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A T H E N A


François BON

- Préfaces aux éditions électroniques de Rabelais (html)
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RABELAIS

- Pantagruel (édition princeps de 1532) (html)
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- Gargantua (édition princeps de 1534) (html)
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- Le Tiers-Livre (html)
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- Le Quart-Livre (html)
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- Pantagrueline Prognostication (html)
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François BON

Grand traverseur des
voies périlleuses

Quatre préfaces
aux livres de François Rabelais

Première publication: P.O.L., "La Collection", Paris 1992 / 1993.
Copyright: François BON, Verdier, F-11220 Lagrasse.
F.Bon@wanadoo.fr

Préface au Pantagruel
Préface au Gargantua
Préface au Tiers Livre
Préface au Quart Livre

Rabelais d’aplomb
Préface au Pantagruel

      L'édition que nous présentons ici est une première. D'abord par ce défi que Rabelais est aujourd'hui lisible, et vert, pourvu qu'on s'en remette franchement à ce qui était dès l'origine son premier interlocuteur: un jeu pur d'intelligence, la passion à lire malgré l'obstacle, dans toute cette obscurité charriée qui était alors la loi du monde, qu'il fait bon redécouvrir dans notre univers aseptisé.
Le parti pris, surtout, de s'en remettre à la voix de François Rabelais telle que lui-même, homme de tréteaux, avait décidé de la moduler. Sa ponctuation, n'en déplaise aux râtisseurs, est ferme, corrigée avec précision d'une édition à l'autre. Cela va droit, avec des élans et des syncopes qui sont seuls capables de mettre cette prose-là d'aplomb. Ce simple respect n'est pas encore dans les moeurs, et on pense ces vieux textes, mêmes fondateurs, comme le jardin réservé de la glose dont on les assomme, plutôt que dans le registre des grandes écritures sauvages qui continuent à côté de se faire jour. Vouloir l'assagir c'est se priver de cet élan même qu'il nous donne pour le suivre.
      A transcrire page après page sur ordinateur les micro-films des éditions originales, le résultat nous a surpris les premiers: c'est un nouveau Rabelais qui émerge, d'une densité que nous ne lui savions pas, rehaussé de couleurs et plein d'angles, un Rabelais qui va plus vite. Mais de grandes lancées aussi, et des fonds calmes, soudain limpides et tranquilles. Plus simple finalement, sans ces prothèses qu'habituellement on lui rajoute. Le rire, l'énorme rire noir, y gagne: on restaure le gouffre qu'il surplombe, on refait passage au souffle d'air tout autour, et cet air-là ne balaye pas qu'un vieux siècle enfoui.
      On n'accomplit pas un tel texte sans une capacité de langue hors du commun, où le progrès des temps n'a pas cours: le grand rythme hypnotique de Rabelais s'écrit à l'intérieur même des mots, dans la pâte même du texte et ses reprises sonores. Qu'on remplace cet équilibre en changeant le vocabulaire des signes, on pose sur le texte une grille visuelle redondante: les mots répètent ce que le signe ou le découpage rajouté induisent, et cesse ce déséquilibre qui fait tout pencher vers l'avant, entraîne hypnotiquement à lire toujours. Aucune édition actuellement disponible n'a pourtant résisté à la tondeuse. On s'en est tenu donc à la plus stricte fidélité, à cette force abrupte où la ponctuation ne marque que le souffle du théâtre, dans le défi qu'au bout du compte la lisibilité même y gagne. Nous aurions préféré ne pas avoir l'exclusivité de ce Rabelais-là.
      La première surprise est qu'on se retrouve chez nous. Les disjonctions par glissements et sautes de Proust, et cette manière de l'oeuvre de se générer par elle-même à chaque boucle: elles sont pratiquées ici. Les grands éboulements dans des mots transformant à chacun leur propre loi de fonctionnement et de compréhension, où Joyce nous fascine, ils s'élaborent ici et lui le savait. Les filées denses et sans paragraphes où toute l'acidité monte de ces collages d'interlocuteurs, charroi serré s'agrippant par les ongles à ce à quoi sa colère s'en prend: il y a, au moins plastiquement, quelque chose de Thomas Bernhard dans le Rabelais tel qu'il s'imprimait, et que nous remettons sur ses pieds. Cascades de double point, insertions de parenthèses: d'autres grands textes d'aujourd'hui, pour regarder en face la violence du monde, reconduisent à la machine-prose du Pantagruel.
      Alors, difficile à lire, exigeant des connaissances précises de vocabulaire obsolète et d'anciennes syntaxes? Qu'on fasse l'essai au hasard, et qu'on pense tout cela dit à grande voix. "Une langue étrangère qu'on se découvrirait savoir d'avance", dit Valéry, et c'est déjà assez pour se risquer en terrain dont même l'étrangeté ajoute à la lecture, éclairages dont nous sommes déshabitués, et la verdeur, et le bas-ventre: au théâtre on sait apprécier et désirer ces effets qui immédiatement vous déroutent, et rendent les mots plus flottants. Le Pantagruel ne s'est jamais présenté comme le livret populaire qu'on prétend. La difficulté où nous sommes nous-mêmes chaque fois qu'on reprend l'extrême de syntaxe qu'est encore Mallarmé, et ce qu'on se sait lui devoir pourtant, et cette pulsion qu'on a d'y revenir, voilà plutôt le point de départ exigeant pour lire Rabelais. Une difficulté est là, qui n'est pas due au décalage des temps, mais à ce qu'affronte en elle son écriture.
      Il y a épreuve, et la gommer supprime le meilleur. Par exemple, premier des deux chapitres IX, la suite fameuse des jargons de Panurge: exercice scolaire de linguiste amateur, ou seule expérience sonore, tout à tour explorant telle harmonique de dessous la langue? La réponse est au bout: quand Panurge parle enfin la langue naturelle et maternelle, qu'est-ce que le sens enfin concédé peut rajouter? On avait tout compris, et tout est éveillé des syllabes, jusque dans ce terrible mot briber, qu'on ne prendra pas la peine de mettre au glossaire. C'est son incursion dans l'incompréhensible qui fait la teneur même de la farce.
      Il y a un deuxième chapitre IX: parce que le livre s'est sans doute écrit ainsi, en intercalant, et d'une première matrice en farce traditionnelle, cet énorme escalier jeté sur un vide, celui d'une montée en langue. Le deuxième chapitre IX, qui voit s'affronter au tribunal les seigneurs de Baisecul & Humevesne fait suite directement au chapitre VIII, et Panurge s'est glissé entre, parce que son décorticage de la langue primait la continuité de récit. C'est bien grâce aux jargons qu'on peut enfin dans les plaidoiries se frayer chemin dans la langue folle, qu'on dirait détruite si cette destruction ne permettait la première émergence au travers du texte de sa capacité subversive presque explicite: termes de guerre et de révolte, images à l'acide du pouvoir royal, et puis le grand jeu sonore d'écrire, même en désordre, comme on crève une bonde, qu'on ouvre au couteau le sac énorme de ce qui jamais ne s'est dit dans la langue.
      Morcrocassebezassevezassegriguelisguoscopapopondrillé: le lecteur de l'édition originale n'avait pas le jeu plus facile. Rabelais écrivant ce qui ne s'est jamais écrit, la langue en formation rapide, cristallisant à mesure, dont le vocabulaire même est en cours d'inventaire, ses livres constituant d'emblée une contribution intégrée à cette cristallisation et cet inventaire: la tâche de la fiction est d'emmener à travers le langage indépendamment de sa compréhension. Agonou dont oussys vous denaguez algarou, nou den farou zamist: mettre en scène le langage, la relation qui le crée et celle qui le reçoit, figurer cela dans le texte comme son objet même, et de figure en figure chaque fois reconduite à la farce, retourner la langue sur le monde même, sans intermédiaire. Le génie de Rabelais, mais plus spécifiquement celui du Pantagruel, est d'organiser une traversée de lecture qui passe outre à l'obscurité locale du sens, et révèle la langue à elle-même, mettant en situation qui le fasse comprendre le langage séparé de sa signification. Rendons encore hommage ici à Michel Foucault, dans Les mots et les choses, d'avoir disséqué ces fonctionnements où s'est échafaudée, avec la langue, la possibilité même de la penser face au monde et dans son rapport avec ce qu'elle désigne. Le plus mauvais coup porté au plaisir acide et noir de lire Rabelais, c'est cette bonne volonté des éditions sages d'avoir toujours voulu doubler le texte du sens qu'il était censé rendre: assez, de faire de son texte un musée de la langue, ou une paillasse de sciences naturelles. Nous savons tous, dans d'autres domaines, le plaisir qu'il y a à toucher le matériau brut, et éprouver physiquement un poids, manier une force: on préfère la haute montagne aux jardins publics: Prug frest frinst sorgdmand strochdt drnds par brleland.

      Qui était Rabelais? Né en 1494, on suppose, on ne sait de sa vie que les grandes lignes. Mis au couvent des Baumettes à Angers sans doute vers ses seize ans, nul doute que le choix n'était pas de lui. Ses vingt ans et le noviciat passés, il est à Fontenay-le-Comte. La vieille capitale sud-vendéenne, endormie aujourd'hui, laisse peu imaginer l'activité intellectuelle de la région à cette époque: c'est à Fontenay-le-Comte aussi, ces années-là, que Viète invente l'algèbre. Là les premiers grands fanchissements dans la littérature grecque et latine, des amitiés fortes (Pierre Amy, Tiraqueau). Pour finir, les livres confisqués par l'administration du couvent, l'épisode est célèbre, et témoigne déjà d'une passion. Rabelais s'en va, grâce à l'évêque de Maillezais, qui le prend comme secrétaire: grand seigneur, Geoffroy d'Estissac vit plutôt à Ligugé, son autre abbaye, qui le plaçait haut dans la hiérarchie restreinte de la ville de Poitiers. L'Hermenault, son château vendéen, parmi des villages de misère, est le lieu qui aurait le moins changé depuis lors, puisque Maillezais est en ruine, et Chinon dans sa rocade bien abîmée. A une personnalité aussi développée que Rabelais, le grand aliment désormais fourni. Le monde vu en coupe, les marchés, la grand-route, la liberté d'apprendre et de penser, aussi les premières montées d'amateur sur les tréteaux de la farce. La lecture de Villon, si déterminante qu'il deviendra personnage réel du Pantagruel (aux Enfers!) comme du Quart-Livre, et qu'on retrouvera ses poèmes dans un chapitre central du Tiers-Livre. Fait central, laissé de côté par l'université: la cellule élémentaire, le corps de la langue, l'intrication hypnotique du rythme, le chant tel qu'il s'apprend (et même si ce qu'on dispose des poèmes d'alors de Rabelais ne tient pas, qu'il lui fallait attendre la prose pour en rejouer l'expérience), peut-être et surtout de Villon l'art d'une revendication impossible, tendre un fil sur un gouffre et comment toute la fibre humaine en trois mots peut se dire, à égalité du matériau lourd, tout ce vocabulaire et cette vie du Poitou, villes et campagnes, à pleines mains et pleines oreilles après les années d'enfermement contraint. Cela dure quatre ans, et puis une nouvelle marche devant lui: il part, nulle trace biographique pendant deux ans. Pantagruel fait un tour de France des universités: Rabelais a certainement déjà visité Bourges et Orléans, l'essentiel de son séjour est forcément parisien. La rue, une vision corrosive du monde, et enfin le grand brassage des visages et des langues. Sans doute centré sur l'apprentissage du droit, plutôt le palais de Justice que la Sorbonne. Mercenaires, paumés, infirmes, camelots et baragouineurs, plus le regard des fous: l'épisode de Seigny Iohan, fou de Paris (Tiers-Livre, chap. XXXVII) rend bien l'ambiance. Il apprend la parole et son excès, Paris est unique et les rois n'osent pas y habiter. On approche de la catalyse. Nouveau départ, chaque fois définitif: en 1530, à Montpellier, il reçoit ses grades de médecine, pourra bientôt exercer et enseigner (les premières leçons sur des corps de pendus) à Lyon, hôpital de l'Hôtel-Dieu, qu'on l'imagine. Un autre serait satisfait. Peut-être à cause du retard au départ, que l'enthousiasme subsiste, voire déborde: à Montpellier encore il joue la comédie, monte avec des amis La farce de la femme muette, et à Lyon se retrouve vite dans l'encre d'imprimerie, parmi la toute petite frange intellectuelle occupée à dévorer la masse mansucrite pour en faire des livres, et en explorer la magie. L'invention est encore toute récente. Livres de haute volée, annotés et traduits du grec, c'est l'époque de sa lettre à êrasme. Et on donne la main aux productions annexes de l'imprimeur: on a tout lieu de supposer qu'il a participé par exemple à une édition des fameuses Chroniques gargantuines. Avait-il déjà amassé et tenté des pages de proses, sur le registre de la farce, et qui pourraient être la base, par exemple, des récits de Panurge à Paris? La construction abrupte du Pantagruel, par blocs hétérogènes, autorise à le penser. Cela n'empêche pas le tour de force: c'est en quelques mois, dans cette activité multiple (est-ce à cette époque que naît le premier de ses trois enfants?), que se compose un livre à l'ambition apparemment modeste, et qui, à mesure qu'il s'écrit, casse de l'intérieur ses propres limites de genre pour ouvrir à une oeuvre gigantesque. Un écrivain s'invente, et la plus haute fascination du Pantagruel, au bout de compte, est peut-être d'avoir fixé en lui-même au rebours, strate après strate, cette si rare genèse, comme dans la glace un corps vivant.
      Peut-être a-t-on sous-estimé, à force de parler d'humanisme et de renaissance, réforme et théologie, le poids de violence et d'obscurité de ce monde d'avant 1532. Ce que cela pouvait induire chez un relégué, un inutile, se morfondant à vingt ans dans des bâtiments qui existent encore (et devenus la maison d'arrêt du Maine-et-Loire). L'oubliant, on fait trop des livres de Rabelais un monde d'allusions à des événements contemporains, on le réduit au rôle de publiciste, au mieux de contestataire: un acte délibéré d'intelligence, plutôt que le seul conflit tenu du monde et du rêve, à partir du haut fond d'enfance. On sait la date de Marignan: cette année-là meurt un grand roi, que n'égalera pas le nouveau promu. Michel-Ange peint la Sixtine, et DÅrer vient de graver sa Melencholia. En cinq ans un grand bouleversement s'annonce, comme toute la surface de la pensée et de la représentation balayés: en cinq ans Machiavel publie son Prince et Thomas More son Utopia, Erasme après L'éloge écrit ses Colloques, Luther publie ses thèses avant d'être excommunié. Mais ce grand nettoyage se fait par actes isolés, chacun dans son cercle de solitude, qu'il nous faudrait réapprendre de voir à tâtons. On rêve de conquête géographique, on aspire à la connaissance du monde, et du ciel, mais il est trop tôt: on n'a encore ni lunette ni microscope, Copernic viendra (encore, clandestinement) dix ans après Pantagruel, et les grands voyages n'ont pas encore remplacé les livres de Pline. Americo Vespucci, puis Magellan au prix de 247 morts, multiplient brutalement et immensément l'inconnu à nos portes plutôt qu'en rien résoudre. On n'a pas encore adopté la numérotation décimale, il faut le boulier pour la moindre addition: et tout cela aurait équivalent pour cette passion de la pensée, de la prose, à inventer et savoir, mais par une conquête intérieure qui ne trouve pas encore ses relais, et en tire son aspérité et sa grandeur. Alors oui, DÅrer et Rabelais ont jeu égal. Alors aussi, contrairement au livre si fin et sensible de Bakhtine (ce qui n'enlève rien à ce qu'il nous donne à voir, par le prisme de l'oeuvre, d'un siècle et d'une grande culture), écrit si loin, et dans de telles conditions, du même côté d'un rêve impossible, l'impression que tout cela, pour un Rabelais, s'écrit plutôt en négatif: ce n'est pas une écriture du bonheur dans le monde, encore moins de la joie adjacente à l'avènement d'un monde neuf. Plutôt le fait que le monde réel ne suit pas ce bouleversement promis, semble au contraire s'accrocher et se plier aux lois anciennes: Bourbon, nommé connétable cette même année 1515, et voulant être roi à la place du roi, dont l'équipée de guerre civile finira par le sac de Rome, mais après quel gâchis en France dans cette année 1523, jusqu'aux bords du Poitou (le Roi Guillot et autres bandes), serait un modèle de Picrochole bien plus pertinent que Charles Quint (en ce cas, ce serait plutôt François 1er, et son impossible rêve d'Italie, dans le rôle). L'abaissement de Pavie, le pays humilié et le flottement qui s'ensuit, invasions, famines à répétition, épidémies: voilà plutôt le vrai terreau du Pantagruel et sa révolte. Au sens propre de volte face: on tourne son visage face au monde intérieur et c'est à lui qu'on en appelle. Les mots sont là pour la médiation, et le saltimbanque, qui secoue le nom de l'auteur pour inventer sa figure d'Arcimboldo: non, celui-ci la misère du monde réel ne peut l'atteindre, qui signe Alcofribas Nasier. La grandeur de Rabelais n'est pas dans ce qu'on a voulu nommer son humanisme, mais de s'en être tenu au rôle du saltimbanque. Ni êrasme, ni Machiavel, il les dépasse par l'humilité de sa position de départ: pas plus que la farce du très grand Patelin, qu'il cite par coeur. Mais on secoue depuis les profondeurs, sans prétendre à la distance, et on ramasse la mise toute entière. Lire Rabelais est en cela aussi une expérience rude, et une des raisons de ce qu'on l'a trop laissé de côté, par rapport à Shakespeare ou Cervantès, qui le suivent à cinquante ans, quand enfin on dispose des cartes du monde, de la lunette astronomique, et que le monde médiéval est mort: il n'y a pas de Renaissance, mais un rongement intérieur qui fait tomber toute entière l'histoire, d'un seul coup, dans l'âge classique. Rabelais est moderne pour avoir fabriqué notre langue depuis là-bas, et lui avoir fait passer la barrière, quand c'est son monde qui s'écroulait. Mais l'écroulement lui est postérieur, il n'a connu que le pire: une fin de non-recevoir permanente à tous les possibles. Qu'on relise ce terrible poème aussi écrit à Maillezais (oeuvres pareillement gigantesques se succédant en ce même lieu étroit, au fond du golfe envasé, derrière les ports de mer de La Rochelle et d'Olonne, dans un marais qui depuis mille ans déjà sert de ghetto et de bagne): Les Tragiques de d'Aubigné, conclusion sanglante et sans perspective d'un élan pourtant inimaginable, porté par un siècle. Le sentiment de gouffre sous ses livres, l'âpreté et le noir, ce terrible rire enfin qui emporte tout, en découlent au plus direct, dès Pantagruel.

