un nombre incalculable de cours d'eau, venus des monts dont nous venons de parler, fleuves par conséquent de peu d'importance, découpent le littoral en petits estuaires où de nombreux villages se sont établis. Il faut faire une exception pour le Kizil-Irmak et le Yeshil-Irmak, dont le premier surtout, prenant sa source dans le Keussé-Dagh se dirige vers le sud-ouest en longeant les monts Karabel et Anti-Taurus; un contrefort de ce dernier, le mont Erdshias le rejette vers le nord; il se fraie un chemin entre les monts Birenly et Kodeha et, traversant le plateau élevé du Kastamouni, va se jeter, en formant lagune, entre les baies de Sinope et de Samsoun. Le second formé par la réunion du Kalkit et du Tasanly est surtout remarquable par son delta, formé de cinq branches qui, comme une main, s'étend entre les caps Tschaldi et Iris.
       Malgré la quantité d'estuaires creusés dans le littoral par ces fleuves petits ou grands, les ports de la Mer Noire sont peu sûrs. Celui de Trébizonde même ne protège point les navires contre les terribles rafales des vents du nord et de l'ouest; ces derniers surtout, s'ajoutant au courant permanent qui vient du Bosphore constituent un perpétuel danger pour les embarcations petites ou grandes. Il y a d'ailleurs très peu de ports à proprement parler, car l'élévation de la côte l'empêche d'être profondément découpée.
       La partie méridionale de l'Arménie s'étend au sud du Bingheul-dagh jusqu'aux monts Karajah, Souliva, Joudi, Kouriki et Jilan, qui forment une sorte d'anneau au centre duquel se trouvent le lac de Van et la plaine de Mousch. A l'est la frontière Perse suit les Monts Kotour et Kari, contreforts de l'Ararat.
       Cette sorte de cuvette, dont le fond est formé par une quantité de lacs, est traversée par un grand nombre de rivières formant d'étroites vallées abruptes, à l'exception de celles du Mourad (1-25) et du Tigre, qui pour être plus larges n'en sont pas moins pittoresques.
       Le lac de Nazuk, est séparé du grand lac de Van par le Nimroud, ancien volcan dont on entend encore parfois les grondements souterrains. Le lac de Van (en arménien Arjish), est une véritable mer intérieure, cernée de toutes parts par de hautes montagnes, dont les cimes neigeuses se mirent dans ses eaux. Nous avons déjà cité le Nimroud qui le ferme à l'ouest. Au sud ce sont les monts Arjerosh et Erdos; au nord le mont Ala et à l'est le mont Varak qui le sépare du lac Artchag.
       La vallée de Mousch, ou du cours supérieur de l'Euphrate, sorti du mont Ertish, au nord du lac de Van, est une des plus belles de l'Arménie et même de l'Asie Mineure. A l'entrée de cette vallée une source thermale ferrugineuse très abondante laisse échapper ses eaux fumantes autrefois très renommées, aujourd'hui délaissées. Jusqu'à la ville de Mousch la vallée est très large, fertile en fruits et céréales de toutes sortes. Mais à Mousch elle se resserre, et c'est à peine si le Mourad peut passer entre les contreforts du Bingheul et du Kharzan. L'escarpement et l'entrelacement des montagnes l'obligent à de nombreux méandres jusqu'à sa jonction avec l'autre branche qui descend du nord. Se dirigeant d'abord directement vers le sud, il est arrêté par les ramifications du Taurus qui lui font décrire un S gigantesque avant de le laisser entrer dans les plaines de Mésopotamie.
       Une autre vallée, celle du Bitlis-Tchaï qui du lac de Van s'étend à l'ouest sur une centaine de kilomètres est d'un pittoresque merveilleux; des flancs abrupts des montagnes s'échappent d'innombrables sources thermales, qui de rochers en rochers, en cascades tourbillonnantes, viennent se jeter dans les eaux de la petite rivière, dont la température est si élevée que les froids les plus rigoureux ne peuvent la faire geler. C'est la région la plus boisée de l'Arménie, si célèbre pourtant jadis par ses splendides forêts, qu'un gouvernement imprévoyant n'a jamais su préserver des aveugles trouées de la hache.
       On retrouve dans cette vallée des vestiges de l'ancienne route arabe qui traversait l'Arménie en empruntant les cours sinueux des rivières. Mais là encore l'incurie du gouvernement n'a laissé subsister que des ruines. Les roches calcaires des monts fournissaient autrefois à l'architecture arabe de superbes blocs de marbre et de jaspe. Elles en sont encore riches aujourd'hui, mais qui voudrait les exploiter, dans un pays où les routes manquent la plupart du temps, et où le peu qu'il y en a sont infestées de brigands et de voleurs qui sont les véritables maîtres de la contrée? Nous verrons en effet plus loin que ces vallées sont occupées par les Kurdes, sortes de pasteurs-brigands, dont le nom est synonyme de vandale. La vallée s'abaisse rapidement et vient se réunir à celle du Haut Tigre, vaste plaine circulaire qui jouit d'un climat merveilleux, véritable Eden à côté des hauts plateaux arméniens.
