DE L'ENJAMBEMENT DU VERS
On appelle enjamber, quand on continue le sens qu'on a commencé dans un vers jusqu'au vers suivant, & qu'on reprend un sens nouveau avant la fin du vers. Les différentes périodes séparées par un point, & les divers membres d'une même période que l'on distingue par deux points ou par un point & une virgule dans l'orthographe réguliere, sont censés porter des sens différens. Voici donc ce qu'on établit par cette régle: sçavoir, qu'il n'est pas permis de finir une période, ni un membre de période avant la fin du vers, si la période ou son membre ont commencé dès le vers précédent. La raison de cette régle se tire de ce que dans la lecture on est obligé de s'arrêter sensiblement la fin de chaque période & de chaque membre de période. Et comme d'ailleurs on est obligé de s'arrêter sensiblement à la fin du vers, afin de pouvoir faire sentir la rime; si ces deux pauses ne concourent point ensemble, celle qui se fera à la fin du vers semblera peu naturelle, parce que le sens n'y sera pas fini, & celle qui se fera avant la fin du vers sera peu harmonieuse, à cause qu'elle ne sera pas à la place de la rime. Pour éviter cet inconvénient, on doit terminer le sens sur un mot qui serve de rime; & par ce moyen l'esprit & l'oreille seront également satisfaits. C'est-là une des plus grandes délicatesses; & en même-temps l'une des plus grandes difficultés de notre Poësie. Il y a peu d'Auteurs, même célébres, qui ne se soient écartés de cette régle.
Exemple de l'Enjambement.
Mais de ce même front l'héroïque fierté
Fait connaître Alexandre. Et certes son visage
Porte de sa grandeur l'infaillible présage.
RACINE.Il est bon de remarquer que, quand le sens ne finit pas avec le vers, il faut cependant qu'on puisse s'y arrêter naturellement. Un exemple fera sentir ce que je veux dire. Racine a dit dans ses Plaideurs.
Mais j'aperçois venir Madame la Comtesse
De Pimbesche. Elle vient pour affaire qui presse.
Il est visible qu'il y a enjambement, non-seulement à cause que le sens finit après les trois premieres syllabes du second vers; mais encore, parce qu'on ne peut s'arrêter à la fin du premier. J'ai dit, non seulement à cause que le sens finit après les quatre premieres syllabes du second vers: car il ne laisseroit pas d'y avoir enjambement, quand même le sens ne finiroit qu'à la fin du second vers. De sorte que Racine n'auroit pas laissé de pécher contre la régle de l'enjambement, quand il auroit dit:
Mais j'aperçois venir Madame la Comtesse,
De Pimbesche, qui vient pour affaire qui presse.
La raison en est, qu'on ne sauroit se reposer après le premier vers, le sens n'étant pas assez suspendu. En un mot, lorsque le sens ne finit pas avec le vers, il faut qu'on puisse s'y arrêter aussi sensiblement qu'après la césure. Qui pourroit par exemple, approuver ces deux vers faits exprès?
A l'aspect de son Roi, le vaillant capitaine
Bayard, quoique blessé, combattoit dans la plaine.
Il n'y faudroit faire qu'un très-léger changement, pour les rendre supportables.
A l'aspect de son Roi, ce vaillant capitaine
Bayard, quoique blessé, combattoit dans la plaine.
Où l'on voit qu'on peut s'arrêter après le premier vers. Ce qu'on ne sçauroit faire lorsqu'il est tourné de la premiere façon. J'ai insisté sur cette observation, parce que je crois que personne ne l'a faite jusqu'à présent.
Si c'est une faute de terminer après le commencement du vers le sens qui a commencé au vers précédent, ce n'en est pas une de l'y interrompre, soit par la passion, comme dans les vers suivans.
Le Ciel te donne Achille, & ma joie est extrême
De t'entendre nommer...Mais le voici lui-même.
RACINE.Soit dans le dialogue, lorsque celui qui parloit est interrompu par quelqu'un, comme dans ces vers de l'Andromaque du même Auteur.
Je prolongeois pour lui ma vie & ma misere.
Mais enfin sur ses pas j'irai revoir son pere.
Ainsi tous trois, Seigneur, par vos soins réunis,
Nous vous...
Pyrrhus.
Allez, Madame, allez voir votre fils.Il faut cependant que le sens soit tout-à-fait suspendu à l'endroit ou se fait l'interruption. Car s'il n'étoit pas suffisamment déterminé, le changement soudain de discours, ni l'arrivée imprévue d'un Acteur ne sauveroient pas l'enjambement, comme si Racine eût mis ces paroles dans la bouche de Clytemnestre.
Le Ciel te donne Achille, & ma joie est extrême
De le voir ton Epoux. Mais le voici lui-même:
ou celle-ci dans la bouche d'Andromaque:
Ainsi tous trois, Seigneur, par vos soins réunis,
Nous ne craindrons plus rien.
Pyrrhus.
Allez voir votre fils.L'enjambement se souffre dans les fables & dans les vers familiers:
On l'emploie sur-tout avec grâce dans les vers appelés Marotiques, de Clément Marot, Poëte célébre du XVI. siécle, dont on imite quelquefois le style naïf & agréable dans les vers à cinq pieds.