      Si la chance y aide, cette édition peut venir à un moment privilégié: deux mouvements convergent, qui ne se sont pas rencontrés. Bousculée par Joyce, Proust, et Kafka, la perception du fait littéraire a su élaborer un discours qui respecte ses modèles, et s'en fasse transporter plutôt que se les soumettre: dans sa fragilité même, si haut tenue, Maurice Blanchot en aurait représenté le meilleur symbole. Elle n'est jamais remontée à Rabelais. D'autres, du sein de la glose rabelaisienne, ont rendu le rideau plus fragile: on a rebrassé les cartes dans l'ordre, on a séparé la légende des faits. De grands coups de lime ont été portés dans les préjugés, le premier étant, comme s'il n'y avait jamais eu Eschyle, Platon ou Plutarque, ou Villon, que l'écriture est une invention postérieure (son concept même travaille explicitement, dès le Pantagruel, chaque page de Rabelais), que l'intelligence commencerait avec Racine et que ces hommes-là, avec leur franc rire, étaient des naïfs, bons vivants d'abord, des maladroits touchant juste mais par hasard. La glose regorge de ces jugements d'en-haut, on nous les a fait subir avant même de connaître l'oeuvre, dont les restaurants "Le Rabelais" n'imaginent pas grand chose. Les livres de Lucien Febvre, Jean Paris, François Rigolot et Gérard Defaux, Michael Screech, ébauchent un Rabelais enfin écrivant: un homme de voix et de vision. Mais la jonction ne s'est pas faite, et c'est un grand manque: jamais encore l'oeuvre n'a été abordée globalement. On vit dans un monde où la certitude est moins que jamais possible, et trop rares sont les grands manieurs de noir, qui savent entrer dans les zones de risque et en faire l'aliment de leur gouffre. Balzac, Chateaubriand, Flaubert et Hugo l'avaient perçu de Rabelais, maître privilégié. Peut-être sommes-nous favorisés à notre tour, de tenir ces fragiles chandelles, que Beckett ou Thomas Bernhard nous laissent, pour entrer à nouveau dans les caves de l'oeuvre, en affinité profonde avec cette vacillante lumière, et d'y contempler d'autre façon la structure. Le mot architecte (tant bien architectes monstiers ) émerge pour la première fois dans la langue française par le Pantagruel, et l'oeuvre fourmille de ces phrases qui la ramassent dans le poing: et lors contemplions la structure. Non pas pour prétendre à une nouvelle vérité monodique de Rabelais, Proust avant l'heure: aussi risible que son interprétation celtique ou alchimiste. Mais pour souligner comment rien là n'est dissociable de la langue, dans son acception entière et son risque, la farce même dans ce bonheur de dire qui déplace tout, et permet justement de basculer franc dans le rire à la moindre poussée qui survient. Une capacité d'image, brasser de la chair et de l'os, rendre un visage et tisser sur lui en trois mots tout le désarroi du monde s'il faut. La très haute capacité de l'écrivain tient déjà du rêve flaubertien: malgré les apparences, écrire sur si peu, en venir à ce rien, où seule subsisterait, comme dans la plaidoirie de Humevesne, une obsessive métaphore musicale.
      Non pas donc l'oeuvre par ses contenus, ses prétendues allusions, sources et influences. Matériau sans doute, mais que la farce évide, jusqu'à n'être plus cette image sans doute privilégiée parmi celle de Rabelais: vessie de porc comme en ont les fous et les gosses, où on fait sonner des pois chiches desséchés. Rabelais est un sonneur, c'est un vielleux des rues qui sature son texte. N'empêche qu'il transporte réellement dans ses livres une vessie de porc et des pois chiches, que cela n'avait jamais été mis en littérature, et qu'il y met aussi le fou qui l'agite.
      Assertions qui ont sous l'image un effet grave sur l'oeuvre. Imaginons que toutes les éditions de Proust, depuis sa mort, mettent Swann en ouverture, puis fassent lire Combray, avant de reprendre le chemin avec Gilberte et Balbec, sous le prétexte que telle est la chronologie de ce qu'on y raconte. L'oeuvre de Rabelais, dans sa perception globale, a souffert de la primauté de succès et de symbole du Gargantua, renversant d'ailleurs au passage les prémisses du second livre: ce n'est pas une oeuvre réaliste, mais bien un conte au pays d'enfance retrouvé. Il n'y a aucune ambiguïté dans le comportement de Rabelais: ce sont bien les Chronicques, ces rejetons amoindris du cycle arthurien, que cite Rabelais comme fausse source du Pantagruel. Et il ne corrige pas, comme il aurait eu l'opportunité de le faire, bouleversant bien plus d'autres passages, lors des rééditions postérieures. Symétriquement, le Gargantua cite le Pantagruel et le maintient en avant-dire. Faire lire le second livre avant le premier a une conséquence immédiate, qu'éditions et manuels ne manquent pas de poser comme fait d'évidence: Pantagruel est un coup d'essai, génial mais maladroit, un brossage de surface.
      Hors, à commencer par son grand mouvement ternaire, et avant même d'aborder son invention de langue, indépendamment aussi de l'extraordinaire réputation qu'il conquiert d'emblée, des quatre livres le Pantagruel est formellement le plus audacieux. Décidant de son début arbitraire, il se saisit aussitôt de cet arbitraire même pour le fonder en ramassant toute l'histoire du monde comme si elle n'aboutissait qu'à lui-même: le chapitre 1 est une formidable machine technique et littéraire, un aboutissement de précision et de citation, au point qu'on peut bien l'imaginer comme un des plus tardivement écrits du livre, dont une version d'origine aurait pu commencer aussi bien par le chapitre suivant: De la nativité du tresredoubté Pantagruel. Tout aussi génialement, la grande rupture et le décrochage de l'avant-dernier chapitre, où il est jusqu'ici de bon ton de ne voir qu'une inconséquence d'apprenti-romancier: la gigantesque armée de Pantagruel, là-bas en Utopie, de l'autre côté du monde connu, s'en va par plaine et brouillard parmi les terres des Dipsodes (les assoiffés) à la conquête des Almyrodes (les salés). Mais, pour raison de petite averse, le narrateur Alcofribas rentre dans la bouche même du géant, dans la voix du livre, l'intérieur même du mot-titre, et explore ce nouveau monde. Quand il en ressort, cinq pages et six mois plus tard, la guerre est finie: on n'en saura donc rien. Même le récit de guerre, relégué et suspendu, échappera à l'emprise réaliste, au profit d'une imagerie merveilleuse: l'économie formelle prime sur l'économie de contenu.
      Le livre, qui débute en ramassant un ensemble ouvert, la genèse du monde, se termine donc par une autre image ouverte: cette marche sans but d'une armée en pays étrange, très loin.
      Entretemps, l'énorme précision et la loupe mise sur le pavé de Paris et la mise en scène portée sur le fait de parole même. La plus précise échelle de mesure d'un grand auteur serait sa capacité à accepter la propre aberration de ce qui s'écrit par lui: qu'on repense à l'aberration incroyable de forme qu'est définitivement Hamlet. Mais le goût formel qu'on peut prendre à un livre ne suffit pas à faire un Rabelais: que trouve donc le narrateur dans la gorge de son livre? Précisément un planteur de choux: la Touraine et l'enfance, & de fortes & grosses villes non moins grandes que Lyon ou Poictiers, l'autobiographie. Dans ce grand décrochement par quoi on quitte la strate narrative, s'ouvre donc une autre narration, un degré plus près des caves de l'auteur. Plutôt qu'un échec formel, ce quelque chose déjà par quoi il faut que Swann franchisse le portail du grand-père et fasse crisser le gravier pour que s'ouvre au narrateur la possibilité de parler de lui-même, par le biais du baiser d'une mère, et que cela soit La Recherche. Et donc, pour entrer au pays de Gargantua, qui s'écrira l'année d'après, il faut cette médiation d'un livre, du monde tout entier traversé plus loin que le connu (plus loin que Ceylan et les Seychelles, on passe par Meden, par uti, par Uden, variations sur le terme rien, pour arriver iouxte le royaulme de Achorie: lieu de non-lieu, que seule la langue contient et désigne). La perte de narration du Pantagruel est la porte obligée pour que Gargantua tienne des couleurs du rêve. Qu'on le lise avant Pantagruel, et cette porte n'ouvre sur rien: il n'y a plus qu'un livre mort, et des jeux vides. De la méconnaissance effective de Rabelais nous ne sommes pas responsables, mais il est bien temps de remettre une si grande chose d'aplomb.