       Comme il est facile de le prévoir, un pays accidenté comme celui que nous venons de décrire rapidement, est sujet à des variations climatériques très brusques. Le printemps et l'automne y sont à peu près inconnus, sauf sur les bords de la mer, où le climat est plutôt tempéré. La belle saison moyenne dure trois mois, quatre au plus, sur les plateaux arméniens: aussi pendant ce laps de temps la chaleur y est-elle torride. Semés en mai, les blés se récoltent fin août; c'est une véritable explosion de la nature retenue par les longues froidures. Malgré cela les fruits de l'Arménie sont réputés comme les plus savoureux; de savants botanistes en font le lieu d'origine de la vigne et du poirier, — ce qui confirmerait la légende de la pomme d'Adam et des oublis de Noé; — le bétail, nourri par de gras et nombreux pâturages, s'y développe rapidement, et au commencement du siècle, Jaubert, évaluait à quinze cent mille le nombre des brebis envoyées d'Arménie à Constantinople. Les grandes villes de Perse et d'Arabie en recevaient également en grand nombre. Que les temps sont changés! Le voyageur qui traverse l'Arménie en cette fin de XIXe siècle en emporte une impression de désolante tristesse. De récoltes? Plus de traces. De bestiaux? A part ceux des Kurdes restés pasteurs, on n'en voit plus que quelques rares troupeaux, paissant les ronces et les herbes folles qui ont envahi les savoureux pâtis.
       Et on ressent au fond du cœur comme un sentiment d'effroi et de crainte devant la navrance de ce tableau de misère; on a l'impression bien nette que quelque drame horrible a dû se jouer dans ce décor merveilleusement approprié; que ces sauvages ravins doivent recéler nombre de cadavres, et que ces cavernes profondément creusées aux flancs des roches dures doivent être le tombeau de l'un de ces secrets horribles que l'imagination ne saurait concevoir, et que l'histoire n'ose pas révéler.
       Ararat! Ararat! Quelles sombres tragédies se sont jouées à tes pieds? Et vous claires eaux de l'Euphrate, de l'Arax et du Tigre, ne fûtes-vous point rougies du sang de milliers de martyrs, et osez-vous tranquillement poursuivre votre cours, dont le lit fut si souvent souillé?

CHAPITRE II

Le Vilayet.

       Le sentiment de tristesse évoqué en nous par la détresse des campagnes arméniennes est encore plus prononcé si possible, si l'on considère les villes de ce malheureux pays. Ce sentiment ne saurait mieux être traduit que par la reproduction photographique d'une allégorie arménienne, que nous donnons en tête de ce volume:
       Une mère aux yeux fiers voilés de tristesse, montre à son enfant, tendrement appuyé contre elle, la cime altière de l'Ararat.
       Elle est assise sur des ruines, et tout autour d'elle ce ne sont que ruines et débris: d'Erzeroum, Van, Mousch, Sassoun, il ne reste plus que des monceaux de pierres: stèles, portiques, colonnes, pêle-mêle, brisés et mutilés, voilà tout ce qui demeure des nombreuses traces laissées par de riches civilisations; à la place des palais se dressent des masures, à la place des églises s'élèvent de hideuses mosquées... Mais là-bas, dans le lointain un rayon d'espoir éclaire ces tristes solitudes: le Saint-Livre et la Croix brillent encore de l'auréole sacrée; et si la couronne d'Arménie, brisée, gît à terre, si le glaive impuissant ne peut plus défendre le drapeau des princes de Haïk, la foi illumine encore le cœur de leurs enfants, et l'espérance en Celui qui les soumit à de si rudes épreuves ne les a point quittés.
       Demander un recensement exact en Turquie, celui même d'une province, c'est demander l'impossible. L'organisation intelligente de ce pays ignore encore, sur ce point comme sur tant d'autres les façons de procéder des peuples civilisés. Aussi ne faut-il point s'étonner que l'on n'obtienne sur le nombre des sujets de l'ermite d'Yldiz-Kiosk que des chiffres approximatifs et souvent erronés.
       Le gouvernement turc avait intérêt à ne pas donner exactement le chiffre des Arméniens répandus en Asie Mineure, aussi a-t-il indiqué celui d'un million, alors qu'en réalité il atteint plus du double. Les données les plus sûres, résultant des rapports des ambassadeurs européens qui ont fait faire des enquêtes, établissent qu'il y a en Arménie environ deux millions et demi d'habitants autochtones de religion chrétienne.
       En plus des nombreux villages du littoral, des vallées et des plateaux de l'intérieur, ces populations habitent un certain nombre de villes importantes, où elles sont mêlées, il est vrai, aux Turcs et aux autres races qui peuplent le pays. Mais avant d'entrer dans l'étude de ces villes, il faut dire un mot de l'organisation du territoire et de sa division.
