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A T H E N A


Edmond NOGUÈRES
ARMÉNIE

[Avant-Propos]

Arménie
Dédicace
Carte sommaire de l'Arménie
Préface

Géographie
CHAPITRE I. - L'Ararat
CHAPITRE II. - Le Vilayet

Histoire
CHAPITRE I. - Des origines de la nation arménienne
CHAPITRE II. - Des entraves constantes apportées au développement historique d'un peuple
CHAPITRE III. - L'Arménie sous la domination turque

Religion - Moeurs - Littérature
CHAPITRE I. - Alcoran et Chrétienté
CHAPITRE II. - Un parallèle
CHAPITRE III. - D'une littérature qui aurait eu de l'éclat

Situation actuelle
CHAPITRE II. - Le Grand Assassin
CHAPITRE II. - Des véritables causes des massacres
CHAPITRE III. - Les massacres
CHAPITRE IV. - Rôle des puissances européennes

Conclusion
Vie ou mort

Table des matières

 

HISTOIRE

CHAPITRE Ier

Des origines de la nation Arménienne.

       Moïse, dans la Genèse (chap. II), fait la description d'une terre située vers l'Orient (par rapport à la Palestine), où prenaient naissance quatre grands fleuves. Le territoire qui environnait leurs sources était comme un délicieux jardin: l'Eden. Ces cours d'eaux sont appelés dans la Genèse: Efrad, Dicrise, Guihon et Picon. Les deux premiers ont conservé leurs noms Euphrate et Dicrise, les deux autres doivent donc être l'Araxe et le Cyrus. C'est cet Eden que Dieu avait assigné comme résidence à l'homme après sa création. Nous le connaissons sous le nom de Paradis terrestre. Il l'en chassa après le péché, et l'établit non loin de là. (Genèse chap. III).
       Depuis un temps immémorial, les habitants de ces régions ont coutume d'appeler Aïrarad une montagne très élevée qui les domine. Or la Genèse nous apprend qu'après la catastrophe du déluge, l'arche qui portait Noé vint échouer sur la pointe de terre qui la première émergea des flots, et appelée Ararat.
       Ces indications, pour bien éloignées de nous qu'elles soient, n'en sont pas moins précises, et il n'y a rien d'étonnant que la nation arménienne, située encore dans le pays qui est le plus semblable à ces descriptions de la Genèse, se fasse une gloire d'avoir été en quelque sorte le berceau de l'humanité.
       Comme l'a dit M. Leroy-Beaulieu dans sa magnifique conférence du 9 juin 1896 à l'Hôtel des Sciences savantes, "les Arméniens appartiennent à la plus grande race de l'histoire. Ce ne sont ni des noirs, ni des jaunes, ni des Touraniens, ni même des Sémites. Ce sont des Aryens. Ils se rattachent à la grande race indo-européenne, à laquelle nous disons que l'empire du monde a été promis. Ils appartiennent au rameau iranien de cette race."
       Jusqu'à ces dernières années, il était impossible de se prononcer d'une façon catégorique sur l'histoire reculée des peuples primitifs; mais les récentes découvertes nous montrent qu'au XVe siècle avant J.-C. les Arméniens étaient tributaires des dynasties égyptiennes. Quelques sculptures murales les représentent sur les bords du Nil, en train de construire les édifices gigantesques élevés par les Thoutmosis. Asservis par Ninive, ils se rendent indépendants au VIIIe siècle, et leur satrape, allié d'Arbacès et de Belésis contre Sardanapale, prend le titre de roi. Cette indépendance ne fut d'ailleurs que de peu de durée, et ils retombèrent sous la domination des Ninivites.
       Lors des conquêtes de la Perse, l'Arménie envahie une des premières, forma la XIIIme satrapie, et en 325, elle fut donnée par Alexandre au Perse Mithrinés, pour le remercier de lui avoir livré la citadelle de Sardes.
       Les Séleucides se l'approprièrent après la bataille d'Ipsus, mais Antiochus, battu par les Romains, dut l'abandonner. Elle fut partagée en deux parties: Arménie septentrionale avec Artaxata comme capitale et Arménie méridionale, partie située entre le Tigre et l'Euphrate.
       En 149, les deux Arménies furent conquises par les Parthes, qui les réunirent sous le sceptre du frère de Mithridate le Grand, Valarsace.
       A en croire le grand historien arménien, Moïse de Khoren, ce pays était à cette époque absolument inculte et barbare. Son nouveau roi voulut le civiliser et commença par l'organiser administrativement; il y introduisit en même temps le culte des astres. Ses successeurs, profitant de son travail, agrandirent leurs états et s'attaquèrent même au roi des Perses, Mithridate II. Celui-ci, battu après un premier succès, est obligé de reconnaître à Ardaschès le titre de roi des rois.
       L'empire des Séleucides était en proie à des dissensions intestines qui l'affaiblissaient considérablement; aussi Tigrane, successeur d'Ardaschès, s'empara-t-il sans grands efforts de leur couronne. Le portrait que nous avons de ce prince est peu flatteur: d'une cruauté inouïe, il fit preuve d'une tyrannie sans exemple, se faisait servir à table par les rois qu'il avait dépossédés, et les obligeait à courir devant son char comme des esclaves.
       Aussi fut-ce un vrai soulagement pour ce pays quand Lucullus, allié avec le roi de Pont vint assiéger Tigranocerte, capitale qu'il avait fait construire, et où il se livrait au luxe et à la débauche des cours persanes. La ville fut prise, mais la mauvaise discipline de l'armée romaine sauva Tigrane. Uni avec Mithridate contre les Romains, il envahit la Cappadoce, et aurait reconquis son ancienne prépondérance si Pompée n'avait pas arrêté ses succès, Allié avec le propre fils du tyran, il contraignit ce dernier à déposer à ses pieds son sceptre et son épée. Mais généreux dans le succès, Pompée lui rend l'Arménie et la Mésopotamie en lui confirmant le titre de roi des rois. Depuis lors, Tigrane resta l'allié constant de Rome, non par reconnaissance, mais par intérêt; il se désintéressa complètement des affaires extérieures et intérieures de son empire, et à sa mort (en 36), le laissa très affaibli.
       Son fils Artavasde fut honteusement trahi par Antoine, général romain, qui n'avait pas voulu suivre ses conseils et s'était fait battre sous les murs de Phrahata. Emmenant le jeune prince en captivité à Alexandrie, il le fit décapiter après la bataille d'Actium, et, suprême ironie, envoya sa tête à l'ennemi héréditaire de sa famille: Artabaze, roi des Mèdes.
       Les Parthes et les Romains se précipitèrent alors sur ce pays sans maître, où les dissensions intestines ajoutaient encore à l'horreur des incursions incessantes des voisins.
       Les tentatives d'Auguste pour placer sur le trône les descendants de Tigrane, restèrent sans succès, chacun des princes qu'il mettait à grand peine sur le trône en était aussitôt renversé par des compétiteurs soutenus par les Parthes.
       Caïus César, successeur d'Auguste, voulant concilier les différents partis, installa sur le trône un Mède Ariobarzane, mais sa mort prématurée fit échouer cette heureuse tentative. Une femme nommée Erato lui succéda, pour quelques mois seulement. Chassée du trône par ses anciens partisans, elle est remplacée par un Arsacide, que les Parthes détrônent immédiatement. Cette anarchie dura jusqu'à l'arrivée de Germanicus, qui, d'accord avec la nation arménienne, plaça sur le trône le fils du roi de Pont, Zénon dit Artaxias (18 après J.-C.). Mais à la mort de ce dernier, le roi des Parthes imposa son propre fils, que le vieux Tibère détrôna pour installer à sa place un autre Arsacide, Tiridate.
       Il fallut le courage et la valeur des légions de Vitellius pour chasser l'armée des Parthes et faire prévaloir le choix de l'empereur romain.
       Depuis ce moment (35 ans après J.-C.), jusqu'au règne de Tiridate II (259), l'Arménie fut tantôt romaine, tantôt soumise aux Parthes. L'anarchie qui régna dans ce pays pendant ces deux siècles est impossible à décrire. Les rois qui s'y succédaient, placés sur le trône par l'occident ou par l'orient étaient en butte, non seulement aux attaques extérieures, mais encore aux trahisons et aux haines des partis intérieurs. C'est ainsi que certains d'entre eux, comme Mithridate l'Ibérien par exemple, furent détrônés ou assassinés par les seigneurs mêmes qu'ils comblaient de leurs faveurs. Il faut pourtant faire une exception en faveur d'Ardaschès qui, pendant les 22 années de son règne, rétablit un peu d'ordre dans ses états, releva la capitale Artaxata, vainquit les Alains et les contraignit à repasser le Cyrus. Son général, Sempad, fut même vainqueur des légions romaines de Domitien.
       Le comble du désordre fut atteint au IIIe siècle, lors de la révolution qui ensanglanta l'empire des Perses.
       Les Arsacides renversés furent remplacés par des princes de race ennemie qui naturellement chassèrent du trône d'Arménie la dynastie précédente.
       Mais le christianisme que prêchaient avec ferveur Saint Thadée, Saint Barthélémy et surtout le grand apôtre Saint Grégoire l'Illuminateur, évêque de Césarée, avait fait de grands progrès dans les populations arméniennes. Leur religion primitive et grossière, mélange du culte grec avec les croyances zoroastriennes, cédait peu à peu la place aux idées chrétiennes, qui se développèrent surtout avec une extrême rapidité, lorsque Tiridate II, roi d'Arménie, qui avait été élevé à Rome, se fit baptiser. Il se produisit un mouvement analogue à celui qu'amena chez les Francs, le baptême de Clovis.
       Tiridate fit venir un grand nombre de prêtres Syriens et Grecs, qui fondèrent des couvents et des églises. Ce ne fut pas sans peine d'ailleurs, et sans de sanglantes rencontres que le christianisme triompha. Mais une fois établi, les Arméniens lui restèrent fidèlement attachés, et cette persistance dans leur foi est d'autant plus méritoire, que jusqu'à nos jours, elle a été la cause, ou une des causes, des affreuses calamités qui ont sans cesse placé ce pays dans une des plus cruelles situations que mentionne l'histoire des peuples.