      Esbrouffe sur le contenu réel, et l'amusette à quoi notre bon géant se livre? On ne cherchera pas ici à convaincre.
      Le grand cheminement de lecture intervient dans l'oeuvre par cet escalier géant qu'il tisse soudain dans langue: c'est la rencontre, posée brutalement au travers du livre, de l'étudiant limousin. Jusqu'alors on se cherche. On change de ville et d'universités, on les entasse. Et c'est la traversée de l'écran: devant Pantagruel, soudain, se tient la langue réifiée, la langue apprise dont on ne veut plus. Monde à l'envers, parce que dans ce soudain jeu de miroir intervient une distorsion qui la redouble: évidée de son sens par décision d'auteur, la langue du limousin devient le premier contact avec la folie de la langue. En face, le géant ne sait que bredouiller. Rabelais s'ouvre son espace de liberté à contre de la figure de récit qui le lui ouvre. Paradoxalement, c'est la non-langue de l'anonyme limousin (quand cette oeuvre connaît si peu d'anonymes) qu'on retient involontairement par coeur: ce sont des phrases magnifiques. Au point d'offrir à notre langue des néologismes qu'elle utilise encore: crepuscule, deambuler, indigene, genie, penurie, lupanar, ecstase s'inventent là en quelques lignes, pour rire. Bien sûr, dans une masse de mots que nous n'avons pas retenus: mais n'est-ce pas précisément ce qui nous permet aujourd'hui de lire Rabelais par delà l'éloignement de son vocabulaire? Encore une fois, l'oeuvre doit se comporter, en son temps même, comme si chacun de ses mots ne pouvait s'appuyer sur la convention habituelle, et n'être compris que par sa mise en scène: et c'est cela la chance unique de Rabelais, d'avoir subi cette contrainte, au moment même où catalysait la langue, parce que c'est cela qui nous permet de le lire aujourd'hui. Outre bien d'autres latinismes, comme celebre, arbuste, correct, exclusif, tergiverser, rare, tropique, il prend au grec: ephemere, encyclopedie, apologie, mais puise dans toutes les réserves du français pour nous fabriquer: aillade, babine, badaud, bavard, caillebotte, caquerolle, chiquenaude, enjuponner, estrapade, fanfare, farfadet, faribole, forgeron, fripe-sauce, grimaud, gringuenaude, happelourde, moquette, morpion, nasarde, parfum, planer, prelasser, quinaud, redoubler, tintamarre, tresmousser et autres, dont il n'existe pas auparavant de trace écrite. Cela bien sûr uniquement pour ce premier livre.
      L'étudiant limousin évacué, c'est en quelques pages une prodigieuse suite de coups de butoir dans la langue, au rythme de la déambulation avant de Pantagruel: la bibliothèque fantastique de Saint-Victor, où l'humour brut prend d'étranges résonances oniriques (Le Ravasseux des cas de conscience ), avant la fameuse lettre du père. Trop d'éditions et glosateurs séparent un Rabelais sérieux, celui de la lettre, d'un Rabelais rigolard: non, son art est de tout nous présenter sur le même tableau. Cette lettre, qui définit un programme d'éducation, vient après le tour de France des universités de Pantagruel: il est bien temps! Et le met en garde contre les brigands et aventuriers: hors, trois lignes plus loin, voilà que Panurge entre dans le livre. Cela n'enlève rien aux merveilles que vient ciseler dans une perspective aussi fine que le plus beau travail gothique ce texte prodigieux, y compris dans ses seuls enjeux idéels. N'empêche. Après les livres morts de Saint-Victor, voilà que le fait d'écrire est ramené à l'individu, qu'on tient en main de l'écrit avant que l'oeuvre soit désormais gigantesque mise en scène de la parole, et de la parole seulement. Logique formidable de jeu, où le livre se rejoue tout entier chaque nouvelle donne, par un saut dans la langue où l'auteur ne décide pas. Rabelais n'aurait écrit que le Pantagruel, qu'il survivrait aussi haut dans notre panthéon, par ces seuls chapitres: s'y écrit, marche après marche, la descente d'un homme dans ces caves où commande autre que lui-même. Ils en portent trace, par ces impasses successives où ils butent et semblent attendre, offrant des pistes impossibles de narration, refusant l'exploration horizontale des registres acquis, un livre qui va par bonds de travers dans l'inconnu.
      Ce dont on lui fait grief en prétendant le Pantagruel affaire de verve, écrit à la hâte: non. Les pannes et les trous, la brutalité des sauts successifs témoignent d'un affrontement bien autrement essentiel.
      Cette erreur fantastique est notre chance à nous: il y a deux chapitres neuf. On a intercalé Panurge sans décaler la numérotation des chapitres suivants. Rares sont les oeuvres de ce temps (qu'on pense à Spoelberch de Loevenjoul rachetant aux épiciers du quartier les brouillons de Balzac) à inscrire en elles-mêmes leur génétique: si limités à l'intuition que soient les raisonnements qu'on peut en tirer, le bras de fer au moins reste vivant. Panurge disparaît sitôt introduit: autre inconséquence? ce n'était pas à lui de répondre à Baisecul et Humevesne. Le grand escalier de langue trouve ici son aboutissement. Ne viendra plus y répondre, en écho lointain, que la rencontre par signes de Panurge et Thaumaste: achèvement de la destruction de toute langue de sens, et que l'absence de sens devient elle-même signifiante, dans une ultime vague débordante: A quoy Panurge mist ung doigt de la bouche au trou du cul, & de la bouche tiroit en l'air comme quand on mangeve des huytres en escalle... A quoy Thaumaste s'escrya. Ha messieurs, le grand secret... A quoy Panurge print sa longue braguette, & la secouoit tant qu'il povoit contre ses cuisses... Ha ientends, dist Thaumaste, mais quoy? Entretemps, le texte formidable et d'un seul tenant, la double plaidoirie de Baisecul et Humevesne aura fait passer le livre à son apogée: dans la langue détruite, en miettes, une beauté purement plastique tousiours ambezars, ternes, six et troys, guare daz, mettez la dame au coing du lict avecques la toureloula lala, & vivez en souffrance. La langue n'a plus fonction de dire, elle est matière. Au travers de la langue et par elle, la première émergence du monde dans sa corrosion et ses jeux subversifs le monde ne seroit pas tant mangé de ratz, comme il est, guerrier et rural, vantard et braillard, mais dans ce portrait souterrain et tenace d'un homme qui à Lyon seul dans une pièce écrit, se montre écrivant, en superposition transparente du texte en délire: qu'il n'est tel que de faucher en esté en cave bien garnie de papier & d'encre & de plumes & de ganyvet de Lyon sur le Rosne tarabin tarabas...
      Le récit continu et la farce jetée sur le pavé des rues, le livre tel que Panurge désormais le raconte, sont désormais possibles: plus tôt, et tout serait retombé à plat. Le grand récit des Turcs, et l'inventaire au goût douteux des trente-six poches de Panurge: l'aventure de la langue et celle du récit coexistent, et cela reste un fait unique dans notre langue, une jeunesse définitive. Ce que chacun pour soi doit conquérir avant qu'un récit lui soit donné qui soit plus que lui-même: ces coups de butoir écrits strate par strate, et qui font livre par eux-mêmes. La très étrange lumière du Pantagruel a sans doute là sa source principale. Plus rien ici ne s'explique d'une pareille réussite. Une très grande porte est ouverte, où Rabelais lui-même n'aura hérité de rien: le Gargantua devra une à une rejouer les mêmes figures dans le même mouvement ternaire pour se réapproprier le mystère, et ressaisir par volonté ce qui ici s'offre par sauts et impasses où autre chose commande que la logique d'un homme. Et l'oeuvre prise globalement repend comme par invariance d'échelle, avec les onze ans de silence qui séparent le Gargantua du Tiers-Livre, et le grand inachèvement décidé du Quart-Livre, l'empirisme et le bras de fer du livre de son initiation: le Pantagruel. La dynamique interne d'une oeuvre n'est pas un processus linéaire. Ainsi encore de ce que nous apprend le monde en boucle de Combray. Le Pantagruel, ainsi donc, jusque dans ses ruptures et le grand monde blanc que son arbitraire désigne, est déjà un accomplissement à part entière. Nous le lirons non pas seulement comme la première marche d'une suite de quatre livres, mais bien comme boucle totale d'un cercle que les suivants élargiront: dans sa cohérence comme son imprévisible.
      Notre texte, pour mieux s'en tenir à ce saut dans l'inconnu, est celui de l'édition originale de 1532 (BN, Res Y2 2146). Impacifié, plus âpre et plus sauvage, profitant de la liberté du pseudonyme, il a une cohérence qui lui est propre, et ne survit pas telle quelle dans le Pantagruel de 1542, édité sous privilège royal: les deux devraient coexister dans une édition complète. Au point que l'exemplaire de 1532 de la B.N., estampillé "bibliothèque royale", est dûment barré de noir à chaque allusion obscène, et qu'une page manque, arrachée: précisément celle où il est question de savoir pourquoi les moines avoient la couille si longue.
      Dans ce double mouvement d'une fixation très rapide de la langue, et de l'incroyable activité créatrice de Rabelais, la seconde édition du Pantagruel, chez l'éditeur François Juste, en 1533, représente un grand pas de mise en place. Arbitrairement, et subjectivement aussi (le seul exemplaire survivant de l'édition de 1533, conservé à la bibliothèque de Dresde, a été détruit lors des bombardements de 1945), on a restauré entre crochets ses ajouts et modifications.
      Dix ans après, presque tout de notre langue d'aujourd'hui: vocabulaire, notations, syntaxes, sera pratiquement joué. Caractères gothiques, abréviations logographiques, orthographe à géométrie variable, invention de la virgule (en 1532 il s'agit encore d'une barre typographique), bien avant encore qu'apparaissent l'élision ou l'accentuation, Rabelais devait faire matériau d'un destin opaque et bouillonnant, qui revêt pour le Pantagruel caractère organique de genèse, en même temps qu'à rebours il intervient génétiquement, et dès parution, dans la cristallisation de la langue. Notre parti pris a été de respecter cette instabilité même, et pour elle aussi s'en remettre à la bonne intelligence du lecteur, comme d'un fait littéraire à égalité des autres, laissant les variantes d'orthographe (dit et dist par exemple équivalent), et le ung qui sera rapidement débarrassé de sa consonne finale. On s'est permis cependant de souligner en italiques les citations latines, d'accentuer la dernière syllabe non muette, et d'anticiper l'apostrophe: c'estoit pour cestoit. L'introduction de paragraphes a été limitée aux changements de locuteurs ou de registres narratifs: elle est néanmoins arbitraire, et l'édition originale n'en comporte aucun.
      Hors quelques cas très restreints d'une barre typographique (équivalent virgule) suivie de majuscule, ambiguïté d'ailleurs en général levée par l'édition de 1533, on a donc scrupuleusement retranscrit la ponctuation originale de Rabelais et ses principales données typographiques, dans les énumérations par exemple. Recopier tout Rabelais offre cette surprise de n'être jamais fastidieux, et par instants même aussi surprenant que l'utilisation la première fois du microscope dont eux auraient tant aimé disposer. A lui seul, l'hypnotisme si rare et si étrange de son écriture aurait justifié ce retour amont. L'éditeur (qui en est à l'initiative et que je remercie de sa confiance) et moi-même sommes fiers de cette restauration d'un texte fondateur de notre langue, et dès lors un de ses sommets définitifs.