       La Turquie d'Asie, comme les autres provinces de l'empire est divisée en vilayets, ou gouvernements, qui correspondraient à peu près aux anciennes provinces françaises, quoique beaucoup plus étendus. A la tête de chaque vilayet se trouve un vali, ou gouverneur général qui dépend directement du Grand Vizir, et remplit, avec beaucoup plus de latitude les mêmes fonctions que le préfet français. Son autorité s'arrête absolument, il est vrai, aux limites de son territoire. Pour donner une idée de la confiance que les divers valis s'accordent mutuellement, nous citerons simplement un fait: Le pacha de Kars, Saali, rendant visite au vali d'Erzeroum, s'était fait accompagner par une escorte d'environ deux mille hommes. Le second vali, craignant qu'une fois les troupes dans la ville, elles n'essaient de l'en chasser, va à la rencontre de son collègue à une lieue environ d'Erzeroum, dans un petit village arménien. C'est là que la réception eut lieu, et tous les frais de logement et de nourriture des deux escortes tombèrent sur les malheureux Arméniens, qui, cela va sans dire, n'en furent jamais rétribués. Il est vrai que cela se passait au commencement du siècle, alors que Kars était encore ville turque. Mais si quelque chose a changé, ce ne sont ni les vices de l'administration, ni la défiance réciproque des fonctionnaires; loin de là. Pour pouvoir accomplir et savourer en paix son œuvre de destruction, le Sultan est obligé de leur laisser une liberté d'action complète, et ils en profitent largement, comme nous le verrons par la suite.
       Tous les voyageurs qui ont traversé l'Arménie s'accordent à dire que ces valis sont de véritables tyranneaux, oisifs, débauchés, qui ne cherchent qu'une chose: s'enrichir aux dépens des populations qu'ils gouvernent, et du trésor public qu'ils volent. Il est vrai d'ailleurs, que comme les autres fonctionnaires turcs, ils ne sont jamais payés, et que leurs rapines seules leur permettent de vivre avec le faste tout oriental qu'ils déploient.
       De rares exceptions, cependant, confirment la règle générale. Mais ces valis, trouvés trop honnêtes en haut lieu, parce qu'ils n'envoient pas au trésor autant de livres que leurs prédécesseurs, ce qui est naturel, puisqu'ils ne pressurent pas autant leurs administrés et leurs subalternes, ne jouissent pas longtemps des faveurs de la Cour. On leur "fend l'oreille" sans ombre de raison, et on les remplace par des gens sans vergogne, dignes de faire partie de l'armée de fonctionnaires d'un régime aussi corrompu.
       Le vilayet se subdivise lui-même en Sandjaks ou Livas, administrés par des valis au petit pied, appelés Mutessarifs. Ces derniers suivent naturellement l'exemple de leur chef hiérarchique, auquel ils doivent d'ailleurs "graisser la patte" pour conserver ses faveurs. Comme pour lui, leur traitement est lettre morte, et ils doivent pour vivre commettre toutes les exactions, se faire payer à leur tour par leurs créatures, qui, jusqu'au dernier degré de l'échelle en font de même. Le Sandjak est divisé en Kasas, ou arrondissements, et ceux-ci en Nahiés, ou cantons. Le Caïmacan régit les premiers, et le Mudir les seconds.
       Comme preuve de ce que nous avançons sur la corruption et le manque absolu de sens moral des fonctionnaires turcs, nous tirons des rapports des ambassadeurs anglais, l'exemple suivant, auquel nous nous bornerons, pour ne pas nous laisser entraîner à une trop longue série d'anecdotes, qui d'ailleurs n'ajouteraient rien au dégoût que l'organisation turque inspire à ceux qui la connaissent. Les voyageurs les mieux disposés pour la Turquie, les turcophiles les plus optimistes, comme le Comte de Chollet, par exemple, reconnaissent eux-mêmes que dans ce pays, il faut parler haut, faire voir qu'on est le plus fort, et se munir de pièces établissant que l'on est bien en cour. Sans cela toute justice à votre égard est impossible, et encore le plus souvent feint-on de vous la rendre, haussant les épaules et se jouant de vous dès que vous avez tourné les talons (1-35).
       Sir Charles S., Consul à Hampson, écrit d'Erzeroum à Sir W. White en janvier 1891, une longue lettre dont voici le résumé (2-35):
       Hussein-Agha, mudir de Patnoss, détenu en ce moment par le vali d'Erzeroum, est un sous-chef kurde de la tribu Haideranlée. Agé de 30 à35 ans il a une grande réputation comme brigand et criminel audacieux. Le vali de Van a déclaré au vice-consul Devey que Hussein pouvait, s'il voulait, lever 2'000 hommes armés de fusils Martini. Après avoir pillé le village d'Avani, autre chef kurde, sous l'inspiration du mutessarif de Bayazid, Kyazim Bey, il fut emprisonné quatre ou cinq mois puis remis en liberté. Le vali d'Erzeroum a refusé deux fois de recevoir trois Kurdes qui avaient à se plaindre de ses déprédations. Pendant cinq ou six ans il a été la terreur des habitants d'Alasghird, chrétiens ou musulmans.