CHAPITRE II

Des entraves constantes apportées
au développement historique d'un peuple.

       Il semblerait que l'adoption du christianisme par les Arméniens ait dû leur attirer les sympathies des peuples de même foi. C'est, hélas! le résultat contraire qui fut atteint. Car s'il est vrai qu'en maintes circonstances l'empire romain prêta l'appui de sa puissance à la nation arménienne, ce ne fut jamais dans un but de confraternité ni de charité. L'intérêt seul guide la politique des empires, et nous verrons bientôt que nombreux ont été les exemples où les chrétiens appelés au secours de leurs frères massacrés, loin de les aider, se sont unis à leurs persécuteurs.
       Cette situation de l'Arménie devait avoir de bien fâcheux résultats pour ce malheureux pays. Les différents princes, incapables par eux-mêmes, et pour cause, de défendre leurs territoires et leurs libertés, ne sachant jamais s'ils dépendaient de Rome ou de la Perse, et néanmoins se sentant toujours sous la férule de l'une ou de l'autre, se divisèrent entre eux, les uns confiants en l'avenir et en la force de l'empire romain, voulaient lui rester fidèles, ainsi qu'à leur religion; les autres préféraient se soumettre à la Perse, espérant en retirer certaines libertés et une sécurité qu'ils n'avaient encore jamais rencontrée.
       A la mort de Tiridate II, qui avait régné cinquante-cinq ans, (314), les querelles de religion, jointes aux luttes politiques, ensanglantèrent le pays. Ceux qui ne s'étaient point convertis s'allièrent aux Perses et dévastèrent les provinces chrétiennes. Khosroès II, fils de Tiridate, appuyé par une armée romaine, réussit à rétablir l'ordre et à régner dix ans. Après lui, une quantité de princes, tantôt perses, tantôt arméniens, se succédèrent sur le trône; enfin en 382 l'Arménie, en suite d'une entente entre Théodose et les Perses, fut partagée entre les deux empires. Ce partage ne subsista d'ailleurs que dix années, et le pays fut de nouveau plongé dans l'anarchie la plus complète.
       En 428 Bahram (ou Vram) détrôna le roi d'Arménie Ardachir, grâce à la complicité des princes mécontents; pour augmenter le nombre de ses partisans il affecta une grande douceur à l'égard des provinces arméniennes, leur fit des concessions, n'attendant que le moment où elles se seraient entièrement détachées de leurs liens avec les Romains pour leur imposer son joug.
       Mais les expériences passées avaient rendu les Arméniens méfiants. Un grand nombre s'expatrièrent; les autres restèrent attachés à leur foi. Le monarque persan envoya alors une grande quantité de ses propres sujets en Arménie sous la conduite de princes dissolus et de mages prêchant la loi de Zoroastre (1-64).
       Son successeur Hazguerd II jeta ouvertement le masque et voulut obliger tous ses sujets chrétiens, Arméniens, Albanais, Géorgiens à embrasser le culte de Zoroastre. Comme son prédécesseur avait signé la paix avec les Romains pour une période de cent années, il la rompit, sentant combien la faiblesse de l'empereur Théodose favorisait ses projets. Ce dernier en effet, effrayé par cette déclaration de guerre, envoya le général en chef des troupes de l'Orient, Anadol, chargé de présents, pour négocier la paix. Pendant ce temps Hazguerd ravageait les provinces chrétiennes, brûlant les églises, massacrant les chrétiens, et soumettant les prêtres aux plus affreux supplices. Après le pillage de la grande et belle ville de Nisebin, Hazguerd proclama un édit, ordonnant à tous ses peuples de se réunir pour marcher contre les Couchuns (1-65).
       Espérant que cette guerre ferait diversion aux projets du tyran, les Arméniens exécutèrent l'ordre, et l'élite de leur nation se réunit au rendez-vous fixé. Cette guerre dura sept ans, et la jeunesse chrétienne s'y couvrit de gloire. Mais au bout de ce temps, après l'assassinat d'un jeune prince arménien qui avait devant le roi soutenu les principes de la religion chrétienne, Hazguerd lança un nouvel édit enjoignant aux chrétiens de son empire de renoncer sans retard à leur religion pour embrasser celle de Zoroastre (2-65). En même temps il réunissait tous les chrétiens de son armée, dans son camp de Bahlawe (3-65) les faisait cerner par ses farouches païens, auxquels il les livra. Ce fut une tuerie ignoble. Ceux qui en échappèrent furent exilés dans les déserts. Comme gouverneur d'Arménie il envoya un de ses fidèles, Teuchabouch; il remplaça le grand chef des chrétiens, Vahan l'Amadouni par un chef persan flanqué d'un mage. Ce fut une ère d'atroces vexations pour ceux qui voulurent rester fidèles au christianisme. — Un nouvel édit fut proclamé, contenant le récit de la légende d'Ormizt (1-66). — Les prêtres et évêques arméniens y répondirent dans une lettre qui peut être considérée comme un modèle de style et d'élévation de pensée, en même temps que comme un bel acte de courage. Il n'en fallait pas tant pour rendre fou furieux le cruel monarque. Convoqués par force devant lui, les chefs arméniens furent mis en demeure d'abjurer ou de mourir. Les provinces furent réparties entre un certain nombre de mages qui par la terreur devaient les convertir. C'en était trop, et après l'indigne trahison d'un chef arménien, Vassag, tous les chrétiens se révoltèrent.
       Se précipitant avec la furie du désespoir sur le camp perse, ils le prennent d'assaut, mettent les païens en déroute et font Vassag prisonnier. Poursuivant leurs succès, ils envahissent les bourgades et les châteaux dont on les avait dépouillés, reprennent la grande cité d'Ardachad avec le territoire qui en dépendait, puis les villes de Karni, l'Anie et l'Ardakerse: en un mot ils chassèrent de leur pays l' idolâtrie.
       Ils déléguèrent alors le prince Knouni Adoun à l'empereur César Théodose, pour lui demander de comprendre l'Arménie dans les peuples dépendants de son empire, à la condition qu'il leur accordât sa protection. Malheureusement la mort de cet empereur fit échouer leur tentative, car son successeur Marcien, guidé par deux infâmes conseillers, le connétable Anadof et le Syrien Elpharios, renouvela au contraire son alliance avec la Perse.

