Journal de Genève / Gazette de Lausanne
Samedi littéraire III - 14 juin 1975

 

Pierre Emmanuel veut changer la vie
grâce à sa révolution parallèle

 

Il faut selon lui restaurer les pouvoirs de l'imaginaire et de la liberté créatrice

      Poète de la Résistance, prophète de la Libération, académicien célèbre, Pierre Emmanuel se fait maintenant l'accusateur public d'une société qui travaille avec frénésie à sa propre perte: lancé à la poursuite de faux biens auxquels il s'aliène, l'homme se vide de son être et ne trouve sur sa route qu'angoisse et déréliction. L'auteur dénonce avec violence et indignation les crimes qui sont perpétrés contre la personne et les déséquilibres profonds qui font chanceler la société.

Par Pierre PERROUD

      Pierre Emmanuel analyse, dans La révolution parallèle, les causes des déséquilibres que se manifestent au sein de la société contemporaine. Il devient nécessaire, selon lui, de rénover nos conceptions en ce qui concerne des sujets apparemment aussi divers que l'école, le "troisième âge", le monde du travail, les mass media, les loisirs ou l'organisation politique.

      L'école, dans son état actuel, est une institution trop repliée sur elle-même et qui ne tient pas assez compte de la vie. Les élèves s'initient en rangs par deux et par tranches de quarante-cinq minutes aux rites qui leur permettront d'entrer dans la vie professionnelle, ce qui ne signifie pas que leurs études aient une relation quelconque avec leur futur métier, loin de là! Les aspects techniques et manuels de l'éducation sont souvent délaissés au profit du développement de la seule intelligence abstraite, comme si cette dernière constituait l'unique critère pour juger de la valeur d'un élève. La sélection scolaire a des relents de ségrégation.

La tête et la main

      Au lieu d'enfermer les enfants jusqu'à seize ou dix-huit ans "dans un milieu purement théorique, avec ou sans ateliers, pour les jeter ensuite sur le marché du travail", il faut conjuguer harmonieusement travail et études, jeter des ponts entre l'école et tous les aspects de la vie, "fondre l'école dans le milieu", c'est-à-dire faire d'elle un "lieu d'éveil en commun, de mise en commun de la variété des richesses humaines, où chacun donne et reçoit tour à tour; où ni la tête ni la main, ni l'imaginaire ni le sensible, ni l'âme ni le corps, ne sont avantagés au détriment les uns des autres ni à celui de l'unité du tout mais où le tout est exercé en chacune de ses parties, comme le groupe, l'équipe, la communauté, s'exercent en chacun de leurs membres".

      Α chaque catégorie d'âge correspond une institution étatique: aux jeunes l'école, aux vieux la retraite. Celle-ci correspond à une sorte de mise à l'écart des circuits sociaux des personnes dites du "troisième âge". Les pouvoirs publics et l'économie ne savent que faire au juste "de cette masse improductive pratiquement interdite de travail, généralement pauvre et piètre consommatrice, offusquant la société du "bonheur par le spectacle de l'inactivité, de la décrépitude et de la mort". C'est grâce à la culture, considérée comme facteur d'intégration sociale, que la société pourra être en mesure de créer un "milieu de vie aussi favorable que possible" à tous ses membres, sans exception. Chacun, quel que soit son âge, doit pouvoir exercer son rôle dans un esprit de solidarité et de dignité. La valeur de la personne ne décroît pas avec le nombre des années et l'humanité doit être également respectée en tout homme.

Βétail humain

      Il  ne faut pas croire que les hommes dans la force de l'âge soient privilégiés par rapport à leurs aînés. La vie des travailleurs et des citadins, en particulier, n'est guère enviable: écartelés entre la multitude qui les oppresse et la solitude qui les ternit, ils offrent la triste image de ces êtres dont toute l'existence consiste à produire suffisamment pour pouvoir consommer davantage, à exécuter "un travail littéralement servile" dont ils ne sont "que les outils interchangeables".

      Ce "bétail humain" ne connaît que deux sortes d'évasion: la télévision devant laquelle il s'avachit béatement, et la violence, "celle des jeunes surtout dont c'est merveille qu'elle soit encore aussi faible par rapport aux causes d'explosion qu'accroît à plaisir notre société". Toutefois, il serait possible de redonner un coeur aux villes en agrémentant, par exemple, les paysages urbains ou en consacrant aux centres socioculturels les mêmes efforts que ceux qui sont déployés pour multiplier les supermarchés.

      Pierre Emmanuel dénonce avec vigueur l'impérialisme des mass media, et en particulier de la télévision: "Le monopole de fait d'une parole adressée virtuellement à un peuple entier, justifie l'inquiétude des "usagers" qui se sentent manipulés par des professionnels de l'idéologie politique ou publicitaire". Le problème se pose alors de remettre ces instruments aux mains de tous ceux qui les utilisent afin qu'ils en fassent de véritables moyens de communication. Il faudrait décongestionner le pouvoir central et constituer ce que Pierre Emmanuel appelle des "pays", c'est-à-dire des "unités de coexistence" (de deux à trois mille kilomètres carrés) entre une ville et la campagne environnante. "L'étendue moyenne du" pays "permettrait à ceux qui y résident non point de se connaître tous, mais de se flairer, d'entrer aisément en rapport, de se trouver des intérêts et des aspirations communes."

Pourquoi la poésie?

      Par les quelques exemples qui précédent, on se rend compte que nombreuses sont les critiques et les suggestions que Pierre Emmanuel adresse à la société française: depuis la Commission de réforme du français jusqu'à la liturgie en passant par la mise à sac des Alpilles (par les agents immobiliers, les architectes et les promoteurs, "engeance funeste, pour qui le paysage même le plus sacré n'est qu'une surface à tant le mètre carré.") Toutes cependant manifestent que nous avons besoin d'une recréation, d'une renaissance, d'un "supplément d'âme".
      La poésie peut, affirme Pierre Emmanuel, nous aider à restaurer cette âme qui est le lieu privilégié de l'acte créateur. Non pas la poésie que l'on dissèque dans les explications de textes, celle dont on ne saisit que des informations éparses ou sur laquelle on projette ses propres fantasmes, mais la poésie qui est activité créatrice, "pouvoir générateur qui permet au sujet de se saisir, de se former, de déchiffrer l'homme et le monde". Cette poésie fonde l'être et lui confère un sens. Le langage, qui est l'être même de l'homme, permet à ce dernier de nommer les choses, d'ordonner le monde, de coïncider avec l'être. Dès lors l'essentiel de la poésie, c'est l'origine, la genèse du poème. Si l'on veut "comprendre" ce dernier, il faut en quelque sorte le produire en l'observant, le recréer, créer.
      Cela suppose un rétablissement de l'imaginaire (qui n'est pas l'irrationnel). Et il appartient à l'école de l'enseigner, en commençant par ne pas briser l'élan créateur qui anime l'enfant, et en permettant à ce dernier de développer harmonieusement son expression personnelle, d'exprimer son sentiment de liberté individuelle, de découvrir le langage qui lui permettra de communiquer avec autrui. La situation, on le voit, n'est pas irrémédiable: dans un gigantesque "effort de liberté créatrice" l'homme pourrait se retrouver lui-même et édifier un humanisme collectif et fraternel: il nous reste à incarner l'utopie.

      Pierre Emmanuel: LA RÉVOLUTION PARALLÈLE (Seuil)

      Annexe: Commentaire de Pierre Emmanuel sur cet article

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