       Il fit assassiner le sheikh Nourri, ulima de Patnoss, qui voulait se plaindre de lui, et fit outrager sa belle-fille par ses Kurdes. Aucun ne fut maintenu en prison. Il a brûlé neuf villages, tué dix hommes et coupé la main droite, le nez et les oreilles de onze autres. Il a emporté 2'600 brebis, 9 chevaux, du bétail, etc. Il a aveuglé une vieille femme d'un coup de fusil. Arrêté par le vali de Van, celui d'Erzeroum le fait relâcher. A peine dehors il tue deux Kurdes et enlève cinq filles chrétiennes de Patnoss. A la tête de quarante hommes armés, il terrorise le pays, opprimant surtout les chrétiens. A la suite de nombreuses plaintes portées contre lui, les valis de Van et de Bitlis demandèrent qu'il fût traduit devant eux. On dit qu'il n'a rien négligé pour gagner les bonnes grâces des autorités et on sait qu'il a échangé des présents coûteux avec le président de la Cour criminelle. Il n'est point emprisonné mais interné dans la ville. Son frère et son fils continuent ses exploits et comme il avait besoin d'argent, son frère attaqua vingt-deux villages chrétiens qu'il pilla.
       Une fois libre définitivement, et à peine de retour dans son nahié, usant de ses pouvoirs de mudir, il fait jeter en prison vingt Arméniens, sans raison aucune; il enlève par force plus de 1'000 brebis et sept paires de buffles, ainsi qu'un cheval de grand prix dont il veut faire cadeau au fils d'lsmaïl Effendi, président de la Cour d'Erzeroum.
       Voilà n'est-ce pas une belle carrière? Savez-vous comment elle a été couronnée? Par la nomination de ce brigand au grade de commandant de l'armée kurde Hamidjé, troupes nouvellement créées par le sultan, et uniquement composées de gredins de cette espèce! Il est vrai que cette transformation de brigands mal armés en brigands officiels bien armés n'a été inspirée à Mehemet-Zeckid-Pacha que pour calmer cette race d'instinct guerrier, pour la faire jouer au soldat! Quelle ironie et quelle cruelle preuve les derniers événements n'ont-ils pas donné des mensonges officiels que depuis si longtemps la Porte sert à l'Europe. Le commandant de la cavalerie kurde, Mustafa-Agha, est un Hussein-Agha en second. Les janissaires étaient de petits saints à côté de monstres de ce calibre.
       Les quelques lignes que nous avons citées au sujet de Hussein-Agha indiquent déjà suffisamment ce qu'est la justice turque. Tous les magistrats sont choisis parmi les membres du haut clergé, parce que la législature repose entièrement sur le Coran qui règle tous les actes de la vie musulmane. Voici le portrait flatteur que M. le comte de Chollet (1-37) — qu'on ne peut soupçonner de voir en mal les choses turques — fait des cadis, auxquels on laisse le soin de prononcer des sentences! "Parmi les différents fonctionnaires turcs, il n'en est point, de l'avis général, qu'on puisse comparer comme indélicatesse et comme malhonnêteté, aux cadis. Nommés pour trois ans, grâce le plus souvent à un fort pot de vin et devant, pendant ce temps, baser tous leurs jugements sur un ensemble de lois mi-partie religieuses et civiles dont le Coran et notre Code (français) forment la base, ces gens peu scrupuleux n'ont qu'une idée fixe: rassembler, au mépris de toute légalité et de toute justice, le plus d'argent possible en vendant leurs arrêts aussi chers qu'ils le peuvent. Une histoire classique à ce sujet est celle de ces deux avocats qui, plaidant l'un contre l'autre et possédant une égale somme d'argent, destinée par leurs clients à être offerte au juge, lui indiquaient successivement avec leurs doigts dans le cours de leurs plaidoiries, le nombre de livres turques qu'ils désiraient lui donner, et voyaient tour à tour la balance de Thémis pencher du côté du plus offrant. Enfin cependant, ayant atteint la même somme totale dont ils pouvaient disposer, ils étaient obligés de verser l'argent entre les mains du cadi, renvoyés dos à dos et invités à se représenter une autre fois."
       Et l'auteur ajoute que nombre de magistrats ne savent pas écrire; un ancien cadi d'Aïntab disait confidentiellement aux plaignants qui venaient le trouver: "Donnez-moi tant et écrivez-moi sur ce papier la sentence que vous désirez, j'y apposerai ensuite mon cachet, et vous en ferez ce que bon vous semblera."
       De tels faits se passent de commentaires, et nul ne s'étonnera de la décrépitude d'un empire qui utilise de telles gens et leur confie les missions, sacrées entre toutes, de prêtres et de magistrats. Ces cadis remplissent un grand nombre de fonctions; ils sont à la fois commissaires de police, juges de paix, notaires et présidents des tribunaux civils et criminels.
       Une autre anecdote bien amusante est la suivante: Un homme perdit un chien qui lui avait été très fidèle et très dévoué. Il l'enterra, et, selon l'usage turc, invita quelques amis à dîner avec lui ce jour-là. Le cadi informé du fait le fait arrêter et lui demande s'il est de ceux qui adorent les chiens. — L'homme répond: "L'histoire de mon chien serait trop longue à te raconter; qu'il te suffise de savoir qu'avant de mourir il a fait un testament par lequel il te lègue 200 aspres. — Puisque tu n'as pas fait de prières sur l'âme du défunt, répond le cadi, je suis d'avis que nous les commencions ensemble!" Trouvera-t-on étrange après cela qu'un poète turc ait dit: «Autrefois les juges étaient des épées qui menaçaient les méchants; aujourd'hui ce ne sont plus que des fourreaux vides qu'il faut remplir d'argent."