Et les abysmes eriger au dessus des nues
Préface au Gargantua

      Une foudre soudain dans la langue. Le Gargantua est le livre le plus lourd de Rabelais, le moins réussi, et brûlé: le plus chargé de rhétoriques que le travail n'a pas eu le temps de gommer. Machine un peu brute, à la structure épaissément ternaire.
      Mais ça râpe aux angles: les rhétoriques se figent et cassent, renvoyant alors dans une phrase si étrange diffraction de couleurs que rien d'égal ne s'est vu depuis, même chez Rabelais quand lui l'a cherché.
      Advient l'hypnose dans cette impression souvent d'un flottement très lourd aussi, mais où tout, du monde, de soi-même, serait soudain très proche, presque disponible, tout présent à la même surface: non plus le théâtre si fin du Pantagruel, mais comme un air froid remontant des caves. Quelque chose qu'on dirait vous prendre aux tripes et c'est malsain, cela contamine. On ne fricote pas avec un texte pareil, et c'est mieux lui rendre hommage que n'importe quoi d'autre. Il faudrait des mots anglais, dont la brièveté et le son de tambour convient mieux à cette épaisseur fruste soudain charriée, et qui n'est pas le Gargantua qu'on a appris. Il faut apprendre à recevoir le texte depuis cette nuit et ces maladies, et ces rythmes lourds, avec du binaire dans le son. Les mots anglais seraient yob, odd, jell, hook, groove, hustle, shamble, hassle, hook, raw, bollocks, et mis ensemble ils feraient une belle phrase digne du grand Rabelais. On sait comment eux, les Anglais, en particulier grâce au dictionnaire de Cotgrave, ont sauvé ce quelque chose râpeux et rebondissant de notre langue que la suite de son histoire défit.
      Nous avons choisi de publier l'édition originale et maladroite du Gargantua. Le Pantagruel est une réussite nerveuse, fragilement délicate, qui déborde la cervelle d'un seul homme. Alors il se cherche. Et se cherche en écrivant, en relançant la masse charriée du récit. Et reprenant la même suite exacte de figures, naissance, éducation, guerre, utopie. Se contraignant à plus de limite en revenant amont, à quelques thèmes conditionnés de la vieille chronique des légendes de colportage, sur le très grand fond de la langue et des fables du peuple. Mais le Gargantua est, des quatre, le livre de Rabelais qui leur fera le moins de place. Et l'originale ne trie pas, charrie dans le texte ce qui est le conflit avec lui de celui qui l'écrit, cherche par sauts brusques et grands éclairs de phrases.
      On a souligné toujours l'invention, l'audace, la joie: le Gargantua est des quatre livres celui qui incarne le mieux tous leurs contraires. Ce n'est pas diminuer Rabelais que de le suivre dans ces fonds qu'il décide de remuer. Un air froid, comme dans ce bain de pisse que le bon géant fait subir aux Parisiens, où il est question de l'affrontement du peuple et du pouvoir royal, de sédition sans qu'on puisse rien résoudre s'il s'agit du lard ou du cochon: faut-il tirer l'auteur du côté de ses rhétoriques, ou le travail audacieux et subversif du livre n'est-il pas de mettre tout cela seulement, et tel quel, sur la table? On peut faire ce qu'on veut des choses mises entre nos mains, il n'est pas si aisé de s'en débarrasser: c'est une donne de cartes qui s'instaure, et systématise d'être distribuée à l'envers. Voilà un livre qui annonce, dès son Prologue, que le meilleur de ce qu'il donne s'exprime par son contraire recelé, et qu'un tirelupin qui tâcherait de faire thèse sur ce contraire se tromperait aussi. Ce n'est qu'un grand théâtre, aux effets d'ombres et de lumières. Mais quelles voix en parviennent: ceux qui échappent à la pisse, en se réfugiant sur les hauteurs de Sainte-Geneviève, jurent en quinze langues. La rue de Paris est le son de toutes nations. Et le tousseux qui suit, maître Janotus de Bragmardo, est un pantin tiré en relief par le travers du texte, précédé de masques à rouges muzeaux et suivi de mannequins crottés: l'écriture est maître d'un art total, de sculpture et d'illusion. On prend le Gargantua à contrepoil quand on prime ses beautés raisonnables: dans le fond brassé de la satire du tousseux, des phrases mettent le bonhomme tout nu, d'une nostalgie à pleurer. La littérature et notre langue s'inventent ici parce qu'on touche de la peau nue et toute une faiblesse sous les mots. Tréfonds méprisé de notre langue, qui ici fait ciel. Un livre d'émotion, comme s'il fallait aujourd'hui se justifier de l'essentiel même, prendre rire et pleurer avec des pincettes.
      On pourrait, pour toute préface, hisser là avant le frère de sang: Bondit dans le ciel rouge un grand squelette fou/ Emporté dans l'élan comme un cheval se cabre. Parmi la contrainte de récit, dimension folle de la langue à l'assaut de ce qui ne peut s'atteindre, et qu'elle épouse par décrochement d'image. Sourde danse qu'instaure le permanent jeu d'entre ce qu'on dit et comment on le dit: quelque chose dans le vers s'est cabré bien avant le mot qui en fige l'image, lui-même seulement en résumant le théâtre, et disloqué de son sens. Quelque chose d'emporté par l'élan déborde l'entreprise et fige dans la plus étrange lumière rouge, qui n'est pas sa réalité, le ciel du temps. On a souvent ce sentiment, que de Villon à Rabelais, et de Rabelais à Rimbaud, il n'y a rien que ce fil d'acier (funambules, comme Genet les honore - Genet est dans le Gargantua un nom de cheval) tendu au-dessus de la langue, avec un Balzac ou un Baudelaire (Baudelaire est dans le Pantagruel nom de glaive), puis un Céline qui survivraient seuls, transplantés des caves à ces hauteurs. Il y a une réalité de la langue, et d'écrire seulement avec ce que la main peut pétrir, qu'on prendrait de son propre corps. Et là ces images fantastiques, qui se plantent dans le crâne et font hypnose. Il n'y a rien à introduire, d'un tel livre: qu'à casser sa certitude de langue et d'image, trébucher d'abord. Confiance dans le livre, qui pour commencer vous fera d'abord tomber. Lisez la grande tartine sage sur les couleurs et ce que le blanc signifie: on vous englue, on vous fait croire, on vous fait même rire au passage. Et puis une seule phrase à la fin casse tout. Ce dont il fallait rire, c'était du texte même, et tant pis pour vous. C'est du mot signifier même, qu'il était fait théâtre, et vous voilà à votre tour nu devant le monde, l'outil cassé des représentations certaines. Et voilà la lumière: à ces coins cassés de récits mal embringués, tordus dans leur déséquilibre de syntaxe ou de structure. Il n'y a pas ici de saint possible pour s'y vouer, sauf niveau bas ventre: sainct Andouille, saincte Mamye, sainct Quenet, sainct Vit. L'éducation de Thubal Holopherne fait confortablement rire: on mange, on pète, on rote. L'éducation nouvelle manière permet un texte magnifique: mais on ne rit plus, ou pire: on rit d'elle, et de son emploi du temps à tiroirs. Du coup, c'est le pire et le plus pauvre de ce que la langue anglaise nous donne qui conviendrait: training, management et ces misères de la quincaillerie d'époque. Le géant est traité comme ces petits cadres qu'on fait sauter à l'élastique. Et c'est par ce chapitre pourtant qu'on bascule à nouveau dans ce qui n'est plus le savoir, mais la contemplation de ce qui dessous lui résiste et ne s'y résout pas: les noms de métier et la fascination qu'il y a au travail du fer, du verre, du cuir, ou contempler les étoiles dans la nuit. Il n'y a plus de géant: Gargantua a autant de difficulté qu'on en a eu nous, la première fois qu'il s'est agi de nager dans la Loire. La magie très haute de ce livre est de ne pas s'interroger sur son propre pourquoi, et tout soumettre pourtant de lui-même à la seule grande et dure épreuve que Montaigne et Shakespeare, un demi-siècle plus tard et contaminés souvent au mot près, désigneront en face là où Rabelais doit se débourber, nager à contre-courant comme dans sa fantastique description de la natation apprise et du fleuve à vaincre.
      Et viennent les fouaciers. Gargantua est nôtre plus encore qu'aucun des autres livres pour cette mémoire commune qu'il décide d'inscrire et à laquelle il se contient. Ce livre est notre peau de gosse, notre corps d'enfant, nos rêves grandis tout crus jusqu'à ces morceaux de phrase comme autant de balles maniées, intensément colorées. Parlez de religion et d'allusions, de bon latin, de sources et d'influences ou n'importe, ce n'est pas flatter l'ignorance que s'en tenir enfin à ce qui aussi résiste à tout savoir. Marquet, Froger, Jousse, Savigny, Macé, Heurtebise, Pillot et Guillot, Gouguet, vous étiez des copains d'école, des noms du village, quoi devenus? et c'est le lot de chacun, lisant le Gargantua, d'être happé par ces forces d'en bas de la conscience, avec quoi le rêve seul négocie.
      Et confiance dans le rêve pour ainsi saper d'en bas les tartes à la crème apprises, qui demeurent plaquées en avant du titre: allez voir à Chinon ou Fontenay-le-Comte, le nom Rabelais qui devient hôpital, garage, lycée, restaurant. Même Bakhtine a fait du mal, en décrivant le grand carnaval au lieu de regarder sous le masque un visage blessé. Nous n'avons rien touché de ce livre, ni les virgules de travers ou celles qui manquent, recopiant les orthographes qui changent chaque ligne, le charroi sans coupures ni paragraphes, pour tabler contre les gens sages, qui ont mis Rabelais sous vitrine au musée. Confiance dans l'épais flot brouillon du livre écrit trop vite, dont on se demande bien toujours (sauf à prendre au sérieux la farce du Prologue ) où dans sa vie cette année-là, entre la tâche quotidienne et ahurissante du médecin d'hôpital à Lyon, le voyage à Rome, les travaux d'édition, l'accélération politique qui fait de cette scène sur laquelle désormais est entré Rabelais un théâtre où la farce comme le drame se payent réellement au prix du sang, l'affaire des placards, provocation de tracts affichés jusque sur la chambre du Roi pour le retourner contre l'influence grandissante de la réforme: période agitée et menaçante, d'où Rabelais a pu tirer la quantité physique d'énergie vitale qu'il faut pour sustenter un tel flot?
      Peut-être de telles performances excèdent-elles l'homme justement pour être prises à la nuit, la fatigue, aux automatismes qui vous arrachent vos rêves, aux sons de derrière la tête, aux histoires de partout. Ce qui traîne autour de vous du monde et qui vient fondre sous les mots, leur donne cette ampleur cristalline de débordement géologique dressé face à un ciel de montagne, où tout le reste ne paraît plus que désert minéral. C'est là où le Gargantua sent l'effort et la graisse, que le remuement est le plus brouillon, que lèvent du fond ces forces en deçà du conscient, pour contaminer la phrase.
      Ils furent rares, à comprendre le Gargantua et nous montrer, loin d'où ils en étaient eux-mêmes, ce qu'on pouvait en tirer à condition d'aveuglément obéir au flux, sans choisir, et n'importe où que ce désordre nous entraîne. Le vieux Hugo avait trop la folie à ses portes, ou ses pointes dans sa chair: le Gargantua, dans son Shakespeare, fait pièce principale avec Eschyle, voilà la bonne échelle. Mais il faut marcher encore un bon bout de chemin pour rejoindre Flaubert, que cette phrase stupéfiait: Comme assez sçavez, que Africque aporte tousiours quelque chose de nouveau. Si un Flaubert prétend voir là des girafes et des hippopotames, revient quinze ans après encore à cette phrase, n'est-ce pas à nous de nous interroger sur le chemin à faire en soi-même pour cette visibilité sorcière de la langue, où elle peut à son tour produire un monde (comme lui, Flaubert, sut à son tour le faire)? Et la plus décisive instance du Gargantua n'est-elle pas, au rebours de tout discours, sa capacité à nous prendre depuis n'importe quel niveau de lecture pour aller nous fracasser la tête diurne sur ses murs étranges? Prenez donc les torche-culs: de quoi rit-on, et pourquoi? De l'image, des mots, de la situation, ou tout à la fois dans un déplacement obscur où nous ne sommes pas à l'aise, mais où l'enfant en nous de très loin ressuscite? Et qu'il est question justement de râper, écorcher, étriller, ardre.
      Comment fonctionne la langue pour nous prendre, nous avons choisi d'en rester à ce mystère tel qu'il se donne au plus brut, et fièrement de nous saisir de l'exclusivité d'un texte enfin non trafiqué, rajouté partout d'épingles comme chez les couturières un ourlet de pantalon. Assez, confrères, de vos virgules en pluie, guillemets, tirets, italiques de précaution, vingt lignes de notes pour trois lignes de texte, tout est gâché, et premièrement cette joie d'avancer comme on titube, mais dans le grand, et par le rire. Un point d'exclamation rajouté est déjà un déplacement du comment lire. Il se trouve que Rabelais n'en usait pas, qui n'était pourtant pas en gêne pour augmenter la langue des outils dont il lui semblait manquer. Il se trouve que cette lumière qui sourd du texte, lorsqu'on le heurte par l'énergie du monde, diffracte de façon bien plus étrange encore lorsqu'on laisse cela tout nu. C'est affaire de main sur l'archet. Vous savez, ce que l'immense Kafka ainsi notait, au tout début de son Journal: chaque mot porté par la phrase devant le lecteur à l'instant même de sa lecture, à une hauteur où il reste dans une lumière grêle peut-être, mais si pénétrante. Cette notion qui intervient, mêlée, du temps de la lecture, de hauteurs différentes, et du geste de tendre. Et ce ne serait pas un assez bel outil, qu'on rajoute des béquilles à tel violoncelle? C'est d'une machine violente qu'il est ici question, d'un charroi lourd qui est ainsi parce qu'il a dans son lecteur à lourdement travailler. Ses élégances même sont à ce prix, n'y touchons pas. Regardez donc ce morceau incroyable de Picrochole entre Merdaille et Spadassin: chacune des si brèves interventions de Picrochole est une énigme, pour la quantité de prononciation à voix haute à quoi contraignent chaque fois ces quelques mots discrets. Pourquoi, comment? Tant de nostalgie. De la technique, bien évidemment: voilà que dans un texte au futur, à mesure que l'illusion se répand géographiquement, on passe au passé simple, dans ce trait stupéfiant, dont le génie à lui seul aurait sauvé toute l'oeuvre et le nom de François Rabelais: Voyre mais, dist il, nous ne beumez poinct frais. Et qu'il fallait ce passé simple pour donner tout son poids à la chute magnifique du texte, dont quiconque l'a lue se souviendra toujours: Ce sera, dist Picrochole, que nous repouserons à noz aises. C'est la musique qui les précède qui donne leur plein de couleurs, par effet de vitrail, à ces si simples et magnifiques chevilles: du grand art à apprendre. Un telle incantation juste par la continuité des mots, la très simple suite de sons qu'à chaque instant ils organisent. De cette magie, la principale, il faut se taire. Mais quel gâchis: on parle "d'ancien français", de "difficulté à lire", quand justement on avait touché et abîmé le meilleur qui permettait de lire et comprendre: la musique. Et c'est affaire parfois d'une virgule rajoutée. Pardonnons aux savants de bonne volonté. Mais il est temps de leur enlever le tigre des pattes, ils nous l'ont anesthésié.
      Lisant le Gargantua, on a le goût des fouaces et celui du raisin: plutôt que souligner fièrement, dans vos commentaires qui tiennent plus de place que le texte, comment Rabelais heurte sans chance à la poésie, ne vaudrait-il pas mieux hisser plus haut l'idée même du poète, et combien une telle prose, en deça du roman, redonne un avenir à la phrase où, face au monde, elle permet encore la subversion du chant et l'hypnose du dire? Où le poème, et ceux des autres, un Hölderlin, un Rilke, nous est proprement vital, revenir à Rabelais c'est réouvrir la source où l'affrontement du chant et de l'universel des hommes n'est pas seulement l'affaire des manieurs du vers. Le chant vient de bien plus loin, du feu, de la transe et du vin, dans une nuit rituelle au fond des montagnes de Grèce ou dans les bagnes où se moule et se cuit la brique de Babylone. Et cela ici, dans cette forge, advient par une prose, nous donnant encore chemin. Ecoutez, si loin avant les Illuminations, tomber ces blocs bruts parmi la phrase: demollir le firmament/ & les abysmes eriger au dessus des nues, ou plus loin dans la même harangue de Gallet à Picrochole, fluctuations serpentines et brillantes, mais proches du coeur et de notre propre détresse dans ce qui nous concerne de notre aventure: Ainsi ont toutes choses leur fin & periode. Et quand elles sont venues à leur poinct supellatif, elles sont en bas ruinées, car elles ne peuvent longtemps en tel estat demourer.
      Encore est-ce là le Gargantua des rhétoriques, Rabelais va allant par plaques jetées, cassées ou démembrées, cailloux de mots à prendre dans la main comme ces galets fétiches que les vieux sorciers qu'on trouve encore en Vendée vous mettent dans la main pour rêver (long, l'apprentissage de marcher dans un rêve): estonnez comme fondeurs de cloches. Que pourrait-on extraire d'un de ces brefs chapitres comme autant de blocs qu'on retient aussitôt par coeur, tousiours se vaultroyt par les fanges, se mascaroyt le nez... C'est bien depuis cet éblouissement plus large que ce qu'on maîtrise du champ visuel que surgissent de telles liaisons. La beauté de ce livre est unique, c'est quatre siècles s'instaure, du câble d'acier tendu de Villon à Rimbaud, et pas de tout dans ses bras: il s'agit bien, pour la danse qui petites histoires datées, petit domaine des humanités. D'autres forces ici courent, obscures invocations.
      Peut-être le Gargantua ne souffre-t-il d'abord que de lui-même: trop arbitrairement séparé d'une oeuvre serrée comme un poing pour être son représentant, mis en avant, lu sans le reste. Thélème, d'abord, ou la bouffe, Rabelais Gaulois. Il survivrait un texte comme en ruines: pans abrupts de beauté, constructions énigmatiques, souterrains mi-bouchés, et débrouillez-vous avec ça. Le Gargantua souffre qu'on a trop voulu l'élucider. Et si cela même, ruines et souterrains, avait été d'emblée conçu comme tel? Mieux encore, pour ne pas préjuger de Rabelais toujours inconnu: et si cela même, ruines et souterrains, avait immédiatement résulté, figeant à jamais le récit dans son présent détruit, de cette seule foudre sur le conflit d'un homme et sa langue, dans le rêve restitué du pays d'enfance?