* * *

       Nous entrons maintenant dans l'ère la plus glorieuse de l'histoire arménienne. Elle ne fut pas de longue durée, il est vrai, mais peu de nations ont de telles annales. Cette période est appelée par les Arméniens: la Guerre Sainte.
       Réduits à leurs propres forces ils se préparent à résister à l'invasion des Perses, que Hazguerd, furieux de ses défaites a fait préparer d'une manière formidable. Réunissant tous les hommes valides de religion chrétienne, ils les divisèrent en trois corps d'armée: le premier, placé sous les ordres de Nerchabouch Rimpostian devait couvrir le pays de l'Aderbeidjan et la frontière perse; le second que le généralissime Vartan commandait, avait pour mission de protéger l'Arménie, l'Albanie, et la frontière de Géorgie, toutes trois abritant des chrétiens; enfin Vassag (1-70), prince de Sunick était chargé de l'intérieur du pays. Ce dernier, décidé à trahir une seconde fois et sa religion et sa patrie, ne garda comme chefs de ses troupes que les princes arméniens qu'il savait peu dévoués à la cause sainte, et il alla s'embusquer dans les forteresses imprenables du haut pays après avoir envoyé le plan de défense des Arméniens au marzban perse Sipoukt.
       Celui-ci, comptant sur la défection du tiers de l'armée arménienne, traversa le Cyrus et marcha contre Vartan. Malgré l'inégalité du nombre (les Perses étaient deux contre un), les Arméniens ne refusèrent point le combat. Après avoir par de ferventes prières mis leur confiance en Dieu et imploré son appui, ils s'ébranlent avec impétuosité, animés par la valeur personnelle de leur chef, fondent sur l'aile droite des Perses, la détruisent, et en rejettent les débris sur les bords de la Lopnase. La victoire leur resta complète. Entrant en vainqueurs en Albanie ils y détruisent les cohortes de mages qui y étaient entrés à la suite de Sépoukt. Leur nombre grandit avec le succès: une grande quantité de timides et d'indécis que ces luttes perpétuelles effrayaient, enflammés par leur exemple autant que rassurés par leur valeur se joignent à eux, comblant ainsi les vides de la dernière bataille. Vartan prend pour objectif le défilé de Derbend, où Hazguerd avait construit une formidable citadelle destinée à arrêter une invasion toujours imminente des Couchuns. La citadelle est prise d'assaut et détruite de fond en comble. Emerveillés par le courage de cette poignée de braves, les sauvages Couchuns leur envoient un messager porteur d'un traité d'alliance.
       Ce glorieux tableau est malheureusement assombri par la trahison de Vassag, qui met à feu et à sang les provinces dont il avait la garde. Vartan marche contre lui, bien décidé à mettre un terme à ce carnage fratricide. A cette nouvelle Vassag s'enferme dans sa forteresse de Siunik. Vartan retenu par un hiver rigoureux ne peut l'en déloger mais il rétablit l'ordre et la paix dans toutes les provinces, laissant le loup absolument isolé dans sa tanière, et tremblant derrière ses épaisses murailles qu'elles ne le protègent pas suffisamment contre les justes vengeances de ceux dont il avait trahi la confiance.
       Devant le succès des armées arméniennes, Hazguerd crut que Marcien l'avait trompé, et qu'en réalité il avait puissamment aidé ses ennemis. Voulant en être certain, il expédia à ce dernier un message, et pendant ce temps affecta de traiter tous les chrétiens avec la plus grande douceur. Il leur rendit tous leurs biens, autorisa le libre exercice de leur culte et mit en liberté tous les prisonniers.
       Ce n'était hélas qu'une accalmie avant l'orage. Dès que de Constantinople on eût répondu que le sort des Arméniens était absolument indifférent à l'Empereur, Hazguerd lève une innombrable armée, et la confie à son ancien ministre (1-72) qui va camper dans le Païdagaran, plaine située au confluent du Cyrus et de l'Araxe. Vartan s'avance contre lui et rencontre son armée sur les bords de la Deghmond. L'intrépidité des Arméniens fut la cause de leur défaite. Vartan, toujours au premier rang, est frappé d'un coup mortel, et son armée mise en déroute. C'était une perte irrémédiable pour l'indépendance de l'Arménie, car Vartan avait fait preuve de qualités d'organisation remarquables, et d'un courage qui jamais ne s'était démenti. Le champ des massacres, des tortures et de la dévastation s'ouvrait désormais sans entraves devant le féroce tyran, et il ne faillit pas à ses instincts de bête sauvage. Six prêtres chrétiens furent torturés et assassinés; les confesseurs et princes arméniens furent bâtonnés et jetés en prison; leurs biens confisqués ou pillés. La mort d'Hazguerd mit seule un terme à cette période de sanglante anarchie.
       Son fils Berose qui lui succéda, après avoir assassiné son frère, ne suivit heureusement pas ses traces, au moins au début de son règne, ce qui permit aux Arméniens de se ressaisir.
       C'était au neveu du Grand Vartan, au prince Vahan le Mamigonien qu'il était réservé de faire sortir la nation agonisante de sa torpeur. Ce prince fut un des grands génies politiques et guerriers de cette époque. Il défit les Perses dans plusieurs rencontres, notamment sur les bords de l'Araxe, où, nouveau Léonidas, à la tête de 300 hommes, il arrêta 7'000 ennemis. A la mort de Berose il anéantit entièrement son armée. Grâce à lui, l'Arménie put imposer ses conditions, que le nouvel empereur Halas fut contraint d'accepter: (1-73)
       1° Libre exercice du culte et destruction des pyrées (1-74) construits en Arménie.
       2° Établissement de tribunaux équitables.
       3° Suppression des faveurs accordées aux apostats.
       4° Réglementation des affaires d'Arménie par le roi lui-même.
       Il paraissait enfin permis aux Arméniens d'espérer des jours meilleurs! Hélas, l'illusion fut de courte durée. Balas mort, son successeur Cabad reprit les anciennes traditions. Après avoir changé le gouverneur de l'Arménie, il y envoya des mages, fit reconstruire les pyrées et interdit les cérémonies chrétiennes. Vahan se remet en campagne et remporte une nouvelle victoire. En même temps il dépêche un ambassadeur à Constantinople, priant l'empereur Anastase de venir à sou secours. (2-74)
       Mais ce prince, faible et indécis, n'osa point accorder ce secours qu'on implorait de lui. Malgré cela, Cabad craignit de nouvelles défaites, et rendant justice à la valeur de Vahan, il le laissa gouverner l'Arménie à sa guise. Ce furent trente années de bonheur pour ce pays. Trente années! Bien rares dans l'histoire de ce peuple, sont les périodes aussi longues de paix et de tranquillité. Aussi la nation arménienne a-t-elle conservé précieusement le souvenir des deux patriotes qui lui ont permis de secouer momentanément le joug des oppresseurs: Vartan et Vahan le Mamigonien. La mort de ce dernier fut un deuil général pour sa patrie, qui célèbre encore par une fête annuelle d'une grande solennité, le jeudi qui précède le Carême, la mémoire des héros tombés le 2 juin 451.
       L'heure du démembrement avait sonné pour l'empire d'Orient. Les Perses eux-mêmes allaient succomber sous les coups d'une nouvelle puissance, mystérieuse, terrible, qui, partie de la Caaba, allait bientôt s'étendre, tel un flot furieux, jusqu'à l'Indus et la vallée de Caschmir, à l'est; au Maroc et aux Pyrénées, à l'ouest, soit sur 18'000 lieues. La naissance de Mahomet en 570 devait bouleverser la face du monde, et sa religion l'Islam, s'attaquant avec furie au christianisme, faillit un moment ébranler l'empire moral du Christ.
       La période de 632 à 661, sous la dynastie des Ommiades, fut une ère de conquêtes surprenantes. Nous n'entrerons point dans les détails de cette marche rapide d'un empire naissant.
       Le général Abou-Obéidah, et le valeureux Khaleb, entrèrent simultanément en Syrie et en Palestine qui furent soumises en six années. Omar en personne entra à Jérusalem, où dans dix jours il eut réglé la nouvelle organisation du pays. Il laissa d'ailleurs aux chrétiens le libre exercice de leur culte.
       L'armée qui s'était avancée sur l'Euphrate, malgré les 150'000 hommes mis en ligne par les Sassanides (contre 30'000 Arabes), s'empara sans coup férir de la Perse tout entière.
       L'Arménie subit naturellement le même sort. Elle constitua même l'extrême frontière atteinte en Asie Mineure par l'empire Arabe. Peu à peu les Turcs envahirent le pays, en prenant du service sous les ordres des Khalifes. C'est ainsi qu'ils parvinrent à occuper une place prépondérante, et que, profitant des schismes religieux, ils purent un jour les supplanter.
       Les annales de cette époque nous apprennent qu'en avril 953 commença une famine horrible, qui désola les provinces sud de l'Arménie pendant sept années. La mortalité, très forte chez les musulmans, se fit sentir cruellement aussi parmi les chrétiens. Edesse, que Tigrane avait entièrement restaurée fut particulièrement éprouvée par le fléau. Pour comble de malheur, la cinquième année, des nuées de sauterelles s'abattirent sur cette malheureuse contrée, détruisant le peu que la famine et la guerre avaient laissé. Les habitants en furent réduits à s'entre-dévorer. Nombre de villes et villages disparurent, qui ne se relevèrent jamais. Néanmoins, quelques années plus tard, l'Arménie reconquit son indépendance. En 960, l'émir musulman Hamdoun fut battu par le prince Arménien Aschot IlI, qui, deux ans plus tard se fit proclamer roi. Ce fut une joie immense pour toute la nation, qui croyait enfin reconquérir sa liberté. Les princes des états voisins firent alliance avec lui et lui envoyèrent des présents considérables. Son fils régna 29 ans, mais à sa mort, ses deux fils, Jean ou Sempad et Aschot le Brave se firent une guerre fratricide. Ce dernier ravagea le pays, rançonna et pilla les villes; voyant que son frère impassible sur le trône, ne se décidait pas à se mesurer avec lui, il investit la capitale, la belle ville d'Anie. Mais les princes et nobles d'Arménie rédigèrent une convention solennelle, donnant à Aschot les contrées arméniennes moins le Schirag et la ville d'Anie, qui restèrent à son frère. La paix fut ainsi rétablie. En 975 leur successeur Basile, trahi par un Turc, Abelgh'arib, fut massacré ainsi qu'un grand nombre de ses soldats par les Infidèles. Encouragés par ce succès, ils renouvelèrent leurs tentatives. En 1019, il envahissent le Vasbouragan, et passent tous les chrétiens au fil de l'épée. Le roi d'Arménie, Senekerim, envoya son armée, sous les ordres de son fils, à la rencontre de celle des Turcs. Cette rencontre fut sanglante de part et d'autre: de nombreux morts et blessés restèrent sur le champ de bataille. Les Arméniens avaient été surpris par la cavalerie turque qu'ils ne connaissaient pas; par l'étrangeté du costume de leurs adversaires, par leurs longs cheveux flottants... Le vieux roi Senekerim, effrayé par les descriptions de ses soldats, annonça l'accomplissement de vengeances célestes, et l'anéantissement de la chrétienté. Il mourut attristé, et confia à son fils David le soin de reculer le plus possible l'heure de ces désolantes prédictions.
       Une seconde famine s'abattit sur le pays en 1032, et fit mourir une multitude de gens. Trois ans après, les Turcs plus nombreux et rendus plus féroces par leur premier échec envahissent le pays, le mettent à feu et à sang et obligent presque tous les chrétiens à prendre la fuite. Comme si ces calamités extérieures n'étaient pas suffisantes, les Arméniens se déchirent entre eux. Leur patriarche Pierre, en désaccord avec le roi, avec les nobles et les princes, est obligé de se réfugier dans le Vasbouragan. Indignement trahi par son roi qui le rappelle sous le fallacieux prétexte de l'écouter dorénavant, il est mis en prison et remplacé par Dioscore, supérieur du couvent d'Anie, qui se posait en adversaire de Pierre. Mais sa nomination fut mal acceptée par les évêques, les prêtres et les docteurs, qui ne vinrent point à la cérémonie de sa consécration et excommunièrent le roi et les satrapes sous prétexte qu'ils avaient troublé la paix de l'église. Jean se repentit, chassa Dioscore et réintégra Pierre dans sa dignité.
       Une invasion des Perses, au nombre de 150'000 détourna les esprits des dissensions religieuses. Le pays fut presque entièrement conquis, ravagé, brûlé; les chrétiens étaient circoncis par force et obligés d'embrasser l'Islam.
       Le prince David, envoya alors un message à Jean d'Anie, l'informant que les Perses se disposaient à l'attaquer et lui demandant de s'unir à lui pour les repousser. Le roi de Gabon leur envoya aussi des troupes. Leurs forces réunies vinrent à bout des Infidèles qui durent battre en retraite en laissant leur butin aux mains des Arméniens. (1-79)
       A peine cette invasion était-elle repoussée que les Romains à leur tour envahirent l'Arménie. Ils furent d'ailleurs refoulés avec de grandes pertes, mais cette victoire fut la dernière de la dynastie des Bagratides. Elle s'éteignit avec Kakeg, qui fut battu sous les murs d'Anie par un eunuque nommé Nicolas. Après lui Monomaque, et la reine Eelkdor se succédèrent sur le trône, maîtres d'une nation exténuée qui allait devenir la proie facile des fanatiques de l'Islam.
       Alp le Lion et Malek-Shah, peuvent être considérés comme les fondateurs de la puissance turque (1063 et 1075). Le premier après avoir fait prisonnier l'empereur romain Diogène, envahit l'Arménie et la soumit (1-80) pendant que le second s'emparait de la Palestine et de la Syrie avec Jérusalem. C'est encore à la même date qu'un membre de la famille de Seldjouk conquérait sur les Grecs l'Asie Mineure où il fondait le royaume d'Iconium ou Sultanie de Roum. A sa mort les différentes provinces se rendirent indépendantes et formèrent des Sultanies distinctes, mais l'empire asiatique turc était fondé.