       Si l'on ajoute à ce qui précède que d'après la loi sacrée, qui est appliquée dans toute sa rigueur, le témoignage d'un chrétien contre un mahométan n'est pas admis, on se rendra facilement compte de la façon dont sont traités les Arméniens des provinces turques. Dépouillés de tout, réduits à la plus épouvantable misère, ils ne peuvent pas acheter les juges; dès lors il leur est absolument impossible de se faire rendre justice, car dès les premiers mots on les arrête, on les traite de giaours, et on les renvoie sans les avoir entendus, bien heureux encore s'ils ne sont pas arrêtés en lieu et place du vrai coupable.
       Le vice-consul Sankey écrivait en 1867 à lord Lyons de Kustendje: "Devant un tribunal, quand c'est un Turc qui est le plaignant ou le défenseur, le témoignage d'un chrétien n'est point accepté et un rayah, même s'il produit 50 témoins, est obligé de payer deux Turcs pour témoigner de son innocence. Cela se passe tous les jours."
       C'est là un fait inconnu de presque tout le monde, et que M. Mac Coll Malcolm, dans les remarquables articles qu'il a publiés dans la Revue des Revues en septembre 1895, établit d'une façon péremptoire à l'aide des documents les plus authentiques. Cette pénible constatation jette un grand jour sur la façon dont les massacres de 1895 et 1896 ont été accomplis et explique pourquoi le gouvernement n'a jamais trouvé de coupables que dans les populations arméniennes.
       Nous empruntons encore à M. Mac Coll Malcolm quelques renseignements sur les impôts spéciaux auxquels sont soumis les chrétiens. Il serait certainement intéressant d'étudier le fonctionnement des impôts en Turquie, mais cela nous entraînerait en dehors du cadre que nous nous sommes tracé.
       Les chrétiens doivent payer, en plus des impôts ordinaires:
       1° Une capitation appelée "impôt de l'humiliation, pour le droit de vivre d'une année à l'autre."
       2° Un impôt ou taxe pour le service militaire.
       Notons à ce sujet que tous les chrétiens de l'empire sont rigoureusement exclus du service militaire
       ce n'est donc pas par couardise que les Arméniens s'y soustraient, ainsi que l'avance M. le comte de Chollet dans sa relation de voyage. C'est bien mal connaître l'histoire de cette race que de lui prêter de pareils sentiments.
       Bien plus, cette taxe militaire qui frappe tous les individus mâles, valides ou non, est perçue sur tous les chrétiens depuis l'âge de trois mois. (1-41)
       3° Les impôts soi-disant temporaires ... qu'on ne supprime jamais.
       4° Les contributions de guerre.
       5° L'impôt de l'hospitalité (commun aux chrétiens et aux musulmans).
       Si ce livre n'était pas destiné à être lu par tout le monde, sans distinction d'âge ni de sexe, nous donnerions ici quelques détails sur la façon dont le Turc perçoit ce dernier impôt. Qu'il nous suffise de dire que, sous le nom de Gazdalik, il est une application de la loi sacrée, et qu'il consiste à obliger chaque propriétaire, sujet du Sultan, à accorder trois jours d'hospitalité gratuite à tout voyageur ou fonctionnaire mahométan qui le demande, que ce soit un pacha ou bien un simple mendiant. Dans les villes où se trouvent des familles chrétiennes, c'est naturellement sur elles que retombe cette charge écrasante: car le Turc chassant la famille de ses appartements, s'y installe en maître, ne gardant pour sa commodité que les choses et les gens qui lui plaisent! La loi sacrée ne sanctionne pas les outrages infligés aux femmes chrétiennes, mais ne les défend pas. Or comme pour ces sauvages, les défenses mêmes ne sont pas respectées, il en est bien autrement encore pour ce qui n'est point défendu.
       Aussi ne peut-on que s'associer à cette opinion d'un voyageur "officiel" qui s'écrie, écœuré: "les impôts n'ont jamais eu un caractère de légalité en Turquie; le gouvernement ne les perçoit que par le vol, et c'est une action louable de s'y soustraire et d'empêcher les autres de s'en acquitter."
       Mais passons sur ces indignités, et arrivons à l'étude des villes principales de l'Arménie. Elle est utile à faire rapidement pour comprendre dans la suite les horribles drames qui s'y sont joués.
       D'après le dénombrement officiel contenu dans le Salnamé pour l'année 1300 de l'hégire (1883-1884), les possessions turques d'Asie Mineure sont divisées en vingt-cinq vilayets. Mais sur ce nombre l'Arménie turque n'en occupe qu'une dizaine. Il est vrai que chassés peu à peu de leur patrie, les Arméniens se réfugient où ils peuvent, et que de plus, leurs aptitudes commerciales leur permettent de s'établir dans nombre de villes, en majorité peuplées de Turcs, où, quand ils ne sont pas pillés ou massacrés, ils font fortune.