      Ce n'est pas une thèse. Ce livre est plus fort, dans son aura d'énigme, rêve gris de chevaliers casqués du temps des forteresses, même s'il les moque comme un peu plus tard son frère de sang, le Quichotte. Audacieux et novateur dans sa langue en 1534, imposant à son imprimeur les conventions toutes neuves qui deviendront les nôtres, Rabelais reviendra plus tard aux habitudes obsolètes, juste pour donner à son livre comme cette couleur sépia des photographies en le présentant faussement comme un de ces exemples des chroniques anciennement écrites: gualimart, romivage, dès l'originale le texte grouille d'archaïsmes délibérés. Dès lors qu'il existe, le Gargantua se veut d'un temps autre, et définitivement forclos. C'est la lecture qu'ici on en voudrait faire: monument brut et délivré tel quel avec ses arrêts dans le rêve, ses dangers de tomber. Préférer l'impossibilité de tout savoir, tout comprendre, peut-être parce que tel fut le cas lors même que cela s'écrivit, rapidement, brutalement, bien au-delà de ce que son auteur lui-même en pouvait maîtriser, et comme s'il n'écrivait tout du long que cela: tenir dans l'épreuve qui vous mène au bord du gouffre et l'affirme bien au-delà de vos forces propres, vous laissant cependant tout deviner de l'enjeu mystique de l'affront. Du Prologue à la terrible glaciation qui recouvre à la fin Thélème, un livre légende aux souterrains obscurs, rempli d'énigmes et de ruines comme la forêt de Bretagne en recèle, perdues, abandonnées, d'autant plus imposantes.
      Et le livre ira par effondrements, grands pans où le récit se disloque, où la phrase fait étourdissant fracas. On est dans une poussière opaque, où il faut continuer pourtant de marcher sans aide. Puis cela se refait, avec des lancées de texte, des visées hautes de la phrase sur un ciel d'énigme: mais toujours dans cette pâte comme un poids roulé, se chargeant chaque ligne de ce qu'on ramasse aux bords et traînant tout avec soi. Puis c'est comme un éclair, on dirait une déchirure, flottement où tout semble dépourvu de pesanteur et reste là, ballotté par le texte avant sa bascule: on est à nouveau glissant sur les pages d'anthologie.
      Parfois on ne les avait pas vues venir: le sentiment est là dans ce genre de livre qu'on les connaît d'avance, et faussement. Ce n'est pas que le souvenir simplifie vraiment, ni même la faute aux manuels, au réalisme truculent qu'on nous serine. Et bien plutôt qu'on lit avec sa vie, que de tels livres résistent parce qu'on y amène chaque fois autre chose, un peu plus d'attente, du matériau en soi-même amassé et qui donne son corps à la diffraction: comme par ce phénomène qu'on dit de résonance magnétique. De tels livres demandent à ce que soi-même on y amène. Rares ceux-ci, lisibles dès qu'à seize ans on les ouvre et qui le demeurent pour toujours: bizarre m'a toujours semblé que Kafka et Stendhal aient pu prononcer à la fois cette même idée a priori aberrante, qu'il était bon de relire le Quichotte une fois par an, qu'on y trouvait son compte (et Kafka ne pouvait avoir connaissance de cette phrase-là de Stendhal). C'est en tout cas ce que dit Flaubert du Gargantua: pas une fois par an, mais à chaque virage de la vie.
      Donc ces glissements où on reprend élan, et qui ponctuent chaque trois chapitres le grand livre aux épaisseurs brouillonnes: ce n'est pas Rabelais le brouillon, mais bien ce qu'il s'en va remuer. Le moine au clos de Seuillé, la conquête rêvée de Picrochole après les torche-culs, les bien-ivres, les nourrices, et avant les pèlerins en salade, en passant par la harangue de Ulrich Gallet et les fouaciers, pour tomber dans Thélème: c'est bien trop pour un seul livre. Et peut-être la principale difficulté que nous ayons nous, quatre cent cinquante ans après, pour ne pas considérer tout cela dans sa suite linéaire, avec les morceaux qu'on sait par coeur et les autres qu'on saute. Mais bien tout à la même surface du tableau géant, au même niveau d'existence, et les points durs ou brillants de perspectives presque géométriques vitalement fondus à ce qui se cherche par le creusement aveugle des bords, l'obstiné brassement d'un monde en bascule. Traverser l'idée inculquée de l'écrivain naïf, qui réussit avec génie puis s'endort, pour reprendre les textes de vertige dans la trame même du charroi. Nous confier à ce flot âpre, aux angles plus vifs, de l'édition orginale, vise à mettre en travail le virus contraire, peut-être susceptible de porter mieux atteinte à cette croûte d'idées raisonnables, qui font tumulus de terre autour de l'étroite chambre celte de l'immense auteur. Texte sans dolby. On vous le dira bien, partout ailleurs, que ce livre n'est pas construit, puisqu'on passe de l'éducation à la guerre, sans transition. On ne laisse pas au géant la chance d'une vie bedonnante (quand on aperçoit à l'arrière-fond du Tiers-Livre Gargantua dans ses pantoufles, ce n'est plus lui qui commande au livre, mais Panurge: la littérature a des exigences). Mais quand, après les fouaciers, dans la lettre par quoi Grandgousier rappelle son géant de fils, il énonce: vaine est l'estude qui en temps oportun par vertus n'est à son effect reduict, n'est-ce pas l'idée de construction qu'ont ces messieurs qui pêche? Celle du livre s'appréhende par poids, forces mises en branle selon leurs réciproques tensions: un Joyce ou un Proust, un Kafka, sont à cette aune aussi inconséquents que Rabelais, et pas nés pourtant d'avant la lunette optique, l'imprimerie et le comptage algébrique. Une construction s'appréhende à ce qui soumet chacun des éléments à la même épreuve elle décisive, conflit de l'homme et de son monde, Montaigne viendra bientôt pour l'expliquer en entier, après Epictète ou Plutarque. Admirons plutôt la capacité d'un homme, seul dans son petit coin, à venir nous présenter soudain objet sans mesure commune avec les petits Heptameron de son temps: qui fonctionne par plaques d'énergie rapprochées l'une de l'autre jusqu'à se défaire ou se heurter mutuellement, et résoudre par leurs oppositions leur seul rapport possible à la grande énigme à quoi ils se confrontent: un monde qui ne nous satisfait pas.
      A cette aune aussi, de belles idées tombent comme des fruits trop mûrs. Il est aisé, sur de tels gouffres ouverts sous la plus haute question, d'y faire résonner n'importe quel système fermé de pensée. Le Gargantua y a conduit plus encore que n'importe quel autre livre de Rabelais. On est pourtant prévenu au Prologue du cristal logique élémentaire mis en place. La logique des Silènes et tirelupins échappe à toute emprise formelle. Appel à l'interprétation, et son déni du même geste. Le génie vaut pour l'oeuvre prise dans son entier, et le Prologue n'aurait pu sans doute être écrit sans la traversée que fut pour l'auteur son premier livre, Pantagruel. Il est probable que le Prologue, pour décharger tant d'énergie, avec une telle ironie d'annonce, fut écrit une fois le Gargantua terminé. Curieuse manière de se glisser dans un livre qui l'a exclu comme narrateur. Ce n'est plus Alcofribas qui parle. Mais lorsqu'il s'agit de purger le bon géant, avec l'ellébore censée traditionnellement guérir de la folie, le sçavant medicin de celluy temps qu'on appelle est Seraphin Calobarsy, nouvel anagramme en bonne et due forme de notre Phrançoys d'auteur. Et il viendra promener son ie magique une nouvelle fois, encore chapitre XXI: non pas pour veoir son livre ou son géant, mais pour l'ouyr. L'auteur entend, parmi la foule de Paris, et de très loin, son géant appeler: voilà l'échelle vraie d'une cohérence de construction et de détail dans le génie qui permet d'égorger si l'on veut treze mille six cent vingt et deux ennemis dans le minuscule clos de l'abbaye, grâce, précision toujours, et l'enfance et le rêve, à beaux gouetz, qui sont petitz demy cousteaux dont les petitz enfans de nostre pays cernent les noix. Une Prognostication, quelque temps plus tard, sera signée Calobarsy: elle nous paraît bien faible pour être de Rabelais. Et explique peut-être, dans les corrections ultérieures du Gargantua, qu'il ait préféré remplacer Calobarsy par un maistre Theodore, mais tout est silence déjà sur ces environs de l'oeuvre.
      Une figure logique donc d'ébrouement et cassure, par un moment rigide où le texte se fige avant d'ouvrir à la percée neuve, va courant la structure. Vaut pour cette éducation en trois volets, la vieille, la neuve, et manière figée de la neuve avant de réouvrir au monde, comme elle vaut pour Thélème. Et on la rôde au passage, hors champ ou presque, pour voir, sur le thème séparé des couleurs et ce qu'elles signifient. A l'épreuve de cette logique, assimiler Picrochole à Charles-Quint est trop réducteur et facile: l'ennemi n'est jamais si loin (puis l'acteur est trop bon, et trop beaux ces noms: Merdaille, Spadassin, Hastiveau...) La tentation Italie de François dit premier, la guerre civile une décennie menée par Bourbon, jusqu'au sac de Rome, il y a bien matière aussi à regarder juste autour de soi: que la leçon vaille pour aujourd'hui n'est pas le plus rassurant, même si cela hisse encore plus haut le livre. Un même cristal logique indébrouillable vaut aussi pour Thélème. Ce que bâtit le moine n'est pas selon un vouloir libre, mais en prenant le contrepied des propositions existantes: un travail du négatif, qui fige sa construction dans le monde. C'est Panurge seul qui, onze ans après, pourra prononcer le grand Ie ne bastis que pierres vives, ce sont hommes. Parce qu'il a su garder, lui, dans son monde à l'envers, la médiation exprimée du langage. Sans compter qu'il bâtit au passage un envers du récit, un pays d'utopie qui sauve en lui sa propre incohérence, impossibilité d'être rabattu sur le monde existant. Thélème était d'emblée condamnée. Construction qui ne regarde pas la langue qui la nomme, si elle décide, pour faire à l'envers du monde existant, de mettre ensemble les filles et les garçons, la description les isole à nouveau chacun dans leurs couloirs. Les glosateurs ont bien souligné le monstre dont accouche le fameux Fays ce que vouldras: il n'y a pas de cuisine à Thélème. Rien, au bout, que des mannequins figés, isolés, en tenue de cérémonie et immobiles dans leurs cellules sans fenêtre, face à un miroir posé sur la muraille. Et le livre s'embourbe dans l'énigme de Mellin de Saint-Gelais comme il nous avait fait patauger dans ses fanfreluches antidotées.
      Lisons donc enfin Thélème non comme utopie valant pour tous, mais bien comme l'échec de sa possibilité construite: c'est de notre condition de devoir se restreindre, pour l'île des souhaits, à l'univers des mots. La porte du rêve, qu'on y trouve, n'ouvre pas sur le monde d'ici. Le monument de notre langue ce n'est pas Thélème, mais le Gargantua pris dans son entier, qui la produit et la nie tout à la fois: ce par quoi le Prologue sauve y compris Thélème, en interdisant d'y croire trop.
      On n'arrive plus par Chinon, qu'on contourne par la rocade sous des publicités de vins, et dont on n'aperçoit que le dos d'entrepôts, un centre commercial puis un de ces ronds-points aménagés au pied d'immeubles, une voie ferrée avec les écartements parallèles du triage, des silos à céréales. On repart dans les champs et soudain on vous parque sur un espace défriché au bulldozer, à peine gravillonné. Un alignement très abstrait de sacs poubelles vides sous leurs supports en zinc et un chemin tout neuf, creusé droit, avec des bornes de béton en travers. Au bout, moins un tas de bois, La Devinière est pourtant comme sur les photos partout reproduites dans les manuels. Les quelques salles qu'on visite étaient encore, cet hiver-là, humides et sombres (on devait y faire des travaux). Le musée de toute façon n'est pas riche: gravures, quelques vitrines, des illustrations. Compte plutôt cette harmonie et le vieil art de construire sous l'ardoise, la manière dont l'escalier se joint à l'étage au-dessus de la pièce commune. Compte cette usure inégale des marches, le mot tuffeau, le gravier qui racle et auquel le brouillard fait écho, tandis que se répondent autour une ahurissante multitude de corbeaux. Une société dite des amis de Rabelais vient une fois l'an faire banquet ici, avec "reconstitution". On vend à la billetterie des cartes postales avec portrait de l'auteur: êrasme a croisé Holbein, DÅrer a gravé Luther, mais de Rabelais on ne connaît que des transpositions sans audace, rien qui permettrait de projeter sur le visage à gros cou et face un peu ronde, celui qu'on retrouve encore chez tant de gens de la région, et préservé aussi en Basse-Bretagne et Vendée, la force d'énigme et l'énergie qui est celle de l'oeuvre.
      Des étendues nues d'une terre presque noire, le maïs juste moissonné aux restes de tiges qui pourrissent: les haies renversées par le remembrement (combien de la terre française gaspillée par cette pratique des remembrements que désormais on abandonne: soumettre la vieille terre au soc des machines, c'était, ici, notre histoire qu'on foulait sous les roues des tracteurs). A Seuilly, le dernier des trois bistrots a fermé il y a deux ans.
      Mais le géant est bien toujours ici, il passe la tête à l'exact endroit de Thélème. Où commence la forêt, avec ses échelles de fer, sous les vapeurs blanches des échangeurs thermiques, le haut des énormes cubes en gris: la centrale nucléaire. J'y suis monté aussi, en visite d'école, pendant ces trois ans passés à Angers dans les dortoirs de l'école de mécanique. On a créé à Seuilly des cités neuves de pavillons, lotissements dont les rues se croisent en rectangles, pour le personnel. Thélème de béton, déjà vieillissante.
      Ce qu'il y a d'extrêmement rare dans cet endroit, et qui aurait passé dans l'oeuvre, l'expliquerait peut-être avec intimité, c'est son acoustique: le moindre bruit quelque part est de partout perceptible. A cause peut-être de ce relief très léger où tout s'incurve vers les lignes encore blanches des vieilles ogives blanches dressées en contrebas (vendues après la Révolution, comme Maillezais, à un carrier qui n'a laissé que les arêtes), et rend tout des alentours visible depuis n'importe lequel de ses points de vue: oui, la scène rêvée d'un théâtre de nature. Plus haut sur la gauche, une tour en ruine où ceux d'ici localisent Grandgousier, ce qui peut-être n'est pas nécessaire (la commune d'à-côté montre aussi un tas de pierres qui pourrait convenir): ce seul pigeonnier qu'on aperçoit pourrait facilement, à échelle des jeux d'enfants, devenir suffisante forteresse que les proportions du géant restaurent. Gargantua ne décrit presque pas, l'effet de réalité est tout entier dans sa parole, se suffit de ce qui contente une imagination d'enfant, mais se grandit jusqu'à la restaurer dans le monde. Sur la terre remembrée et noire, c'est ce silence d'aujourd'hui qui surprend, à moins d'une mobylette qui s'éloigne. Il n'y a plus rien, plus personne, que ces corbeaux qui tournent, et le fracas trop souvent d'avions de guerre en exercice (au nez rouge identifiant la base de Tours), passant ras au-dessus du fameux "clos de Seuillé": dans le fracas de l'objet gris on n'existe plus, comme pour une démonstration faite exprès.
      Il faut aller y voir, et s'y recueillir. Comme à Combourg, on voit là surtout des Japonais et des cars du troisième âge. Mais Mme Chemin, gardienne du musée, prouve une connaissance exceptionnelle, rare et bien humaine de Rabelais, qui sait rendre à qui lui donne.
      Trop rares sont ces endroits, où un livre et sa terre se confondent. Comme à l'Hermenault ou Maillezais, l'écart et l'abandon sauvent ce qui n'aurait pas dû l'être: rien ne survit du Paris de Baudelaire, que sa tombe. Il faut éprouver l'inqualifiable sentiment: qu'à de certains endroits, ce n'est pas le monde vrai qu'on regarde, mais l'idée qu'un livre nous en a donné. A ce prix, on peut peut-être parler d'un réalisme de Rabelais: s'il remplace le monde vrai par la force d'un livre.
      Cela s'arrête là. Même si dans notre faim nous continuerons à l'infini de relire le merveilleux décryptage d'Abel Lefranc, ce qu'il a su reconstituer du teigneux Gaucher de Sainte-Marthe (dans la Loire on voit toujours, jusqu'à Angers et Ancenis, ces poteaux plantés pour éviter l'ensablement et tendre des pêcheries, qui firent procès entre Sainte-Marthe et Rabelais père, l'avocat). Il n'est pas indifférent de sentir sous le pied les marches usées de pierre tendre, que son pied à lui si souvent éroda, là peut-être où il appris, à quatorze ou seize ans, l'enfermement familialement décidé dans un couvent, à quatre-vingts kilomètres de là, dans les cloîtres sombres et les dortoirs qui à Angers depuis servent d'école d'ingénieur en mécanique ou de prison puis, encore un peu plus loin, dans les marais, le vent et l'âpreté de Vendée: et s'étonner qu'un tel livre en revienne au grossissement d'enfance.
      Le texte que nous proposons s'appuie sans remaniement, ni d'orthographe ni de ponctuation, sur l'édition originale du Gargantua (B.N. Res. Y2 2126), complété pour le feuillet manquant, la couverture et quelques corrections par la seconde édition connue, François Juste, 1535 (B.N. Res. Y2 2130). La brièveté des blocs-chapitres permet de se dispenser de paragraphes supplémentaires, puisque Rabelais n'en use pas. On s'est limité pour leur introduction aux changements de locuteurs. On lira avec profit, pour compléter, les travaux de Gérard Defaux et Jean Paris, Michael Screech et encore ces vieux actes d'amour d'Abel Lefranc et Jean Plattard: compte moins, pour une glose, sa pertinence que l'intimité qu'au passage elle nous fait éprouver d'un texte pour toujours inatteignable.