* * *

       Nous entrons maintenant dans la lutte proprement dite entre le christianisme et l'islamisme. Les Khalifes de Bagdad et du Caire, maîtres de Jérusalem avaient fait preuve d'une tolérance et d'une largeur de vues qui n'étaient point dans les habitudes des Turcs. Lorsque ceux-ci se furent emparés de la Ville Sainte, il n'y eut plus pour les pèlerins un seul instant de sécurité, et les cours d'Europe retentissaient de leurs cris de détresse. Le Concile de Clermont en 1095 présidé par le pape français Urbain II, prêcha la croisade, que tous les chrétiens, enflammés par la parole de Pierre l'Ermite désiraient depuis longtemps.
       L'histoire du Moyen Age nous a appris et le départ de ces braves, et les échecs de Nicée, et la longue traversée de l'Asie Mineure. Baudoin, frère de Godefroy, grâce aux indications et à l'appui des Arméniens put entrer dans Edesse, qui servit ainsi de camp avancé aux armées chrétiennes. C'est encore un Arménien, Phiroüs, qui leur ouvre les portes d'Antioche, devant laquelle, minés par la famine, ils étaient réduits à manger de la "chair de païen". Enfin, après maintes péripéties ils entrent dans Jérusalem aux cris de "Dieu le veut!" et le souvenir de leurs récentes souffrances, chassant de leur cœur toute clémence et pitié, ils tuent et massacrent pendant une longue semaine. Les fautes commises par les premiers croisés, leur manque d'organisation, ranimèrent l'ardeur des Infidèles qui en 1144 massacrèrent une partie des populations de Syrie et de Mésopotamie, et s'emparèrent d'Edesse. Une seconde croisade s'imposait cinquante ans à peine après la première; elle n'eut pour résultats que d'affaiblir le christianisme en Palestine et de rendre l'islamisme plus fort. L'Europe ne s'en rendit compte que lorsqu'un musulman de génie, Saladin, après avoir conquis l'Égypte sur les Fatimites et la Syrie sur Noureddin, battit les chrétiens d'Orient à Tibériade, où le roi de Jérusalem, Guy de Lusignan, fut fait prisonnier.
       La Ville Sainte retomba aux mains des Infidèles. Tout le monde a encore présents à l'esprit les échecs de la troisième, quatrième et cinquième croisades, malgré la prise de Constantinople et la fondation d'un empire latin qui s'écroula d'ailleurs en 1261. L'approche menaçante des hordes tartares effraya cependant Melik-el-Kamel, qui restitua à Frédéric II la Terre Sainte (1229).
       L'heure des conquêtes lointaines était passée pour la Chrétienté. Elle allait avoir à se défendre contre l'invasion des Tartares mongols, qui en 1231, réunis sous les ordres d'un de leurs chefs Temoudgin, se précipitèrent et sur l'Occident et sur l'Orient. L'Arménie était placée au premier rang: elle subit ce premier choc: il fut terrible; l'Aderbeigan, l'Aran, la Géorgie, furent dévastés par le chef Tcharmaghoun, qui, poursuivant sa route, pilla la Syrie et rentra dans Jérusalem qu'il livra au sultan d'Égypte (1239). La ville sainte était définitivement perdue pour la Chrétienté, car les deux dernières tentatives faites par le roi de France Louis IX échouèrent piteusement, et lui coûtèrent la vie ainsi qu'au plus grand nombre de ceux qui l'avaient accompagné.
       Cent cinquante ans après l'invasion de Tcharmaghoun, le sauvage Tamerlan recommença ses féroces exploits. Pénétrant en Arménie, il la ravagea; les villes et les villages furent brûlés de fond en comble, et il chassa plus de 600'000 familles dans le Khorassan, Samarcand et la Perse. Il avait eu soin de recommander de ne pas toucher aux livres et manuscrits de ces malheureuses populations: il les fit rassembler et déposer dans un château inaccessible de Samarcand (1380).
       Les princes arméniens qui avaient pu échapper à ces horribles hécatombes des premiers envahisseurs (1231), s'étaient réfugiés dans les monts de Cilicie ou de la Commagène. Ils y avaient fondé un petit Etat qui subsista jusqu'en 1320, et dont le dernier prince, Léon VI, vint mourir à Paris en 1391, après avoir en vain sollicité le secours des nations chrétiennes. Les Perses et les Sarrasins occupèrent les territoires de cette malheureuse contrée, que les successeurs de Mahomet s'approprièrent peu à peu, et possèdent encore en grande partie ... pour le plus grand malheur des chrétiens qui y résident.

CHAPITRE III

L'Arménie sous la domination turque.