       Sur le littoral de la Mer Noire, la ville la plus importante est Trébizonde, qui tire son nom du plateau en forme de trapèze, sur lequel elle est élevée. On ignore exactement la date de sa fondation, mais les ruines qu'on y rencontre (les anciennes), bains et temple d'Apollon, prouvent qu'elle a eu dans l'antiquité des moments de grande splendeur.
       Il y a plus de 26 siècles qu'une colonie de Sinope s'y établit. Elle fut ensuite capitale du royaume qu'Alexis de Commène fonda au XIIIme siècle, et qui s'étendant du Phase à l'Halys, arrêta pendant plus de deux siècles le flot des mahométans vainqueurs.
       C'était la voie toute indiquée pour le transit des richesses de la Perse, de la Syrie et de la Mésopotamie, dans le Caucase et les autres provinces russes ou turques. C'est là que s'embarquaient les immenses troupeaux, qui des hauts plateaux arméniens étaient expédiés à Stamboul ou à Odessa; c'est de là que les lourdes caisses pleines de lames d'Erzeroum ou de soieries de Damas partaient dans toutes les directions pour alimenter les marchés d'Europe.
       Aujourd'hui, les maisons sont basses, tristes, avec leurs terrasses plates, et l'absence presque complète de fenêtres donnant sur les rues. Les pierres employées sont grises, ternes; les maisons communiquent entre elles par de sombres passages, véritables coupe-gorges, qui retentissent souvent des jurons de marins se battant dans la plus noire obscurité.
       Le port lui-même est quasi-désert. Quelques Mahonadjiz, ou lazes, fument leurs longues pipes, accroupis sur les genoux, d'autres, allongés dans de petites barques, y passent les trois quarts de leur vie dans un long far niente.
       Jusqu'à l'année dernière le quartier arménien de Trébizonde, était encore assez animé; presque toutes les boutiques de la ville étaient tenues par des chrétiens, qui les ont quittées pour la plupart. Aussi maintenant est-ce une véritable tache que la ville de Trébizonde fait sur cette riante côte de la Mer Noire où tout respire la vie et la fécondité: là où sont les hommes seulement, paraît régner la tristesse et la mort.
       Le vilayet de Trébizonde est divisé en trois sandjaks. Les villes les plus importantes après la capitale sont Samsoun sur la côte, et Gumischkané, bâtie sur un plateau de 1'500 mètres d'altitude.
       Sivas, la capitale du vilayet du même nom, est admirablement bien située, et compte certainement parmi les plus gracieuses cités de l'Asie Mineure. Coquettement assise au pied d'une colline, sur les rives du Kizil Irmak, elle aurait absolument l'apparence d'une ville européenne n'étaient les infectes ruisseaux qui la traversent, roulant des immondices que se disputent des bandes de chiens hâves et affamés. Les maisons y sont couvertes d'ardoises et de briques, et comme la majorité de la population chrétienne, les fenêtres sont percées sur les rues, et non sur les cours intérieures. Au sommet de la colline qui domine la ville est juchée une citadelle, semblable à un nid d'aigle, qui arrêta si longtemps Tamerlan et ses hordes sauvages. De nombreux édifices dus à la civilisation arabe sont encore restés debout: mosquées, hôpital, etc. Les chrétiens à leur tour ont élevé des couvents, des églises, des écoles; nombre de chapelles dressent leurs flèches élancées au milieu du feuillage des collines environnantes: l'élément chrétien avait fait du vilayet de Sivas une contrée fertile, bien cultivée, industrielle même; nous verrons comment on l'en a remercié. On peut encore citer comme villes importantes du vilayet, celles d'Amasia, fort bien située aussi sur la rivière Tasanly, et de Karahissar, arrosée par le fleuve où se jette cette dernière, le Yeshil-Irmak.
       La ville de Karahissar se trouve à la limite du vilayet de Sivas et de celui d'Erzeroum. La capitale de ce dernier est située absolument au centre de son territoire, et sa position stratégique est trop importante pour que nous ne nous étendions pas un peu sur le rôle qu'elle joue en Arménie, dont elle est en réalité la capitale. Tombée au pouvoir des Turcs en 1517, Erzeroum fut prise par les Russes en 1829, mais ceux-ci la restituèrent à la Porte une année plus tard. La plaine d'Erzeroum est un des points les mieux cultivés et les plus riches de l'empire ottoman, où généralement plantes, bêtes et générations s'étiolent et disparaissent. Au milieu de cette plaine, Erzeroum, bâtie dit-on par le général grec Anatolius, se dresse à 1'900 mètres d'altitude, dominée elle-même par une imposante citadelle, Ik-Kalé, accrochée à un rocher à pic. Son aspect est peu agréable: les maisons, construites en bois et toutes sur le même modèle lui donnent l'air de quelque gigantesque installation provisoire, échafaudage d'une seconde tour de Babel. Quelques clochers cependant coupent cette monotonie sans cachet, que son désordre même ne rend point originale. De rues proprement dites, il n'y en a point, mais plutôt des sentiers tortueux, réseau inextricable, passant sous des voûtes pourries menaçant ruine, et au milieu desquels de fétides et puants ruisseaux dégringolent en entraînant les cailloux et les immondices. Comme pour l'empêcher de s'étendre sur les flancs de la colline, une enceinte fortifiée la ferme complètement. Les seuls édifices qu'on ait élevés avec quelque souci de propreté et d'hygiène, sont les casernes et le collège militaire, école préparatoire à la grande école militaire de Constantinople, Galata-Seraï.