 

Parole de l’énigme
Préface au Tiers Livre

      Un grand épanchement de lumière, mais après onze ans de silence. Après le grand saut amorcé des deux premiers livres, qu'il ait fallu onze ans pour tant creuser reste la première énigme. Quelques pans de ruines, hasard de traces et recoupements dans une biographie trouée, suppositions à partir de quelques états manuscrits, plutôt qu'élucider ou expliquer, mettent encore le Tiers-Livre sous un prisme plus étrange. De ce qui sera sa part propre dans l'oeuvre: moment d'une lancée, un jeté sur le trou central du parler, de comment on s'affronte soi au monde, rien n'aidera à saisir la mécanique principale de genèse. Malgré les onze ans de silence, celui-ci sortira d'un bond et achevé d'un univers mystérieux où nous n'avons pas entrée.
      En tout cas, onze ans où jour après jour continue la marche rude, érodante et corrosive, de l'expérience intérieure: la peau des mots à chaque ligne en témoigne. Dix ans d'écart et nous voilà à des années-lumière de la grosse horlogerie des géants. Mais il est bien probable que le Tiers-Livre se soit écrit comme le Gargantua: dans la grande foulée retrouvée d'un bonheur rapide, toutes bondes ouvertes, un appel à la vitesse pour outrepasser les bornes qu'on se met soi-même dans la tête. Un très grand rire emporte tout, qui n'est pas fait de cuisinage ligne à ligne: ce qui ici est lancé à pleins bras et sans compter, c'est le plus difficultueusement acquis de onze ans d'une ascèse intérieure obstinée à la même interrogation.
      A nouveau on monte la farce sur ses tréteaux. Ce chèrement, longuement acquis de la marche intérieure ne s'avouera pas: c'est pour être foulé aux pieds par le rire, comme le rêve d'un homme peut être foulé aux pieds par la loi et les limites du monde, qu'on confie le meilleur à un tel écrasement. C'était la tarte à la crème de l'époque, en grand sérieux, avec de vrais succès de librairies, que ce qu'on a appelé "la querelle des femmes". Les pavés en bon latin, comme le De legibus connubialibus de Tiraqueau l'ancien proche de Rabelais, se succédaient, et avaient sur la question distendu jusqu'au ridicule la vieille scholastique. Mais ce n'est que la vis du pressoir, et non le fruit dessous. La farce est gauloise: du sort de la braguette de Panurge. L'ancrage satirique était proche et solide. Grand terrain trop commode pour ceux qui font métier de glose: il faudrait voir ici Rabelais descendu dans l'arène intellectuelle, à égalité de ceux qu'il moque. Mais il se garde bien de donner aucune réponse, sinon le sermon du bon roi tout à la fin, qui fait de ce thème en tant que tel une donnée bien mineure. Bien autrement important de toute façon l'indécidable même qui fait en chaque percussion nouvelle la permanence du livre, et projetée dans tant d'univers coexistants, pour les renvoyer encore aux bornes arrière de ce qui les remet chacun en question: le fait de nommer, parler pour se conduire. Le Tiers-Livre est une traversée, le chemin d'une descente dans l'acte de parole, et le rapport au monde qui s'en induit. Il bute à la fin, par un artifice de construction qui prouve comme cela seul devait compter, sur la figure brûlée du fou, où se met à l'épreuve de la destruction mentale toute conception du monde qu'on peut se faire en propre.
      Onze ans donc d'une biographie trouée, où nous ne pouvons placer que des points d'interrogation: autant d'espace laissé en avant des énigmes spécifiques du livre. A l'énorme bruit du Gargantua succède ce seul fond de silence. Mais l'homme, quand il reparaît, c'est chaque fois à l'avant-poste. Il est tout proche du remuement du siècle, là où il se décide ou bien refoule la prise humaine. Jean du Bellay, promu cardinal cette même année 1535, est du côté de Marguerite de Navarre: tirée entre ses deux pôles nord et sud, la réforme de Luther et le délire obscurantiste de Loyola, l'église française va longtemps osciller, jusqu'au déchirement ultérieur. Lorsque François de Valois regarde dans le bon sens, du Bellay est son premier diplomate dans le grand jeu et le permanent cliquetis d'armes qui dure entre le roi et l'empereur, sous la modulation lointaine des Ottoman. Quand le vent tourne, on l'envoie loin de la cour, pour des négociations plus secondaires. Peu après la publication du Gargantua, Rabelais partira avec lui à Rome pour un second et plus long voyage. La légende s'en servira: Tallemant des Réaulx rapportera ces scènes où Rabelais est censé se cacher derrière un pilier pour éviter le baiser traditionnel au pape. On veut toujours qu'un écrivain ressemble à ce qu'il invente, jusque par cette insolence qui dans ses livres le venge. Rabelais, dans l'équipe des négociateurs et secrétaires de du Bellay, obtiendra pour lui la régularisation de sa fuite des couvents. Formalité non secondaire: lorsque du Bellay reviendra en France, on pourra légalement attribuer à Rabelais une part de rentes sur l'abbaye de Saint-Maur, quitte à encaisser la rogne de ceux qui la partageaient avant lui, et rapidement l'en déposséderont. Rabelais approchera la cour, s'y assurant de nouveaux appuis: même si les condamnations répétées des théologiens, enregistrées dans le latin de cuisine de la Sorbonne, ont toujours été contrées avant d'être effectives, un retournement politique pourrait s'en appuyer. Dès le printemps 1535, on a trace d'une de ces "absences" mystérieuses de Rabelais, qui résigne son poste à l'Hôtel-Dieu de Lyon, sans doute pour un séjour à Grenoble, peut-être pour un de ses retours en Vendée à l'Hermenault. Un voyageur. Cette incertitude, de permanents déplacements, une solitude, loin même de ses enfants, voilà le terreau d'où on arrache la farce.
      L'année 1536, au retour de Rome, ouvre un autre de ces grand trou biographique: rien pendant plus d'un an. Mais ce pourrait être, pour la première fois, une année de calme, dans un logement attenant à cette abbaye de Saint-Maur. Rabelais révise ses deux premiers livres, pour leur réédition. Béda, le vieil ennemi, subit sa terrible fin dans les cachots du Mont Saint-Michel: ce n'était pas alors un lieu de tourisme. Que l'ennemi perde ne rassure pas sur les risques qu'on court soi (et demeure pour les siècles cette page du Gargantua appelant pour Beda le bûcher).
      Les fils rouges tissent ensemble la vie du bachelier Rabelais, qu'on retrouve à Montpellier en 1537, pour ses nouveaux diplômes de médecine, licencié, puis docteur. A l'automne, il donnera des cours sur les Pronostics d'Hyppocrate, et des leçons d'anatomie, s'établira médecin à Narbonne. Six mois plus tard, c'est l'entrevue d'Aigues-Morte, l'incursion provisoire de l'écrivain dans les plus hauts rouages et la proximité du roi: tout voir, tout comprendre. Et nouveau saut dans le noir, écart à angle droit: il ne cherchait pas pension et pantoufles. Travaux diplomatiques, missions confidentielles pour le cardinal? Nouveau retrait discret où l'écriture suffit? Encore un an sans nouvelles. Tournon, le cardinal ennemi des du Bellay, se saisira par deux fois de sa correspondance. Cela justifie peut-être qu'il soit contraint de quitter la suite officielle du diplomate pour rejoindre celle de son frère, Guillaume de Langey, qui vient de prendre en charge l'administration et l'organisation militaire du Piémont occupé.
      C'est une nouvelle phase, un arrimage solide: on peut supposer une amitié forte entre les deux hommes. Rabelais part pour Turin. A sa charge, une part des travaux d'écriture de Langey, et, suppose-t-on, la publication perdue d'un livre en italien louant ses mérites. Au printemps 42, il interrompt le séjour à Turin par quelques mois au château de Saint-Ayl, près d'Orléans, qui restera un des refuges ultérieurs, et met au point l'édition dite définitive des deux premiers livres et de la Prognostication. Un privilège royal, laborieusement négocié par ses amis, lui permettra, pour la première fois, de mettre son nom sur ses livres: il a cinquante ans. Signer ses livres de son nom: encore un minuscule rouage qu'il est permis de considérer comme décisif dans la bascule qui sépare le Pantagruel et le Gargantua des deux premiers livres. En janvier 1543, au retour de Turin et bien trop tôt, Guillaume du Bellay meurt près de Roanne. Rabelais convoiera le corps, jusqu'au Mans, par étapes, derrière les chevaux: le récit de l'agonie de Guillaume de Langey fera un des plus belles et mystérieuses pages du Quart-Livre. Geoffroy d'Estissac, l'évêque de Maillezais, meurt en mai: celui qui lui avait ouvert les portes de la vie.
      Les deux années qui suivent sont âpres et sombres: jamais le rêve de la Renaissance n'a été aussi foulé aux pieds. Encore une fois on ne sait pas où il est, ce qu'il fait. Tournon est plus fort que du Bellay: le 8 janvier 45, un des plus proches soutiens de Rabelais, François Bribart, secrétaire de du Bellay, est brûlé place Maubert. Répression, censure, enfin la terrible honte du massacre des Vaudois. On n'est pas fier de vivre: c'est pourtant dans cette nuit sur le siècle que Rabelais enfin écrit son troisième grand oeuvre, qui obtiendra son privilège d'édition ce même été. Les appuis à la cour auront provisoirement été les plus forts, au moins le livre existera-t-il. Au printemps 46, onze ans après le Gargantua, fuite ou exil, Rabelais est grâce à Saint-Ayl de l'autre côté de la frontière, à Metz, sans revenu, sans avenir. Du très peu qui nous est parvenu de la correspondance de Rabelais, une lettre de Metz encore, un an plus tard, à du Bellay: si je ne fusse de present en telle necessité et anxieté... si vous ne avez de moy pitié ie ne sçache que doibve faire sinon, en dernier desespoir, me asservir à quelqu'un de par deçà, avec dommage et perte evidente de mes estudes. Il n'est possible de vive plus frugallement que ie fais et ne me sçauriez si peu donner de tant de biens que Dieu vous a mis en mains, que ie n'eschappe en vivotant et m'entretenant honnestement... Voilà pour l'image du Rabelais gaulois, de l'homme à gros ventre et du lard dans la barbe.
      Rien ne peut vraiment étayer l'hypothèse qui fasse preuve, malgré ce qui est aujourd'hui en gros débrouillé de l'énigme dite du Cinquième Livre. En 1562, neuf ans après la mort de Rabelais, un des compagnons des derniers temps, signant Nature Quite et identifié comme Jean Turquet, publie la suite des chapitres de l'Isle sonante. Du Rabelais, comme le reste du manuscrit qui a servi de base au Cinquième Livre. Mais l'isle sonante en serait la seule part achevée. Le reste du manuscrit, plutôt que du Rabelais maladroitement remanié ou imité, comme on l'a parfois pensé, du Rabelais pas encore travaillé: le plus singulier de l'écart, de la signature et de l'audace, n'est pas toujours le résultat du premier jet. Dans celui-ci, des pages traduites en bloc du Songe de Poliphile de l'italien Colonna en témoignent: le travail est d'ingestion des sources, leur destruction chimique par la cohérence propre de l'oeuvre. Surtout (le travail décisif est celui de Mireille Huchon: Rabelais grammairien, Droz, 1982), un état d'écriture pillé, paradoxalement, aussi bien par le Tiers que par le Quart-Livre: la maladresse de ce que nous nommons Cinquième Livre n'est pas de reprendre, un peu de travers, des éléments déjà utilisés dans le Tiers ou le Quart-Livre, ce dont certains s'appuyaient pour prétendre à l'imitation. Déjà le Pantagruel pour avancer rebondissait lui-même sur ses propres chapitres, parfois interposant la reprise avant le chapitre source. Le Gargantua, deux ans plus tard, remet sur table le même fil ternaire de la naissance, l'éducation ou la guerre. Nous voilà maintenant au bord d'où il faut projeter sur l'oeuvre prise globalement le travail génétique décrypté dans la construction intérieure du premier livre et sa refondation dans le Gargantua.
      Une projection, presque par invariance d'échelle, où nous utiliserons pour notre lecture de l'oeuvre dans sa lancée globale les outils forgés dans le mouvement interne des premiers livres. On retrouve le grand art de Rabelais, et ses plus habituelles pratiques des deux premiers livres, dans la façon dont le Tiers, puis le Quart-Livre, récrivent et grossissent les éléments livrés bruts du Cinquième (dans le côté paradoxal du mot: le Rabelais brut est quelqu'un qui écrit simplement bien, un français presque "classique": c'est de sa convention d'abord partagée et à un état pacifié de la langue que le travail d'écriture de Rabelais extrait sa forme définitive et splendidement audacieuse).
      Rien de la problématique de cet ensemble composite de textes rassemblés sous le nom de Cinquième Livre ne peut être simplifié: tous les états coexistent, de l'amorce d'une vraie suite linéaire et travaillée au Quart-Livre, à des bribes laissées telles quelles de traductions, et même de récits infirmes (les Apedestes). Mais cette complexité renforce encore l'hypothèse actuelle, qui nous ramène au plus central de la genèse et du coup de force du Tiers-Livre: dans ce long cours d'années, un récit inconnu, mais qui serait déjà le grand récit de circumnavigation dont le Quart-Livre est un morceau arraché sans bords, aurait été globalement et longuement ébauché par Rabelais, et aurait ultérieurement servi de pioche à la fin géante, en tremplin sur le vide, de l'oeuvre définitif. Récit complet, puisque nous disposons d'une version réalisée de la fin, l'oracle enfin trouvé de Bacbuc. Mais Rabelais (et c'est bien en ceci que Marcel Proust dans sa plongée infinie de réécriture permettait seul d'initier cette nouvelle lecture de Rabelais qui s'amorce depuis quelques années) n'a pas mené son récit, à l'ampleur cervantesque, jusqu'au terme de la publication. Un arrachement manquait. Une ressaisie par le livre de sa propre médiation: le conflit du monde et de la parole, pour amorcer le grand jeu de miroir, où c'est soi-même qu'on lit dans les îles construites. Cette problématique renverse la lecture traditionnelle du Tiers, comme du Quart-Livre: la fin du Quart-Livre n'est pas une suspension provisoire et avant suite du cycle, mais bien le recouvrement de la fiction par sa logique interne, ce qu'avait très subtilement suggéré Foucault par son parallèle de Rabelais et Borges à l'entrée de Les mots et les choses, citant précisément un passage de l'ultime fin du Quart-Livre. Il faut, pour accepter l'audace de Rabelais, le suivre jusque dans le deuil d'une fin possible à l'intérieur des catégories traditionnelles de récit: on butera sur le silence ouvert qui achève le Quart-Livre comme, un demi-siècle plus tard, le génie d'un autre sera de nous faire buter trop vite sur la fin en catastrophe de ses tragédies. Et le Tiers-Livre, l'arrachement inverse. Pour sauver l'énorme machine du récit que nous ne connaîtrons pas, comme personne ne lira jamais cette Recherche du Temps Perdu de 1913 dont Swann représentait le strict premier tiers, Rabelais va réécrire un seul chapitre, celui de l'embarquement: le Tiers-Livre sera ce récit d'un départ.
      Et arracher, pour décoller le grand cycle, arracher de la gangue ce seul récit qui finit sur un port. Alors, le plus simplement du monde, cette étrange fin très neutre, fantomatique et rigide, de l'éloge du chanvre (Pantagruelion), ne serait que la première survie effective, quand tout est joué et qu'on ne laisse plus traîner qu'une coda, de ce grand récit initial et auquel manque encore le souffle de vie. Cette figure est centrale: vessie de porc gonflée à la bouche, où on agite des pois secs, c'est l'emblème ici de la parole folle, la parole vie.
      Alors un grand écran se lève, qui voilait l'audace la plus crue et les plus âpres lumières: notre édition voudrait contribuer, en laissant cette préface dans la seule lueur d'intuitions, à ce grand mouvement tournant du regard sur l'oeuvre fondatrice. De tels renversements, à l'échelle parfois de siècles, ne sont pas une novation dans l'histoire de la littérature, et Rabelais, par le pragmatisme des constructions, la sauvagerie de la langue et le grand fond populaire tel que nous l'a esquissé Bakhtine, aussi peu maniable qu'une révolution, en a plus qu'aucun autre amassé le risque sur le ciel de son oeuvre.
      On dispose pour le Tiers-Livre, chez Droz, d'une édition érudite qui fait référence, due au chercheur anglais Michael Screech. En se confiant ici au seul risque littéraire du texte de Rabelais, on rendra d'abord hommage à ces reconstructions patientes rassemblant l'effort de toute une vie, comme Lefranc au début de ce siècle. La seule justification d'une édition de plus sera que pour la première fois, ce livre-ci encore, nous respecterons la lancée musicale de Rabelais, ne déposerons pas son texte sur un carrelage de laboratoire: en hommage au théâtre, à la voix de ces grandes marionnettes sorcièrement maniées devant nous, pas une virgule ne sera bougée, pour confier au prononcé des voix, au grand rocaillement, à l'ébrouement du neuf, toute la force de rêve intacte du livre. Qu'on le lise comme un roman. Un roman vivant. Avec des masques de rire sur de terribles imprécations. La surprise une nouvelle fois, dans la transcription informatique des pages minuscules et jaunies de 1552, d'y découvrir non plus la phrase arrondie et béquillée des éditions actuellement disponibles, reponctuées sans doute avec la meilleure volonté du monde, mais un art compressé du récit qui renvoie aux pics les plus escarpés et récents de son actualité et ses conquêtes, sur le grand fond permanent et inchangé du haut remuement de langue. Dans le respect de ses cadences, cela qui en elle fait rêver par derrière le temps de lire, et permet de traverser le rideau des quatre cents ans d'éloignement.
      Cette restitution à la langue de son propre héritage était obligée, un sentiment presque de nécessité collective, anonyme et humble. Présenter ce texte dans sa nudité, sans appareil mais avec scrupuleuse fidélité: respect que nous pensons, au nom de la langue, de la plus haute subversion et seul digne d'honorer la subversion propre au livre lui-même. Qu'on se reporte au chapitre XXXVII, le récit fameux de Seigny Joan, fol de Paris, pour mesurer combien cette toute petite nuance de voix change tout, quant à la parole folle et au théâtre dans le livre convoqué.