       Le premier acte d'oppression des chrétiens sous la domination des Osmanlis, a été la création des Yeni-Tscheri, les janissaires. Décidée par le premier ministre Ala-Eddin en 1326, l'incorporation des enfants chrétiens dans les troupes musulmanes, après leur conversion forcée à l'Islam, ne cessa que sous le règne de Mohammed IV (1650).
       M. Lavallée dit dans son histoire: "C'est le plus épouvantable tribut de chair humaine qui ait été levé par une religion victorieuse sur une religion vaincue. Il donne la mesure de l'abrutissement où étaient tombées les populations chrétiennes sous la domination tyrannique des conquérants .... Par cet étrange mode de recrutement, les Ottomans trouvèrent à la fois le moyen d'enlever aux populations chrétiennes leur partie la plus virile, et de doubler leurs troupes sans mettre les armes aux mains des vaincus."
       La valeur de ces troupes a créé l'empire ottoman actuel. On se rappelle leur conduite à la bataille d'Angora, qui, commencée à six heures du matin, ne prit fin qu'avec la nuit (20 juillet 1402), et où les janissaires faillirent briser d'un seul coup la puissance de Timour-Leng; ce dernier, après son triomphe, dévasta les provinces d'Asie Mineure, semant partout la ruine et le désespoir. Sa mort sur les frontières chinoises sauva la dynastie des Osmanlis, qui aurait infailliblement sombré sous les coups de ce courageux conquérant.
       Lorsque Mohammed 1er eut reconstitué l'empire, un autre danger, intérieur celui-là, faillit affranchir les chrétiens de sa domination. Le savant Behreddin, et le juif apostat Torlak-Kemal, parcoururent l'Asie Mineure, prêchant la liberté et l'égalité de tous, sans distinction de race ou de religion. Autour d'eux se groupèrent les malheureux, les rayahs, les errants, tristes résidus des ravages antérieurs. Effrayé des rapides progrès de ces sectaires, Mohammed voulut les arrêter. Mais les armées qu'il envoya contré eux furent battues dans deux rencontres, ce qui augmenta encore l'audace de Behreddin, qui se rallia franchement aux doctrines chrétiennes. Devant ce péril grandissant, Mohammed réunit toutes ses forces, et son général Bayezid-pacha écrasa les rebelles à Kara-Bournou, à Magnesie et à Sérès. Torlak-Kemal et Behreddin furent pendus. La conspiration des Derviches était anéantie. Murad II étendit de nouveau la main de fer des Khalifes sur les provinces d'Asie Mineure (1425).
       Après la prise de Constantinople par Mohammed Il (1453) un firman ordonna à tous les Grecs dispersés dans l'empire, de rentrer à Constantinople. Le libre exercice du culte fut garanti aux adeptes des diverses religions. Sur l'ordre du Sultan un nouveau patriarche fut élu, George Scholarius, auquel Mohammed dit en le couronnant de la tiare: "Sois patriarche et que le ciel te protège! En toute circonstance compte sur mon amitié et jouis de tous les privilèges que possédaient tes prédécesseurs." Le sultan donnait là un exemple dont ses successeurs auraient dû s'inspirer.
       La lutte des princes de Karamanie contre les progrès croissants de l'empire, devait ensanglanter nombre de villes arméniennes, comprises dans l'ancienne sultanie de Roum et dans les royaumes de Kastamouni et de Karamanie. Mahmoud-Pacha, grand-vizir du Sultan repousse les fils d'Ibrahim, roi de Karamanie jusque dans le Khorassan, pendant que Mohammed écrase Ouzoum-Hassan à Outlouk-Beli, dans le vilayet de Sivas (1472).
       Ce sultan n'était pas seulement un conquérant d'élite, il était en même temps un habile organisateur. C'est à lui que remonte l'établissement du Kanoun-Narré, (loi fondamentale), et
       du corps religieux et judiciaire appelé Chaîne des ulémas, dans lequel se recrutent les grands fonctionnaires civils, magistrats, docteurs, professeurs, etc. Cette institution peut être considérée comme la principale cause de la situation actuelle de l'empire ottoman: c'est elle en effet qui entretient le fanatisme religieux, et qui maintient encore ces principes d'immobilisme d'après lesquels le Coran suffit et comme instruction et comme règle d'institutions sociales.
       Sous le règne de Selim Ier, Ahmed, gouverneur d'Amassia revendiqua le trône des Sultans; son fils Ala-Eddin, s'empara de Brousse en même temps que Mustapha-Bey lui livrait la ville dont il était gouverneur: Angora. Vainqueur une première fois de Selim, il fut battu dans la plaine de Yeni-Schékir et égorgé.
       Pendant ce temps les descendants de Saffieddin, scheik schiite, et notamment Ismaël, conquéraient l'Irak-Arabi, le Khorassan, le Diarbékir et le Kurdistan. La querelle des schiites et des sunnites ensanglantait l'islamisme depuis des siècles; aussi Schah-Ismaël essaya-t-il de faire triompher sa religion. Pour arrêter ce développement inquiétant, Selim, à la tête de 180'000 hommes, envahit les états du Schah qui, à la première rencontre, à Tchaldiran, mortellement blessé, vit son armée mise en déroute.
       A la suite de cette bataille les habitants du Diarbékir avaient reconnu l'autorité des Sultans, et tout le pays, jusqu'à Mossoul, fut incorporé à l'empire. Protégés par Djemali, celui qu'on avait surnommé Sembili-Mufti (1-88), les chrétiens n'eurent point trop à souffrir de Selim. Ce savant, qui seul osa garder son franc parler vis-à-vis du Sultan, lui rappela la promesse de son ancêtre Mohammed, qui avait assuré aux chrétiens la vie et le libre exercice de leur culte, en même temps que les prescriptions du Coran, défendant de convertir les Infidèles par la force (1520).
       Le successeur de Selim, Suleyman ler eut à réprimer deux soulèvements des provinces d'Asie Mineure de Karamanie et de Cilicie. En même temps un uléma, Kabiz, osa établir un parallèle entre Mahomet et Jésus-Christ, favorable au Crucifié. Condamné à mort par le Sheik-ul-Islam, il fut torturé et mourut martyr de ses convictions, que les plus cruels supplices ne purent faire varier.
       Intransigeant avec les Infidèles de son empire, Suleyman s'alliait cependant avec des chrétiens d'occident, les Français, et entreprenait la campagne d'Autriche. Un soulèvement des gouverneurs de Bagdad et de l'Aderbeidjan, l'obligea à conclure la paix pour porter tous ses efforts en Asie Mineure. Bagdad fut rapidement pacifié, le rebelle gouverneur ayant été assassiné, et Cherif-Bey eut en quelques mois reconquis l'Aderbeidjan. Ces diverses opérations furent exécutées sans férocité aucune de la part des vainqueurs. Ni chrétiens, ni schiites ne furent maltraités, et les populations de Van, de Bitlis, d'Alep et de Bagdad, n'eurent qu'à se louer de la clémence du général en chef Ibrahim-Pacha. Le fait est assez rare dans l'histoire ottomane pour être mentionné. Il est vrai que nous sommes au moment de l'alliance franco-turque, et il ne faut point s'étonner des faveurs dont jouirent les chrétiens, protégés la plupart par les consuls français. La paix de Cateau-Cambrésis signée entre Henri Il et Philippe II changea le caractère de cette alliance, qui s'effrita complètement sous les successeurs de Suleyman.
       Pendant les années qui suivirent, l'Arménie fut le théâtre de sanglantes rencontres entre Perses et Turcs. La révolte des Firaris mit à feu et à sang les provinces de Karamanie, d'Amassia, de Diarbékir et d'Alep, jusqu'au moment où le terrible Dely-Hassam, que Sokkoli n'avait pu battre, nommé gouverneur de la Bosnie, posa de bon gré les armes (1603).
       A la mort de Mohammed III, la garnison ottomane de Tebriz ayant ravagé l'Aderbeidjan, Schah-Abbas le Grand entra en Arménie, défit complètement l'armée ottomane, et s'empara de Tebriz,Van et Erivan.
       Il avait été favorisé par des circonstances exceptionnelles: une ligue formée par les Kurdes, les Druses, les Libanais, immobilisait une grande partie des forces ottomanes. Battus à Baïbourt et à Kara-Hassan-Guedidji, les rebelles durent se réfugier dans les défilés du Caucase. A peine cette révolte apaisée, le grand vizir Murad songea à reconquérir les provinces arméniennes que la Perse lui avait enlevées. La mort l'arrêta, et le Sultan Ahmed ler signa la paix avec la Perse, abandonnant au Schah les provinces qu'il occupait.
       Le commencement du XVIIe siècle est une période de complète anarchie pour l'empire Turc; sur le trône se succèdent des enfants, jouets des ulémas ou des janissaires, malheureux innocents, voués à une mort certaine au bout de quelques jours d'un inconscient règne. Murad IV termina dignement cette série, lui qui, ivre de vin et de sang, courait dans les rues, le sabre au poing, égorgeant ceux qui se trouvaient sur son passage, et prononça ce mot à jamais célèbre: "La vengeance ne vieillit pas, quoiqu'elle puisse blanchir".
       Cependant la fin du XVIIe siècle, sous le vizirat des Kupruli, et surtout du dernier, surnommé le Vertueux, devait voir se relever la puissance de l'empire. Les chrétiens, favorisés par la largeur de vues de cet homme d'État, développèrent leur commerce et leur industrie qui prirent un essor inconnu jusqu'à cette époque. Sa mort (18 août 1691) être suivie huit ans après du traité de Carlovitz, qui, comme le dit M. Hammer, proclama hautement la décadence de l'empire ottoman, en commençant l'existence européenne des Russes (1699).
       A peine affirmé, cet empire nouveau commença ouvertement la lutte avec la dynastie des Osmanlis. C'est le début de cette longue série d'entreprises des tsars contre Constantinople, origine de la fameuse question d'Orient. Le traité de Falksen atténua un peu la honte du précédent; mais celui de Passarovitz (21 juillet 1718) ouvrait à l'invasion russe la barrière qui jusque-là l'avait arrêtée: il stipulait en effet que la Russie et la Porte s'engageaient à empêcher par toutes voies possibles que la couronne ne devînt héréditaire en Pologne.