       De nos jours, Erzeroum a conservé une partie de son importance stratégique: elle est en effet la première citadelle de la Turquie sur les frontières russes, en même temps que le point de convergence des caravanes qui traversent l'Arménie. La construction du chemin de fer transcaucasien a porté un coup terrible à sa situation commerciale, que les invasions russes de 1829 et 1877 avaient déjà considérablement affaiblie. Les ruines innombrables que l'on trouve encore dans la ville et surtout dans les environs, sont un témoignage des violentes convulsions politiques qui l'ont bouleversée. Suivant les alternatives de la guerre, le chiffre de sa population a singulièrement varié: avant le siège de 1829 il s'élevait, dit-on, à 130'000 âmes, alors qu'il est tombé ensuite à 15'000 pour remonter à 40'000 environ. Toute l'ancienne industrie que les chrétiens avaient introduite, a disparu pour faire place à la plus noire misère. Les soieries, cotons, cuirs, bronzes et aciers n'y sont plus fabriqués, et la route qu'on a construite d'Erzeroum à Trébizonde sur une longueur de 540 kilomètres, n'est guère parcourue que par les chrétiens émigrants qui vont s'embarquer, ou par les troupeaux de moutons à destination d'Europe ou d'Égypte. Toute la vallée du Tchorouk, si riche autrefois, ne renferme plus que des ruines, et la belle Ispir elle-même, n'est plus qu'un amas de décombres. Tout ce pays s'est vidé de l'élément commercial et industriel qui est allé chercher dans les nations chrétiennes et civilisées, les moyens d'existence que la barbarie turque leur refusait. Il est historiquement constaté que de 1828 à 1830 plus de cent mille Arméniens ont franchi le Caucase et sont allés demander asile au gouvernement russe qui leur donna les terres abandonnées par les Kurdes et les Tartares.
       Depuis 1879 de nouvelles émigrations se sont produites, et de nos jours elles redoublent d'intensité.
       N'est-il pas triste de penser que ces fertiles contrées, qui peuvent produire absolument tout ce qui est nécessaire à l'homme, soit comme minéraux, soit comme végétaux, restent ainsi sauvages et incultes, et que les quelques familles qui y sont restées, en soient réduites à mourir de faim, de froid et de privations de toutes sortes. Une autre ville du vilayet d'Erzeroum, dont l'importance stratégique est grande, est Bayazid, élevée au pied même du mont Ararat, à la jonction de trois routes qui se dirigent: celle du nord, à Erivan (en Russie); celle du sud à Makou (en Perse); et celle de l'ouest à Erzeroum.
       Au sud de cet important vilayet trois autres plus petits forment la région centrale de l'Arménie turque: ceux de Van, Bitlis et Kharpout.
       Le premier est occupé en grande partie par le grand lac dont nous avons parlé, et sur la rive orientale duquel s'élève la coquette ville de Van, entourée d'un grand nombre de villages. Elle est appuyée au mont Warak qui forme un gracieux arc de cercle dont une extrémité touche au lac Artchag, et l'autre à une profonde vallée formée par un affluent du lac, et que suit la route de Van à Dilman (en Perse).
       Sur les bords du lac se trouvent des localités assez importantes, et des villages de pêcheurs dont les blanches voiles sillonnent constamment les eaux.
       Bitlis est bâtie à quelques kilomètres de l'extrémité occidentale du lac, dont elle est séparée par les contreforts du Nimroud. Elle occupe trois collines, au pied desquelles le Bitlis-Tchaï et deux de ses affluents, torrents impétueux, se réunissent. Une vieille citadelle, bâtie, dit-on, par Alexandre, se dresse au milieu même de la ville, et à voir l'épaisseur de ses tours, la lourdeur de ses assises, on n'a pas lieu de s'étonner de son antiquité et de la résistance qu'elle oppose aux ravages du temps. En même temps que les Arméniens, de riches Kurdes habitent cette charmante ville où ils ont fait construire de coquettes villas et de luxueux châteaux.
       Kharpout, élevée à 4260 mètres sur une colline qui domine l'Euphrate Est, ou Mourad, n'a rien de remarquable si ce n'est qu'elle est une des places quasi-imprenables de ces hauts plateaux, où les Kurdes, sur les habitudes desquels nous reviendrons, peuvent exercer impunément leurs pirateries.