      Le Tiers-Livre est un embarquement. Son premier génie est de gommer en lui-même son propre départ: il naît déjà comme à l'intérieur de lui-même. Le premier chapitre saute par dessus le Gargantua et va retrouver la fin du premier livre, celui de Pantagruel. Le récit ne prend pas vol: avec le chapitre final, le premier est bien un exemple de plaques tirées toutes faites de ce récit intermédiaire, inconnu. L'étau qu'on desserre, d'où tout va jaillir. On bute sur le chapitre II: Donnant Pantagruel ordre... Le mot ordre casse soudain la convention discursive, et déplace subrepticement son arbitraire sur son sujert même, Pantagruel qui traverse l'écran de papier. Il n'y a plus de narrateur: rien qu'une formule administrative,et le coup d'état se dédouble. Si son objet principal est de restaurer d'un mot Pantagruel aux commandes, c'est précisément au narrateur du premier livre, Alcofribas, qu'était attribué le Salmiguondin. Assigna la chastellenie de se Salmiguondin à Panurge invoque l'héritage, mais liquide le narrateur avec les biens qui lui avaient été donnés, tout en amenant d'une phrase Panurge sur le devant géant de la scène, face à son maître, pour que le théâtre commence. Incohérence narrative, la première, ont dit les commentateurs: et s'il y fallait voir au contraire la première trace du conflit vivant de l'homme et de son entreprise, la nécessité de ne pas rajouter d'élément nouveau, comme de préciser immédiatement ce rejet d'Alcofribas, la main qui écrit, au nom du grand théâtre que Panurge amorce? La seconde de ces célèbres "incohérences", au franchissement, chapitre XVII, du premier cercle du livre et sous l'invocation de sorcellerie, sera plus audacieuse encore: ne les justifie que cela, que la violence faite à l'unité de récit ne vaut que renversée en violence du récit sur l'homme qui le tient, pour lui imposer son débord, et la déchirure par quoi tout vient au-delà de lui-même, son mental et sa force. Ces mécaniques où se brise l'illusion même qu'on est dans un livre sont exemplaires, comme la fuite qui s'en fait aussitôt pour ne rien détruire par un état stable. L'usage des chiffres arabes, la révolution qu'est soudain la possibilité de l'arithmétique sans boulier n'a pas dix ans d'âge, après deux millénaires de comptage manuel, et la littérature se l'approprie, le tord dans tous les sens, pour rire: en iceluy transporta une colonie de Utopiens en nombre de 9876543210. hommes, sans les femmes & petitz enfans..., enterré dans la rhétorique narrative du premier chapitre, devient farce sans autre artifice dès lors qu'appliqué au comptage des hanetons & cacquerolles. Le livre ici réellement commence.
      De tels livres se rajoutent à eux-mêmes de propres obstacles avant même qu'on les ouvre: sans avoir lu le Tiers-Livre, on connaît l'éloge des dettes par Panurge, mangeant son bled en herbe. Se résout ici en dix lignes la terrible invalidation de Thélème figée: c'est enfin réellement, ici, le monde à l'envers. A Thélème on a rajouté la parole qui la tient. L'espace de liberté ne s'impose au monde que dans la diction qui en est faite, et le Tiers-Livre sera l'exploration de cette frontière, ses limites, là où la parole heurte au monde, systématiquement. Avant même d'avoir lu le Tiers-Livre, on connaît, on attend le grand étendard quie lève ici Panurge sur l'oeuvre: & les beaulx bastisseurs de pierres mortes ne sont escriptz en mon livre de vie. Ie ne bastis que pierres vives, ce sont hommes. C'est une statue vivante de parole dans la langue, un acte de farce dans la langue qui n'en appelle à rien du récit ni du roman: le premier cercle du Tiers-Livre est intérieur. Et quand on met sur la parole, enfin, la chair de l'homme pour l'envoyer dans le monde, c'est encore par un jeu pur de langue qu'on l'habille. En se mettant "pour de vrai" une puce à l'oreille, c'est d'un proverbe que Panurge s'affuble. Déguisé de sa robe, de ses lunettes et de son bonnet, c'est plutôt à un retrait, un empêchement du corps qu'on procède: une enveloppe vide de tissus autour de la parole, pour l'envoyer nue dans le monde, sans la médiation de l'homme, et pour les éprouver eux à leur propre génie de nommer. Le portrait de Panurge, quand il émergera, chapitre XXVIII, avant le cercle ultime, en sera d'autant plus fort: dans la barbe de Panurge on découvrira le monde tout entier et encore inconnu de la Mappemonde incomplète.
      Des cercles, donc. Le premier, on l'ouvre par ce grand monologue des dettes: la raison n'y a pas beau jeu. Qu'on mette la parole sous robe, et le monde apparaît par signes: de chaque côté de l'énigmatique surface de frottement, s'amorce la friction. Le monde qu'on déchiffre par ses propres manifestations. Les dés, les livres, les songes. Mais tout du livre est donné là, en tout cas sa règle d'invariance: entre Pantagruel et Panurge, la lecture de la manifestation et des signes sera faite à l'opposé, dans la machine à plein régime de la langue folle de Panurge. Le moment du rêve (XIII-XIV), et son usage non superstitieux est une merveille de bilan pris au livre et transféré vers un autre, inconnu et fantastique. C'est par le rêve qu'on vient buter sur le monde réel: on sort de la parole enfermée pour partir à la rencontre de ceux qui la tiennent.
      Le second cercle, par ses quatre figures brèves, donne au livre une architecture de marteau-piqueur: une sorcière de campagne, un muet, un poète qui agonise, enfin l'alchimiste par excellence, astrologue, devin et charlatan, Her Trippa. La sybille de Panzoult n'est pas une créature de parole. Mais la description en prose, ou la prose comme description, est une invention en cours: le Pantagruel n'en comporte que par bribes, et c'est déjà un révolutionnaire décrochement, par le biais du nocturne. Le marais vendéen en arrière de Maillezais, les bois de Baugé et le loudunais de chaque côté de La Devinière, la Mayenne plus haut, sont encore de ces poches étroites de culture païenne où les sorts et une très vieille tradition de guérisseurs ont vie ouverte à côté du monde moderne qui y interfère peu: on guérit les verrues par attouchement à trois cents mètres des péages d'autoroute. Il y a eu au moins le peintre Chaissac Gaston, décédé en 1964 à Vix, près de Maillezais, dans ses lettres dispersées dont il faudra bien s'apercevoir qu'il est un de ces si rares héritiers vrais et puissants de ce que Rabelais a initié dans notre langue, et que très peu après lui ont été assez forts pour imposer à ses conventions, pour amasser choses et mots, témoigner de cette culture rurale à laquelle quarante ans ont fait plus de mal que les quatre siècles précédents. La chaumière de la sorcière est un Breughel ou un Le Nain. Là où la prose se refuse à faire parler, c'est en quelques lignes d'attaques répétées un relief stupéfiant de choses et gestes. Si stupéfiante, la tesnière, que nous passons sans nous apercevoir la plus gigantesque et maîtrisée des audaces de Rabelais: le Pantagruel avait bien insisté sur le voyage vers le Havre, puis la traversée du monde connu jusqu'à Ceylan, par Madagascar, avant de s'enfoncer dans l'univers des mots jusqu'au pays de nulle part (Achorie). Et voilà que d'une seule phrase: Leur chemin feut de troys iournées. La troysième à la croppe de une montaigne soubs un grand & ample chastaignier leur fust monstrée la maison de la vaticinatrice. On est près de Loudun, et venu à pied de Chinon. De tels détails que ce feut monstrée, puis cet étrange précision sans difficulté ils entrèrent en la case chaumine prouvent amplement la conscience que Rabelais avait de son escroquerie narrative, et que le mur de brouillard qu'on doit en fait traverser n'est pas l'éloignement géographique, mais le même rideau à l'envers qu'avait franchi le Pantagruel vers l'Utopie: la distance, au même point, qui sépare un mot de ce qu'il nomme. Que Rabelais n'ait rien corrigé, ni dans le Gargantua, ni dans le Tiers-Livre, de ce que l'Université nomme son incohérence, aidant aussi à renvoyer le Gargantua là où on doit le lire: au pays des rêves d'enfance. Admirons que Rabelais, pour le franchissement décisif, s'en remette à la vieille tradition rurale des guérisseurs et sorciers.
      Le muet nous vaudra une stupéfaction d'un autre ordre, une fusée théorique. Du monde d'un côté, de la parole dans l'autre, la parole émettant jugements, et le monde émettant des signes, les univers dans ce premier cercle ascendant du Tiers-Livre ne se rejoignent pas, et c'est cette disjonction que nous explorons d'abord: C'est abus dire que nous ayons languaige naturel. Les languaiges sont par institutions abritraires... Ce qui s'expose ici, quitte à enchaîner aussitôt sur l'histoire de la nonne Fessue, est bien, et explicitement, le thème central du livre nous est soudain exposé: non pas la querelle des femmes, mais la théorie du signe, ce par quoi la parole et le monde vont l'un vers l'autre, et nous qui parlons dans le permanent entre-deux.
      Les Cygnes, qui sont oyseaulx sacrez à Apollo, ne chantent iamais, si non quand ilz approchent de leur mort: ainsi du poète, qui au prix de l'agonie pourra prendre par son chant un peu des choses futures. Le permanent dualisme de Rabelais s'accentue encore: aux ultimes paroles de Raminagrobis (I'ai ce iourd'huy qui est le dernier & de May & de moy, à grande fatigue chassé un tas de villaines, immondes & pestilentes bestes qui ressemblent bien aux moines et aux prêtres) succèdera un monument de délire conduit, digne de l'étudiant limousin du Pantagruel et de maistre Ianotus du Gargantua: le grand chapitre du Houstez vous de là. Sous l'insigne de la robe en peau de loup, un incroyable décapage de l'illusion superstitieuse vient clore le second cercle. Et pensons à l'injonction préliminaire: l'autheur susdict supplie les Lecteurs benevoles, soy reserver à rire au soixante & dixhuytième Livre, essayez donc.
      Le génie de l'intermède est déjà initié par les précédents chapitres: si c'est l'Epistemon à la très complexe naissance du Pantagruel qui donne principalement la réplique à Panurge, Jean le prêtre, son double de verbe et de chair du Gargantua, sort d'un coup de son livre d'origine pour dédoubler le rôle principal de la parole en délire. Discret jusqu'ici, il vient soudain au premier plan: Pantagruel, le raisonnable, a disparu, et demeurent devant nous les deux géants du verbe. Le délire va augmenter? Ou bien deux clowns entre eux discutent-ils plutôt de choses sérieuses? Géants du verbe: aux 171 apostrophes favorables par lesquelles Panurge salue Jean (couillon mignon, couillon feutré, madré, viril, gigantal, fécond, palpable, tonnant, martelant...), répondent les 171 apostrophes caustiques (couillon flatry, moisy, rouy, poitry d'eau froide, transy, chaumeny...), la comptabilité est exacte. Autre comptabilité encore à faire, et un peu mesquine: des trois cent quarante-deux qualificatifs ramassés à pelle et pioche dans la langue, combien ont ici leur première expression écrite, combien aussi, inventés pour l'occasion, ont aussitôt fait souche et sont ici devenus nôtres? C'est cela aussi, la légende, d'un livre qui, une fois faite la coupe au bistouri dans le grand récit mort-né, et en chemin vers le port d'embarquement, avance sur la langue naissante comme une vague forte, dans l'hiver de tout un monde, sur une côte déserte, vous prend par dessous et décide des figures de votre embarcation: le ton unique et si rare de plus fort que vous maniant par dessous ce qui, à l'envers de toute logique ou vraisemblance, s'accomplit sous vos mains.
      Ces courts chapitres liés en triade, dominés fantomatiquement par le portrait vieilli de Panurge, si loin de celui du Pantagruel qu'il fait bien plutôt songer à l'autheur, la seule apparition dans l'oeuvre d'une description de visage (peut-être, dans la littérature occidentale, la seule description de visage avant que don Quichotte lapidé perde ses dents), sont d'assez forte percussion pour que leur versant associé, comme l'ombre sous le jour, du sérieux sous la performance des couillons, et autres commentaires sur les pourreaux, es quelz nous voyons la teste blanche, & la queue verde droicte & viguoureuse, nous entraîne bien au-delà d'où Rabelais ne s'était jamais risqué. Association du temps (le temps, qui, comme la langue en gestation, est un concept en cours de fixation, alors que se généralisent les pendules) à l'espace de cette Mappemonde qu'on découvre dans sa barbe. Et surtout profondes harmoniques du texte, l'immense poésie de le confier tout entier à une musique perçue, et déjà un silence: on marche dans la campagne, et on entend les cloches de Varennes (un village des bords de Loire, entre Saumur et Chinon), au loin sur les champs. Parce qu'on marche, et qu'on essaye de deviner ce que disent les cloches, un rythme vient, une lenteur balancée qui met de toute façon Rabelais, sur ce registre-là aussi, à égalité des plus extrêmes violons de la langue: Chateaubriand, Baudelaire et autres Proust.
      Le Tiers-Livre après cela peut finir. Il y a dans l'art de la forme spécifique à ces livres, cette forme audacieuse de la composition des livres, qu'on accepte comme géniale chez ses contemporains peintres (justice à retardement d'eux qui les prenaient pour des artisans) et que la glose décrit comme inconséquence ou naïveté chez Rabelais, une manière ainsi de confier le livre à son hypogée, là où les forces d'attraction sont plus grandes, et bourdonnent sous chaque mot en un poids étrange, et puis de laisser se défaire les liens, dans une brillance accrue de toute cette énergie accumulée et qui se défait. Cela ne rentre pas dans ce que la grande époque du roman nous a appris d'y chercher. L'art classique de la symphonie a mieux exploré cet art de la tension, et du finale d'attaque plus rapide, jusqu'au dernier choc et l'éclatement sur le mur: ici, la folie.
      L'ultime cercle du Tiers-Livre n'est pas pour autant le moindre. Parce qu'on est au-delà du rideau des rhétoriques, c'est elles qu'on met à table: le médecin, le théologien, le philosophe. Seul Bridoye, le juge déjà touché par la destruction du fou, crèvera son destin de baudruche. Les quatre figures, de telle pâte, seront aussitôt légendaires: Molière, les Plaideurs de Racine, découlent directement de Rondibilis, Bridoye et Trouillogan. L'intervention si commentée de Gargantua lui-même, roi en pantoufles, sur la sagesse du mariage, se perd dans les énormes gongs du théâtre, où les coups de maillets viennent maintenant en même temps et tout saturent. Un bruit terrible, assourdissant et strident: finale dans l'art symphonique, et toute la violence qu'une phrase peut conduire. N'importe, on vient encore réaffirmer où est l'essentiel du livre, et de tout ce que Rabelais signe. Et que ce n'est pas d'asséner des opinions valant pour le siècle, les disputes en cours ou la bonne idée que les rois ou puissants ont d'eux-mêmes: Vous me semblez à une souriz empegée: tant plus elle s'efforce soy despestrer de la poix, tant plus elle s'en embrène. Vous semblablement efforsant issir hors les lacs de perplexité, plus que davant y demourez empestré.
      Que la folie, la folie la plus blanche, le mental mis à destruction, soit décidément et formellement le seul recours du livre au bout de sa quête, c'est un ultime artifice de construction qui le prouve, et qui n'a pas manqué encore, ici et là dans la masse épaisse des livres sur Rabelais, d'être porté à son débit. La suite des figures du Tiers-Livre s'enchaîne comme suit: annonce, avec commentaire et statut dans les livres anciens, rencontre, interprétation double. La seule triade où se rencontrent Jean et Panurge, pour encore mieux émerger de l'enfoncement des cercles, mêlait polyphoniquement l'ensemble, ajoutant à la magie des trois chapitres. Le dernier cercle est celui des rhétoriques, c'est à dire ceux (médecin, théologien, philosophe, juriste, contrairement au poète, à la sorcière et l'alchimiste) qui prétendent à la maîtrise de leur discours sur l'objet qu'il convoque. Le fou appartenait aux figures précédentes, celles qu'on rencontre au-dehors, et pas dans l'enfermement d'une salle (cela aussi, le banquet des rhéteurs vides, renforçant la solidité de construction). On annonce donc le fou chapitre XXXVII, en faisant de l'annonce elle-même une prouesse de récit jusqu'ici réservée aux autres instances: là le récit de Seigny Ioan, fol de Paris. Là cette phrase-clé, la plus hautement décisive pour l'autheur lui-même, et que le premier à souligner fut Gérard Defaux ("Rabelais et son masque comique", Etudes rabelaisiennes XI, Droz, 1974): En ceste manière voyons nous entre les Iongleurs à la distribution des rolles le personaige du Sot & du Badin estre tous iours representé par le plus petit & perfaict ioueur de leur compaignie.
      L'artifice? C'est Carpalim, le coureur (voir dans Pantagruel ses prouesses), qu'on envoie à Blois, soixante-dix kilomètres, où séjournait la cour, pour ramener le fou du Roi, Triboullet. Paradoxalement, il lui faudra six jours pour revenir. C'est gagné, entre-temps, on aura placé et le banquet, et la scène du jugement de Bridoye: il ne s'agit pas de six jours, mais de six plans-séquence du récit. Au sixième iour subsequent Pantagruel feut de retour: en l'heure que par eaue de Bloys estoit arrivé Triboullet: et voilà comment on réserve le fou pour l'accomplissement total du livre. Ultime incohérence, ou génie du théâtre? Suit le texte à blanc de la destruction mentale décrite, et ce terrible insigne, au-dessus de la parole folle (par Dieu, fol enraigé, guare moine, cornemuse de Busançay), de cette vessie de porc bien enflée, & resonante à cause des poys qui dedans estoient. Rien d'autre ne pouvait suivre. Incroyable mise en scène, puisqu'elle-même anticipée par l'absence de Bridoye (on fait accepter l'incohérence qu'est le retard du fou par le retard de Bridoye), emboîtant son propre récit d'une nouvelle histoire: cette scène nocturne et sauvage de spadassins et mercenaires dans un camp polyglotte, aux lueurs des feux et du vin, au soir de la bataille et du sang, l'isolement des hommes dans leur langue, et le hasard qui préside aux destinées, comme le mot adventurier préside à ces si bizarres pages. Sans doute le seul témoignage, description littéraire, de ce qu'un peu plus tard vivra le jeune Descartes et provoquant une nuit le glaive de feu d'où viendront les Méditations: ces sommets, pour disjoints qu'ils sont, ne sont pas non plus si éloignés, ni la rencontre fortuite. En tout cas c'est notre devoir de nous hisser nous, même par le plus fragile fil, jusqu'où cessent décidément de tels destins séparés de géants pour les laisser se rejoindre la main: Michel de Montaigne, à la fin du livre, est en tiers.
      Alors, mystère allégorique, système compliqué d'allusion, éloge confiant du progrès technique, ce chapitre qui clôt le livre en le recouvrant de chanvre, comme on traite en sépia une photographie pour lui donner faux caractère ancien? Mais c'est tout cela aussi, tout comme l'Odradek de Kafka sera tout simplement, aussi, ce que les enfants apellent un tricotin. Pris métaphoriquement, l'éloge du Pantagruelion vaut aussi pour le travail d'écriture lui-même, et l'oeuvre. Ou seulement longue coda, en écho lentement s'affaiblissant, personnages qui disparaissent, qu'on voit s'éloigner sous un générique de fin? Il est aussi question de caves, de mondes souterrains, puis de feu, d'incendies. Dans son étrangeté monochrome, ce n'est pas un texte gai. Ainsi que le chapitre I, qu'on déchirait pour la mise en route, la toile retrouvée de ce récit intermédiaire: le livre finit à Saint-Malo, la ville de Jacques Cartier, où Rabelais viendra bientôt séjourner chez le pilote même du grand navigateur, Jamet Brayer. L'aventure du monde tente toujours celui qui, dans les livres, la rehausse.
      La langue est au bout du voyage, et devant le monde, dans le conflit qu'initie dès qu'elle se prétend parole le fait de nommer, ne fût-ce qu'elle-même, et dans l'immense mine ouverte de toutes ses fonctions, la rencontre de tous ceux, cercle à cercle jusqu'au petit peuple des pavés de Paris, qui la portent et l'organisent, ne mène qu'à l'inconnu renforcé, ou simplement sur un peu plus grand de gouffre. Note ultime, haut symbole, pas assez relevé, au terme du Tiers-Livre, la langue n'aura rien conquis du monde qu'un nouveau butoir:
      Brifzmarg d'algotbric nubstzne zos
      Ifquebefz prufq; alborlz crinqs zacbac.
      Misbe dilbarlkz morp nipp stancz bos.
      Strombtz Panrge vvalmap quost grufz bac.
      L'édition ici suivie est celle de Michel Fézandat, Paris, 1552, BN Res. Y2 2163.