       L'empire persan de son côté était en proie à des révolutions, à des compétitions que Shah-Hussein, le dernier prince de la dynastie des Séfis était impuissant à apaiser. Aussi, presque simultanément, Turquie et Russie, dirigèrent-elles leurs efforts sur les provinces d'Asie Mineure.
       Pierre Ier envahit les bords de la mer Caspienne et le Daghestan, pendant que les troupes turques occupent l'Arménie et la Géorgie. Le ministre français Dubois, désigné comme arbitre, attribua à chacune des deux rivales les provinces persanes qu'elles avaient occupées. La Perse n'accepta pas cette solution illégale, et après plusieurs tentatives, plusieurs sanglantes rencontres, les Ottomans battus à Baghawerd, durent céder leurs dernières conquêtes et les frontières entre les deux empires furent rétablies conformément au traité de 1639.
       A peine la paix était-elle signée avec la Perse, que commença la première campagne russe véritablement dangereuse pour la Turquie. L'intervention de la France sauva seule l'empire ottoman, et le traité de Belgrade (septembre 1739) annihila celui de Carlovitz. 1l est encore la base des relations actuelles de la France et de la Porte.
       Mais dès1825, la Russie se préparait de nouveau à envahir la vallée du Danube avec 50'000 fantassins, 10'000 cavaliers et 248 canons. Traversant le Pruth en deux endroits, ils pénètrent en Valachie, dont les deux capitales furent presque réduites en cendres (1-92). Le résultat de cette campagne, la paix d'Andrinople, assura aux Russes le passage du Bosphore pour leur flotte de la mer Noire, le protectorat de la Roumanie, et quelques districts de l'Asie Mineure.
       Quelques mois plus tard, la Porte était obligée de reconnaître l'indépendance de la Grèce (1830): il restait bien peu de chose de l'ancienne puissance des Osmanlis. Le traité d'Unkiar-Skelessi allait lui porter le dernier coup, en reconnaissant à la Russie le droit d'intervenir dans les troubles intérieurs de l'empire; le 28 juillet 1839, les puissances européennes se l'arrogèrent en intervenant dans la question d'Égypte: première phase de la question d'Orient.
       L'heure de l'écrasement avait sonné pour les chrétiens d'Orient; les massacres du Liban en sont le sanglant prélude: 1845 est une date à jamais douloureuse pour le christianisme, et la politique néfaste du Foreign office à cette époque peut être considérée comme un encouragement donné à la barbarie contre la civilisation.
       La Russie au contraire, —  mais par intérêt il est vrai — se posa en adversaire de la Porte; et sous le prétexte d'éviter aux Grecs orthodoxes les vexations et les ravages dont avaient été victimes les chrétiens du Liban et les pèlerins de Jérusalem, elle exigea des garanties solides et invariables dans l'intérêt de l'église orthodoxe. Devant le refus de la Porte, Widdin fut assiégée; les Turcs battus à Orbelian et à Akhalzich sont rejetés derrière l'Arpatschaï; la flotte ottomane est détruite devant Sinope, qui est rasée. L'intervention de l'Angleterre et de la France et la campagne de Crimée, sauvent Constantinople. Le traité de Paris (1856) ferme les détroits aux vaisseaux de guerre de tous les pays, en ouvrant la mer Noire aux navires de commerce. Un hatti-hamayoun de la même date, rétablit l'égalité entre chrétiens et musulmans; il abroge la loi qui condamnait à mort tout chrétien qui après avoir embrassé l'islamisme, retournait à sa foi première, ainsi que celle qui exigeait que les enfants nés de mariage mixte fussent élevés dans la religion musulmane. Les chrétiens sont admis à toutes les charges; il est interdit de leur adresser des injures (1-94). Les rangs de l'armée leur sont ouverts, et leur témoignage est admis comme celui des musulmans.
       Que de désastres évités si les successeurs d'Abdul-Medjid avaient laissé en vigueur cette constitution équitable, et si le parti des vieux Turcs n'avait pas opposé une résistance acharnée à la mise en pratique de ces règlements! Mais l'œuvre de régénération commencée par Mahmoud devait se heurter à ce parti rétrograde, et les massacres des chrétiens de Djedda et de Syrie devaient être la cruelle contrepartie des bienfaits d'Abdul. En 1860 le Liban et l'Anti-Liban sont affreusement ravagés; Zahlé, cité très prospère, fut dévastée, et tous les chrétiens y furent égorgés; musulmans, bédouins se ruèrent à la curée. Damas eut le même sort, et sans l'intervention de l'émir Abd-el-Kader, il ne serait pas resté un seul chrétien dans l'empire.
       A la tête d'une petite troupe, il arrête les massacreurs, leur arrache leurs victimes. Son palais devient l'asile de milliers de chrétiens, qui y trouvaient la sécurité et des secours de toute espèce. Héros sur le champ de bataille, magnifique par sa charité, il est une des plus nobles figures du siècle. L'Europe chrétienne ne se décida à agir qu'après lui, et alors seulement que la Porte, effrayée par cette explosion de fanatisme, eut pris les mesures nécessaires pour en arrêter les progrès. Et l'on vit en 1860 les fauteurs de désordres emprisonnés et fusillés, alors qu'en 1896 on les comble d'honneurs.
       Mais ces massacres n'étaient que les premiers anneaux d'une longue et sanglante chaîne.
       L'organisation civile des Arméniens sujets de l'empire ottoman est l'œuvre d'un évêque arménien de Bysance, Der Oraghim, que Mohammed II aimait beaucoup et consultait sur un grand nombre de questions importantes.
       Lorsque, en 1453, Mohammed prit possession de Constantinople, il nomma cet évêque patriarche de tous les Arméniens, avec le pouvoir le plus étendu sur tous ses coreligionnaires. Cet état de choses devait durer près de quatre siècles, jusqu'au moment où ce chef de l'Église, devenu en réalité un simple fonctionnaire turc, fut obligé, de par la volonté même de ses coreligionnaires, de céder la place à un Conseil national arménien, dont il ne fut que le président.
       Ce Conseil était chargé de la répartition et de la levée des impôts, de la justice et de la sauvegarde des intérêts arméniens vis-à-vis du gouvernement turc. En échange de ces concessions, le Conseil national était responsable de la fidélité des Arméniens à la Porte. Il entra en fonctions en 1842, mais le règlement définitif, connu sous le nom de Constitution Nationale, ne fut arrêté qu'en 1860. Pendant ces vingt années, le Conseil essaya d'obtenir certaines réformes, destinées à favoriser le développement commercial de la nation. Ces exigences déplurent au gouvernement, qui dès l'année 1861, prétextant que les Arméniens voulaient former un État dans l'État, suspendit la Constitution Nationale: elle l'est encore de nos jours.
       Cet acte de flagrante injustice devait avoir pour les chrétiens les plus épouvantables conséquences.
       Au mois de juillet 1861, les habitants de Bechen et de Kertmen, villages du vilayet de Zeithoun, se prirent de querelle à propos d'un terrain dont ils se contestaient mutuellement la propriété. Une bagarre s'ensuivit, dans laquelle les Arméniens eurent le dessus et mirent hors de combat plusieurs de leurs adversaires. A cette nouvelle, Azis, pacha de Marasch, réunissant pour la forme un conseil de trois notables musulmans, réputés pour l'intransigeance de leur fanatisme, décida d'envahir le Zeithoun, et d'y anéantir toute la population arménienne. Se mettant à la tête de sauvages bachi-bouzouks, il se prépara à exécuter son dessein. Redoutant le renouvellement des scènes du Liban, les Arméniens s'adressèrent à M. de Molinari, consul de France, en le priant d'intervenir en leur faveur. Voici la réponse que celui-ci reçut du pacha Azis: "Je veux en finir avec ces rebelles et ces assassins, et les exterminer jusqu'au dernier. J'ai d'ailleurs reçu des ordres formels de Constantinople à ce sujet." Le 7 août il pénètre de nuit dans le village d'Alabasch, où les habitants surpris pendant leur sommeil ne peuvent opposer aucune résistance.
       Quarante maisons sont pillées, leurs propriétaires massacrés, les récoltes incendiées, femmes ou enfants ne trouvent point grâce devant les bourreaux: les prêtres égorgés sont enterrés avec des chiens; les ornements sacerdotaux sont distribués aux bachi-bouzouks. Après Alabasch, la ville de Marasch subit le même sort. Les chrétiens présentent une supplique au pacha, le conjurant de les protéger contre les férocités de la populace. Pour toute réponse ce dernier ordonne le désarmement des Arméniens, qui, en désespoir de cause, s'adressent aux consuls de France et d'Angleterre en résidence à Alep.
       Pendant ce temps, Azis à la tête de 5'000 bachibozouks arrive à Tchékerderé qui, après le pillage, fut entièrement incendiée. Au couvent de St-Sauveur, à trois heures de Zeithoun, la bande pillarde ne trouve que quatre religieux et une vieille femme prosternés devant l'autel: ils y sont égorgés; après que tout ce qui avait quelque valeur eût été enlevé, le feu dévora le monastère et le hameau voisin, dont il ne resta qu'une seule maison.
       Ce n'étaient encore que les préludes du 14 août: les troupes d'Azis, formées en trois colonnes, soutenues par de l'artillerie, marchent sur Zeithoun, ravageant tout sur leur passage, incendiant les fermes et les récoltes, et ne laissant derrière elles que des ruines fumantes.
       Les Arméniens, embusqués dans les rochers qui commandent la route, causent de grandes pertes aux musulmans dont la cavalerie était immobilisée par les accidents du terrain.