       La vallée du Bitlis-Tchaï dont nous avons déjà mentionné l'agreste beauté, conduit directement de Bitlis à Diarbékir, chef-lieu du vilayet du même nom. De l'ancienne Amida il ne reste plus grand-chose, et si sa situation en fait encore la reine du Haut Tigre, sur les rives duquel elle est bâtie, ses rues tortueuses et ses maisons basses, enfermées dans une enceinte circulaire à l'édification de laquelle Romains, Perses et Arabes ont travaillé, donnent une piètre idée de son importance actuelle. Peu de villes ont une population aussi mélangée au point de vue de la religion et de la race: catholiques de toutes confessions, orthodoxes, musulmans, vivent pêle-mêle dans ce grand caravansérail; mais la partie riche et aisée de cette population est en majorité arménienne orthodoxe. Deux couvents, l'un de Franciscains et l'autre de sœurs de Marseille, rendent de grands services à ces populations, surtout en répandant parmi elles la culture intellectuelle européenne qui leur fait totalement défaut. Dans la province entière on compte sept couvents de Franciscains italiens.
       Ce que nous venons de dire de ces quelques villes arméniennes, permettra au lecteur de se rendre compte de l'ensemble des cités de ce pays. Comme on l'a remarqué sans doute, chacune d'elles renferme deux classes bien distinctes: les Arméniens et chrétiens, commerçants, agriculteurs, industriels, et les musulmans composés de différentes races: Turcs, Kurdes, Lazes, Tcherkesses, etc., qui sont fonctionnaires, pasteurs, rentiers (?) ou soldats.
       Ce rapide coup d'œil nous permettra de mieux suivre plus tard l'enchaînement des tristes événements que nous avons à raconter; si nous nous sommes étendus un peu longuement sur cet aperçu géographique, notre excuse en est qu'a l'heure actuelle, ce mot Arménie se trouve dans toutes les bouches, et que bien peu de gens se rendent en réalité compte de ce que l'Arménie, comme expression géographique peut bien signifier.

* * *

       De tous les "États tampons", l'Arménie est bien celui dont la situation était la plus défavorable. Les chapitres suivants résumeront les incessantes tentatives faites par les empires voisins pour s'en arracher les lambeaux. Sa position au nord des plaines fertiles de la Mésopotamie, commandait également les défilés du Caucase, et les riantes vallées de la Cappadoce. Elle était en quelque sorte comme un château-fort splendide assis au milieu de riches domaines, au pied duquel de grands fleuves serpentaient dans la direction de quatre mers: le Pont Euxin, la Mer Intérieure, la Mer Hyrcanienne et la Mer Erythrée.
       Mais que d'envieux autour d'elle, et de puissants envieux!
       Barbares asiatiques du nord, Mèdes et Perses, Romains, Arabes, Turcs, choisirent toujours comme champs de bataille les riches provinces de l'Asie Mineure. Aussi voyons-nous Darius faire de l'Arménie sa XIIIme satrapie; nous la retrouvons province romaine après la bataille de Magnésie, limitée au sud par le Taurus, à l'ouest par la Cappadoce, au nord par les Monts de Colchide et d'Ibérie, à l'est et au sud par l'immense empire d'Orient; puis dans l'empire Arabe, elle était du Xe au XIIIe siècle en la possession des Turcs seldjoucides. Du XIIIe au XVe siècle Alexis de Commène en engloba la partie septentrionale dans le royaume de Pont. Enfin après de nombreuses et cruelles alternatives, où la Perse, la Russie et la Turquie se la disputèrent avec acharnement, ces trois puissances, après l'intervention européenne, s'en sont adjugé chacune une partie.
       Nouvelle Pologne, l'Arménie en tant que royaume est-elle destinée à disparaître totalement? Deux choses le feraient présager: l'entrain avec lequel on contraint ses habitants autochtones à s'expatrier ou à mourir (en Turquie tout au moins), et le soin avec lequel la Turquie (1-52), la Russie et la Perse transplantent d'autres races sur ce sol dépouillé de ses vrais propriétaires.
       Quoiqu'il en soit, ce que nous savons de son histoire confirme pleinement cette appréciation faite il y a longtemps déjà par M. de La Martinière: "Il n'y a point de royaume où il se soit livré de plus sanglantes batailles, ni en plus grand nombre."

NOTES

       (1-19) Les Arméniens appellent leur pays Haïastan, du nom de leur premier roi Haïk, descendant de Noé, qui régnait environ 2100 ans avant Jésus Christ. Un de ses successeurs, Aram, (prononcé Armen par les Grecs) lui aurait donné ensuite son nom, d'où Arménie.
       (1-25) Bras Est de l'Euphrate.
       (1-35) M. le Comte de Chollet qui a fait un voyage en Arménie en 1891, en a publié la relation en 1892 (Paris, Plon et Nourrit). Cet ouvrage, plein de précieux enseignements est loin d'être favorable aux Arméniens. Aussi reviendrons-nous encore sur certaines appréciations de l'auteur.
       (2-35) Publié par la Revue des Revues du 15 septembre 1895.
       (1-37) Arménie, Kurdistan et Mésopotamie. Plon et Nourrit, éditeurs.
       (1-41) Rapports des Ambassadeurs et Consuls anglais au sujet de la condition des chrétiens en Turquie, p. 26.
       (1-52) En 1892 on estime à 150'000 le nombre de Kurdes qui sont venus s'établir en Arménie, alors que l'empire russe ne tolère pas dans ses provinces sud du Caucase l'immigration arménienne.

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