       Choisissant le moment où le découragement commençait à se faire sentir chez leurs adversaires, ils sortent de leurs embuscades et se jettent sur les bachi-bozouks qu'ils mettent en déroute. En même temps la réserve arménienne s'élance sur l'artillerie, s'en empare, poursuit Azis qui s'enfuit dans la direction du couvent de la Mère-de-Dieu où il s'enferme après avoir assassiné un prêtre qui s'y trouvait seul. Pendant quatre heures ce combat ensanglanta les environs de la ville. Il avait coûté la vie à huit cents musulmans. Le reste, en désordre, se replia sur Marasch. Zeïthoun était sauvé. Ses défenseurs y firent leur entrée chargés des dépouilles des vaincus et de leurs armes. Le lendemain un bataillon de chasseurs et deux escadrons de cavalerie étaient envoyés à la demande du consul anglais d'Alep. La Porte, à la requête de Mgr Hassoun, consentit à la formation d'une commission d'enquête composée d'un musulman, de l'évêque arménien uni, de l'évêque arménien non-uni, et d'un délégué arménien protestant. Les Arméniens consentirent à recevoir un mudir, et à payer au trésor une indemnité annuelle de 12'000 piastres.
       Seize ans plus tard, à la suite des exactions des mudirs qui les gouvernaient et des exigences de la Porte qui portait de 12'000 à 500'000 piastres le tribut annuel, les Zeithouniens se révoltèrent contre leur mudir, Davoud-Effendi, qui avait de ses propres mains étranglé un de ses domestiques arméniens injustement accusé de vol. Traduit devant les tribunaux, le mudir fut acquitté: ce fut le signal de ta révolte. Sous les ordres d'un chef énergique nommé Babick, les Arméniens organisèrent une guerre d'embuscade qui obligea la Porte à leur accorder une amnistie et à nommer un adjoint arménien au nouveau mudir.
       Pendant la même période l'Herzégovine se révolta, réclamant des réductions d'impôts et l'organisation d'une gendarmerie indigène, seule capable d'assurer la sécurité du pays. Les Monténégrins et les Serbes, apportèrent aux révoltés un précieux concours. L'Autriche intervint et le baron Andrassy exigea du sultan l'application de réformes contenues dans un memorandum approuvé par toutes les puissances sauf par l'Angleterre.
       Cette restriction encouragea la Porte à refuser les réformes demandées; elle l'encouragea même à sévir avec une ignoble rigueur contre les Bulgares, dont la situation, depuis l'intrusion des Tcherkesses dans leur pays était analogue à celle des Arméniens vis-à-vis des Kurdes. En novembre 1875 le village de Sulmchi fui le théâtre de scènes hideuses; presque toute la population bulgare fut massacrée et torturée avec des raffinements de cruauté inouïs. Ce fut le signal de la révolte de ce peuple opprimé, et en avril 1876, les Bulgares, arborant leurs couleurs, courent sus aux musulmans et en massacrent quelques centaines. Suivant toujours la même politique, celle de 1861, comme celle de 1896, le grand vizir lâche sur la Bulgarie plusieurs milliers de Tcherkesses et de bachi-bozouks; pendant trois mois consécutifs, ce fut une horrible boucherie: à Batak 5'000 Bulgares sur 7'000 furent massacrés; à Pierouslitza, il ne resta, plus un seul habitant, à Yamboli de même. Les chiffres les plus modérés, fournis par l'ambassade anglaise, évaluent à l2'000 le nombre des victimes de cette tuerie.
       Aux représentations des puissances, la Porte répondit en faisant tomber la cause des troubles sur le fanatisme. (1-101) Et pourtant l'ambassadeur de France écrivait à son ministre: "Grâce à leurs habitudes laborieuses et morales, malgré bien des avanies, les populations chrétiennes des Balkans allaient grandissant en richesse et en instruction; par la force des choses, elles gagnaient chaque jour du terrain sur les musulmans. C'est à ce progrès si naturel et si légitime que certains patriotes ottomans entendent mettre un terme par le massacre et l'incendie." (2-101)
       Devant le sentiment unanime de réprobation des puissances européennes, l'Angleterre se décida à modifier sa politique, et fit savoir à la Porte d'avoir à tenir ses troupes sous un contrôle suffisant!
       Les défaites des Serbes et Monténégrins en 1876-1877 décidèrent enfin la Russie à sortir de la réserve où depuis quelques années elle avait feint de se tenir: le 13 novembre 1877, une circulaire du prince Gortschakoff faisait savoir à l'Europe la mobilisation de six corps d'armée destinés à assurer la sécurité des chrétiens par tous les moyens possibles.
       L'Angleterre, l'éternelle rivale des tsars, sauva encore une fois la Turquie d'une destruction inévitable en provoquant une conférence européenne à Constantinople dans le but de trancher le différend et d'imposer une constitution à l'empire ottoman.
       L'importance de cet acte est trop grande pour que nous n'en disions pas quelques mots.
       Afin d'éviter l'ingérence des Européens dans les affaires turques, Abdul-Azis, après avoir nommé Grand Vizir Midhat-Pacha, chef du parti jeune Turc, édicta un hatt impérial proclamant une nouvelle constitution. Il promulguait: l'irresponsabilité du Sultan, l'égalité de tous ses sujets devant la loi, l'admission de tous aux charges publiques, l'inviolabilité du domicile et de la liberté individuelle, la liberté de conscience. Un sénat devait être constitué, dont les membres seraient nommés à vie par le Sultan; une chambre des députés élus pour quatre ans, avec droit de contrôle sur les actes du gouvernement, etc.
       Pendant ce temps avait lieu la conférence européenne, qui établit un projet de réformes et de constitution dont voici les principaux articles:
       1° Annexion de Mali-Zrownik à la Serbie et rétablissement du statu quo ante bellum.
       2° Annexion au Monténégro de Spizza et de douze districts d'Albanie et d'Herzégovine.
       3° Autonomie de la Bulgarie.
       4° Autonomie de la Bosnie et de l'Herzegovine.
       50 Établissement de milices indigènes dans les provinces autonomes.
       6° Libertés municipales.
       La Porte opposa un refus catégorique à ces propositions en se retranchant derrière l'article premier de la constitution: l'indivisibilité de l'empire.
       Le 15 janvier un dernier ultimatum lui fut adressé par les puissances, ultimatum qui contenait en plus des clauses précédentes, de nouvelles réformes de l'administration intérieure.
       Le 20 janvier Sarfet-Pacha notifia le refus de la Porte aux ambassadeurs.
       Qui connaîtra jamais les vrais dessous de la politique? Malgré l'entente, complète en apparence, des puissances représentées, les ambassadeurs se séparèrent sans avoir mis à exécution les menaces de l'ultimatum.
       Les efforts de la Russie, représentée par le général Ignatiew, pour mettre la Turquie en demeure d'obtempérer aux ordres des puissances, restèrent sans résultat. Le Protocole de Londres du 31 mars n'était plus qu'un écho affaibli de la conférence de janvier, et encore la Turquie, fière de son précédent succès, refusa-t-elle de s'y soumettre.
       Le 24 avril le Czar lui déclarait la guerre. Laissant de côté le détail des opérations de cette guerre turco-russe, nous ne suivrons que la marche de l'armée russe sur les frontières d'Asie Mineure.
       Les généraux Loris-Melikoff et Der Hougassoff, Arméniens tous les deux, s'emparent de Kars, d'Ardahan, Bayazid, Dram-Dagh, et pénètrent au cœur de l'Arménie. Mais, battus par Mouktar-Pacha à Zervin, ils durent se retirer, l'un à Alexandropol et l'autre à Igdir. Dès que le général Mélikoff eut reçu les renforts qu'il attendait, il écrase les Turcs à l'Aladja-Dagh, enlève Kars à la baïonnette et bloque Mouktar-Pacha dans Erzeroum (4 novembre). Deux mois après, les avant-postes russes menaçaient Stamboul, après la remarquable campagne d'hiver du général Gourko. La Turquie dut s'incliner et demander la paix. Les préliminaires en furent signés à Kezanlik le 5 février, et le 3 mars le général Ignatiew imposait à la Porte le traité de San Stefano. Les démarches de l'Angleterre, de l'Allemagne et de l'Autriche, obligèrent la Russie à réviser le traité ou plutôt à le soumettre à l'approbation des autres puissances. C'est l'origine du traité de Berlin.
       Le Congrès européen s'ouvrit à Berlin le 13 juin 1878. Voici quels étaient les représentants des puissances:
       Angleterre: lord Beaconsfield, lord Salisbury et lord Russel.
       Allemagne: prince de Bismarck, prince de Hohenlohe, baron de Bulow.
       Autriche-Hongrie: comte Andrassy, comte Karolyi, baron de Haymerlé.
       France: M. Waddington, comte de St-Vallier, M. Desprez.
       Italie: comte Corti et comte de Launay.
       Russie: prince Gortchakoff, comte Souvalow, baron d'Oubril.
       Turquie: Mehemet-Ali-Pacha, Caratheodory-Pacha et Sadullah-bey.
       En plus de certaines fixations de frontières, le Congrès fit prendre à la Porte l'engagement d'admettre, saris distinction de religion, le témoignage de tous ses sujets devant les tribunaux, (art. 63); de réaliser sans retard les améliorations et les réformes qu'exigent les besoins locaux dans les provinces habitées par les Arméniens, et de garantir leur sécurité contre les Circassiens et les Kurdes, (art. 61); de donner périodiquement connaissance des mesures prises à cet effet aux puissances qui en surveilleront l'application.
       "Mensonges, les traités; lettre morte, les promesses du Sultan, les stipulations protectrices contresignées pour la forme, par les délégués de toutes les Puissances. Rien n'a été changé, rien n'a été fait, et, alors qu'il aurait suffi d'une énergique parole pour prévenir tant de maux, rien même n'a été dit." (1-105)
       C'est, hélas! la triste vérité. Depuis 1878, aucune réforme n'a été introduite en Arménie. Ou plutôt, celles qu'on y a mises en vigueur sont précisément le contraire de ce que le traité de Berlin stipulait: on a désarmé les Arméniens et on a armé les Kurdes. On a dit aux chrétiens: vous êtes libres de pratiquer votre culte, mais on les a circoncis; on les a appelés devant les tribunaux pour témoigner, et on les a emprisonnés ensuite; on n'a pas diminué leurs impôts, mais on a volé leurs fortunes; on n'a pas respecté leur liberté individuelle, mais on a respecté celle de leurs assassins; on n'a pas violé seulement leurs domiciles, mais les femmes qui s'y trouvaient, et qu'on faisait flamber ensuite, avec la maison enduite de pétrole.
       Les Puissances n'avaient rien à dire: n'exécutait-on pas des réformes??

NOTES

       (1-64) La religion connue sous le nom de Mazdéisme a été prêchée dans l'Iran. Son fondateur en serait un certain Zarathoustra qui paraît avoir vécu en Bactriane. Cette doctrine était contenue dans l'Avesta ou Livre de la Loi écrit en langue zende. Elle proclame un seul Dieu Ormuzd principe du bien et de la lumière, opposé à Ahrimann, principe du mal et des ténèbres. Il n'y avait ni temples, ni autels, ni statues, mais des pyrées où s'entretenait le feu sacré.
       (1-65) Les Couchuns sont les tribus asiatiques qui, sous le nom de Huns, envahirent l'Occident au XIIIme siècle.
       (2-65) Voici à titre de document la traduction de cet édit: "Que toutes les nations et tous les peuples soumis à mes ordres cessent sur-le-champ de suivre leurs fausses religions; qu'ils reviennent à l'adoration unique du soleil et le confessent Dieu, en lui offrant des sacrifices. Qu'ils se tiennent toujours prêts à se rendre où les appellera le service du feu, et qu'ils observent strictement la loi des mages."
       (3-65) Ville forte qu'il avait fait élever sur les confins du territoire des Couchuns.
       (1-66) "Lorsque le ciel et la terre n'existaient point encore, Zewan, le grand duc, offrit des sacrifices pendant l'espace de mille années, en disant: Peut-être qu'il me naîtra un fils du nom d'Ormitz, qui fera le ciel et la terre. Il conçut alors deux enfants: l'un pour les sacrifices et l'autre pour dire: peut-être. Il dit: Celui qui viendra au monde le premier aura mon empire. Celui qui avait été conçu pour l'incrédulité lui fendit le ventre. — Qui es-tu? lui demanda Zervan. — Ton fils Ormizt, répondit-il. — Mon fils est éclatant de lumière et répand une douce odeur, répliqua Zervan, tandis que tu es noir comme les ténèbres, et que tu as la mine d'un mauvais sujet.
       Et comme il pleurait amèrement, son père, touché de ses larmes, lui donna l'empire pour mille ans, et le nomma Arhmen. Il engendra ensuite l'autre fils, qu'il nomma Ormizt, et il ôta l'empire à Arhmen pour en investir Ormizt, en lui disant: Jusqu'ici je vous ai fait des sacrifices, c'est maintenant à votre tour de m'en offrir. Alors Ormizt créa les cieux et la terre; mais Arhmen, au contraire, créa le mal. Toutes les créatures furent partagées entre les deux frères et divisées ainsi: les anges appartinrent à Ormizt, et Arhmen eut pour son lot les dews. Tous les biens qui descendent d'en haut sur la terre depuis le temps de la création jusqu'à nous, sont l'ouvrage d'Ormizt, et tous les maux qui accablent les hommes sont l'œuvre d'Arhmen. Aussi tout ce qu'il y a de bon en ce monde vient d'Ormizt, et tout ce qu'il y a de mal de son frère Arhmen. Ormizt a créé l'homme; mais les peines, les maladies et la mort remontent à Arhmen. Les malheurs publics et particuliers, les guerres et les entreprises désastreuses émanent du mauvais principe; mais le bonheur, la royauté, la gloire, la santé du corps, la beauté du visage, l'éloquence, les longs jours de la vie découlent du bon principe. Tout ce qui n'est pas pur et parfait, découvre le mélange des deux principes. Tout homme qui avance que Dieu a créé la mort et que le bien et le mal découlent de la même source, est dans l'erreur. Les chrétiens y sont surtout, lorsqu'ils disent que Dieu est susceptible de jalousie, et qu'il créa la mort pour punir l'homme d'avoir mangé une figue cueillie sur l'arbre défendu. Une pareille jalousie qui serait absurde d'homme à homme peut-elle exister dans un Dieu? Celui qui parle ainsi, est sourd, aveugle, et trompé par les dews. Mais les chrétiens donnent dans une erreur bien plus grande encore. Ils disent que Dieu, qui a fait le ciel et la terre, est venu parmi nous, et qu'il est né d'une certaine femme nommée Marie, dont le mari s'appelait Joseph; beaucoup de gens, ont été trompés par cet homme qui se disait Dieu. Si les Grecs, par un effet de leur profonde ignorance et d'une manie, suivent cette doctrine erronée et se privent des lumières de notre religion parfaite, ils en porteront le dommage. Mais vous qui êtes sujets de la Perse, pourquoi tombez-vous dans le même délire? pourquoi suivez-vous ces erreurs? Embrassez la religion de votre maître qui doit répondre de vous devant Dieu.
       N'ayez pas foi à vos chefs que vous nommez Nazaréens, parce qu'ils sont très menteurs et très fourbes. Ce qu'ils vous enseignent par leurs paroles, ils le démentent par leurs œuvres. Manger de la viande, disent-ils, n'est pas péché, et pourtant ils n'en mangent pas! Prendre femme est, disent-ils, une chose convenable, et cependant ils ne veulent pas seulement regarder les personnes de l'autre sexe! Ce n'est pas un péché que d'amasser honorablement des richesses, disent ces hommes, et ils ne cessent de prêcher et de vanter les pauvres. Ils préconisent le malheur et décrient la prospérité. Ils se moquent du nom de la bonne fortune et tiennent a mépris toute espèce de gloire. Ils aiment à se vêtir d'habits grossiers et préfèrent les choses viles à celles qui sont nécessaires; ils louent la mort et méprisent la vie; ils ne font pas de cas de la fécondité de l'homme, et vantent au contraire la stérilité; en sorte que si leurs disciples les écoutaient, ils n'auraient plus aucun commerce avec les femmes, ce qui amènerait bientôt la fin du monde.
       Mais je ne prétends pas dans cet écrit vous détailler toutes leurs doctrines, car ils disent une foule de choses bien autrement absurdes que celles que je viens de vous rapporter. Ils prétendent par exemple, que Dieu a été mis en croix par les hommes, qu'il est mort, qu'il a été enseveli et qu'ensuite il est ressuscité et monté aux cieux. Or, vous devez déjà être en possession de juger la valeur de cette indigne doctrine. Les démons qui sont méchants ne peuvent être ni pris ni tourmentés par les hommes; comment donc cela est-il supposable lorsqu'il s'agit du souverain créateur de toutes les créatures? Cette chose, pour vous autres chrétiens, est fort honteuse à dire, et pour nous cette doctrine est aussi absurde qu'elle est incroyable.
       Il ne vous reste plus, ô Arméniens, que deux choses à faire: l'une, de répondre à cette lettre article par article, l'autre de venir en toute diligence à notre Sublime Porte, et de vous présenter à notre grand tribunal".
       (1-70) Vassag, apostat, après avoir été fait prisonnier par les Arméniens s'était de nouveau converti au christianisme et avait donné les marques d'un sincère repentir. On verra plus loin dans quel but.
       (1-72) Cet ancien ministre du nom de Mouchgan, qui s'était toujours montré un cruel ennemi des chrétiens, avait été mis en disgrâce pour la forme pendant les quelques mois de la paix précédente.
       (1-73) On remarquera l'analogie qu'il y a entre ces conditions et celles que nous reproduisons plus loin, posées à la fin du XIXe siècle.
       (1-74) Pyrées: foyers élevés pour l'entretien du feu sacré dans la religion zoroastrienne.
       (2-74) II semblait à ces chrétiens, martyrs de leur foi, impossible qu'un empereur chrétien les abandonnât dans une situation aussi critique.
       (1-79) Un général arménien, Libarid Orphélian, à la tête de 41'000 hommes avait accompli ce tour de force. Si les nobles géorgiens jaloux de sa valeur ne l'avaient point fait lâchement assassiner, il aurait sans doute évité de grands malheurs à sa patrie.
       (1-80) Les villes d'Akhal et d'Anie tombèrent en son pouvoir; il s'y montra d'une cruauté et d'une férocité que les Huns même n'égalèrent point. Le fleuve Akhouréan, qui baigne Anie était rouge du sang de ses victimes.
       (1-88) Ainsi appelé parce qu'il avait l'habitude de mettre à sa fenêtre un panier dans lequel on déposait des questions théologiques auxquelles il répondait par la même voie.
       (1-92) M. de Moltke: Campagnes des Russes dans la Turquie d'Europe en 1828 et 1829.
       (1-94) M. le Dr Sandwith, dans sa relation du siège de Kars, nous rapporte la teneur d'un teskèré d'inhumation délivré en 1855 à un prêtre arménien par le cadi de Mardin: "Permis au prêtre de Marie d'enterrer l'impure et puante carcasse du nommé Saïlah, damné ce jour même."
       (1-101) Comparer avec le chapitre intitulé: Des véritables causes des massacres.
       (2-101) Livre jaune 1875-1876. On pourra comparer cette opinion, d'un homme bien en situation de juger sainement les choses, avec celle que nous émettons au sujet des véritables causes des massacres d'Arménie.
       (1-105) Préface de M. G. Clémenceau: Les massacres d'Arménie. (Mercure de France).
      

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