Sans retour
Préface au Quart Livre

      A Paris, De l'imprimerie Michel Fezandat, au mont S. Hilaire, à l'hostel d'Albret. 1552. Avec privilège du Roy. Il n'existe pas en France d'édition de poche du Quart-Livre. L'édition Droz de Robert Marichal, référence universitaire, date de 1947: elle n'est pas encore épuisée. Voilà, brute, la situation du livre le plus ambitieux, le plus étrange de Rabelais. Non pas plus difficile à appréhender que le Gargantua, au contraire, puisque les conventions de langue plus proches de la nôtre, et la structure linéaire plus continue: mais il ne rentre pas dans l'idée qu'on nous fabrique de l'auteur. Un livre avec de la nostalgie, parfois du sentiment, un livre qui termine dans la seule élévation d'un silence. Récit d'une navigation vers l'inconnu fantastique.
      Tirons vie de long. Hau. Plus oultre (LXVI). Remuement dans l'intérieur du hurlement propre des mots, et la tâche assignée d'un débord depuis la vie sur la table. Peut-être une des plus belles phrases de Rabelais dans ce souffle à syncope, et détruite, se présentant à la fois soufflée et brisée.
      A haulte voix infatiguablement crier, prier, implorer, invocquer: dès le Prologue l'expression à haulte voix obsède le livre, dans tous ses registres possibles, qui vont conditionner les variations de récit depuis l'insistant comme si feust une voix de loing ouye (LXVI), jusqu'à ce Croyez qu'il y eut beau tintammare (LXVI). Mais s'il écrit tous en ordre comme brusleurs de maisons: hurlans & crians tous ensemble espovantablement (XLI), c'est en plus le bruit dur et de sang du siècle, avec cet art de l'image par métaphore comme un coin inséré dans le texte avant qu'il y explose.
      Icy est le confin de la mer glaciale (LVI): y aurait-il possible conquête d'un tel sommet de la langue sans travail dans le livre de la propre image de son parcours initiatique? Mais le travail initiatique nécessaire au mouvement du livre de se creuser en lui-même implique-t-il qu'on l'en recouvre par une interprétation seulement mystique? On reste dans le fabuleux noeud logique ouvert par le prologue du Gargantua. Il faut aujourd'hui fermer les yeux, pour laisser grandir un instant ce sentiment d'inconnu des hommes d'alors devant la mer, l'idée vague de continents loin, de mondes vierges qui vous attendent, le risque de ces expéditions, et leur promesse aussi quand le vieux monde s'obstine à ses querelles d'église et ses guerres mesquines: c'est toujours le temps où on brûle. Rabelais a 52 ans quand il se met au travail sur son Quart-Livre, qui lui demandera 6 ans pleins pour la version définitive (l'âge aussi où, un demi-siècle plus tard, le collecteur d'impôts Cervantès débutera son Quichotte: et s'il y avait dans leur phrase quelque chose de leur âge et par quoi ils ont passé?). Il meurt un an plus tard, sans que nous sachions rien de cette année ultime qu'une rumeur de prison. C'était l'enteprise collective la plus symbolique de chercher ce fameux contournement par le nord du continent neuf et vierge juste découvert. Chateaubriand encore s'y essayera, et Jules Verne y lancera quelques-uns de ses plus beaux et méconnus romans (Le capitaine Hatteras ou Le pays des fourrures ). Un des plus passionnants commentateurs de Rabelais, Abel Lefranc dans ses Navigations de Pantagruel, met le doigt par instinct sur le plus haut génie logique de Rabelais par une merveilleuse fausse hypothèse: il nous donne l'itinéraire de retour, et imagine un sixième livre. Le génie de Rabelais, au contraire, est de grimper son livre où la géographie gèle, pour accéder à la voix qui seule alors fait monde, avant elle-même d'être sapée par l'immense silence où le livre s'arrête, sans utilisation du formidable matériau ébauché jusqu'à l'oracle de Bacbuc, rassemblé sous le nom de Cinquième Livre, et dont nous savons avec bonne certitude qu'il est antérieur aux textes présentés ici. Il n'y a pas de continuation possible, si l'itinéraire symbolique est celui de la langue face au monde, et les Paroles Gelées, énonciation sans sujet et création sans matière, une conquête qui est le seul matériau réel du récit et son aventure propre, jusqu'à l'extrême. Hin, hin, hin, hin, his, ticque torche, lorgne, brededin, brededac, frr, frrr, frrr, bou, bou, bou, bou, bou, bou, bou, bou, traccc, trac, trr, trr, trr, trrr, trrrrrr, On, on, on, on ououououon: goth, mathagoth (LVI). Le livre y culminera et cessera, le génie de Rabelais l'acceptant instinctivement, y résolvant arbitrairement la narration prétexte.
      Medamothi. nul lieu en Grec. Le Quart-Livre est donc ce voyage entrepris, où chaque rencontre sera objet de réalité clos et limité mais chaque fois production unique de langue, l'itinéraire premier étant celui que constituent ces productions en tant que telles, jusqu'à se dégager enfin de toute réalité autre que celle qu'elles nomment. Clôtures successives comme le bateau du marchand de mouton, le monstre marin, clôtures géographique des îles-langue successives. La première d'entre elles est littéralement île de nulle part: mais non moins grand que Canada contraint le récit à une soumission au possible qui fournit à l'hallucination son aliment dans les bornes actives de l'illusion. Après le haut registre du Prologue (Attendez que ie chausse mes lunettes. Ha, ha.) le récit n'a pas encore croisé la langue. La réponse de Rabelais est d'accroître encore l'écart: ce qu'on découvre en Medamothi c'est une foire, genre marché aux puces exotiques. Et ce qu'ils vont y acheter, une série de peintures en association chacune avec celui qui se les procure: celle de Panurge, muet encore, associe la langue coupée et le dépucelage. Mais la paincture estoit bien aultre & plus intelligible (II). Le génie de Rabelais à un début si imprévu, presque irrattrapable, c'est que toute réalité potentielle tenant de la découverte d'un monde neuf est réduite donc à une série de plaques visuelles. Autrement dit: la seule découverte possible est celle de la plaque de texte qui dit la découverte potentielle. Pantagruel achète des licornes et ce tarande inexplicable: et s'il n'y avait pas d'autre explication que l'insertion, dans l'île de nulle part (et quand le meilleur objet de la réalité y est celui, peinture, qui, décrivant, force à décrire) précisément de ce dont il est prouvé ne pas pouvoir justifier l'existence: un âne caméléon, une licorne. Et si le génie du texte sur le caméléon était précisément d'enlever toute possible couleur à la réalité qui enfourne le texte, afin de le produire lui comme maître. On se débarrasse et de la réalité, et de l'illusion qui doit la produire: on ne rencontre plus ici que celle née des rêves faits aux anciens livres, c'est le déroutant côté Quichotte du Quart-Livre, à prendre pour telle en glissant dans un fabuleux récit de voyage qu'inventerait seul un déchiffrement de la langue au pays des livres, ce qu'on rêve à lire Pline ou les récits des voyageurs antiques ou modernes (mais le livre Des épidémies d'Hyppocrates est plus souvent cité que les récits de découvertes, et indique bien le rapport non résigné de l'homme aux misères de son temps). Et ce mystère chaque fois de Rabelais avançant par bonds brusques dans son invention pour laisser se réorganiser le récit autour d'un principe de nécessité non raisonné, qui semble ne surgir que du texte neuf, et charriant avec lui malgré tout encore les pans bruts qui restent de l'ancienne donne forclose: tout aurait été possible à dire et raconter, sauf ce glissement où lui s'en va qui semble ne jamais dépasser les mêmes bornes que dans Gargantua ou le Tiers-Livre: un canton au pays d'enfance, des gosses qui jouent au fond d'un jardin. Le Quart-Livre fut méconnu et délaissé parce qu'aussi il met mal à l'aise: on ne voyage pas plus que dans son propre mental et son fonctionnement aux bornes, là où on n'est même plus sûr ni de sa langue et de ses mots, ni de jardin autour et du jeu qu'on y mène.
      O le vaillant achapteur de moutons (V-VIII). Les moutons n'auront donc jamais eu le temps de devenir ceux de Panurge, et le détournement proverbial du récit légendaire nous semble bien en retrait de la cruauté mise en farce. Au point que la fin de la séquence devra être une saisie par le texte même de son débordement cruel: Vertus Dieu i'ay eu du passetemps pour plus de cinquante mille francs, et on confiera l'excuse à Jean des Entommeures, auquel dans le Gargantua n'était pas dévolu meilleur rôle. Il n'aurait pas été question là de faire intervenir le bon géant raisonneur et débonnaire. Villon viendra bientôt lui-même pour une nouvelle scène de cruauté arbitraire: puys des boyaulx feist un long carnage (XIII). Mais n'a jamais été vraiment scrutée l'extraordinaire mécanique du crime symbolique. Travail jusqu'à la lettre: quand on parle mouton on le fait par séries numériques: rr. rrr. rrrr. rrrrr. Ho Robin rrrrrrrrrr. Eviction avant la noyade du nom même: d'abord Dindenault, son nom n'est plus prononcé, il n'est plus que le marchant, enfin seulement ulle ame moutonnière. Au passage, coupure et transfert: après c'est Panurge qui parlera la langue de l'excès, le haut rôle de la farce. Mais le livre commence par exposer sa narration. La langue folle est réellement croisée par l'approche du bateau des marchands, qui lui revient du lieu même que cherche à atteindre Pantagruel. Il fallait une bascule pour que Panurge croise son vêtement de langue. Mais porté par un autre: c'est le marchand qui a le beau rôle, comme le Limousin du Pantagruel. Alors on tue, et c'est Panurge qui portera sa dépouille magnifique. Et ce qu'un moderne nommera "théâtre de la cruauté" sera aussi avalé, digéré par la grande langue Bruslez, tenaillez, cizaillez, noyez, pendez, empallez, espaultrez, demembrez, exenterez, decouppez, fricassez, grislez, transonnez, crucifiez, bouillez, escarbouillez, escartelez, debezillez, dehinguandez, carbonnadez (LIII): même dans le livre ultime, celui qui va vers le silence et la mort, l'outil premier de langue passe par le rire et l'excès. Le Quart-Livre commence vraiment une fois le crime accompli: on s'est débarrassé littéralement de la réalité, on a acquis la langue, et celle issue (puisque le marchand revenait du Lanternois) déjà de ce qui est le terme à conquérir du livre. S'il n'y a pas construction, messieurs les rabaisseurs, il y a au moins un axiome: on ne fait pas si grand dans la langue et dans la pénétration du fait humain sans un parallèle effort d'architecture gigantesquement tombant sous le coup de sa propre nécessité.
      Ne suys ie badault de Paris?/ De Paris diz ie, auprès Pontoise:/ Et d'une chorde d'une toise,/ Sçaura mon coul, que mon cul poise (LXII). On est surpris de se retrouver si souvent dans la même sensation d'écriture, saut brusque de création et variations tonales, que dans le Pantagruel vingt ans plus tôt. L'impression profonde que s'il y a coupure dans l'oeuvre, c'est Pantagruel et le Quart-Livre d'un côté, Gargantua et le Tiers-Livre de l'autre, comme dans une symphonie l'affinité de l'ouverture et du mouvement final, sur le corps très fort d'une opposition centrale à deux pans. Le premier et l'ultime fascinent pour être des livres qui cherchent, les deux centraux explorant le territoire découvert, y bousculant tout un monde. Et malaise au Quart-Livre de ce qu'il ouvre si grand de territoire sans qu'autre livre y pénètre à sa suite que par fragments pour nous rassurer sur la réalité de ce territoire. Villon travaillait finement cette instance du Pantagruel dans sa création de verbe: il y est personnage dans la visite d'Epistemon aux Enfers. Hommage à Villon, quand son Mais où sont les neiges d'antan viendra au centre même du Tiers-Livre, dans la rencontre de Panurge et frère Jean. Mais il hante littéralement le Quart-Livre. Tout un chapitre à sa gloire trafiquée, où il est le symbole mauvais de la langue enfin agissant sur le monde: voilà qu'il aurait séjourné à Saint-Maixent, près de Niort et exactement sur la route qu'on prend pour aller de Maillezais à Ligugé, les deux résidences principales de Geoffroy d'Estissac dont Rabelais fut quatre ans secrétaire. Vous iourrez bien, messieurs les Diables, vous iourrez bien, ie vous assie. O que vous iourrez bien (XII): c'est de théâtre dans le livre qu'il s'agit. Voilà donc à la dernière page du Quart-Livre Pontoise, et Villon en Angleterre visitant avec le roi sa selle persée: hasard? Et pour faire pièce au géant, maître de langue, le dyptique: En pareille mode que se repentit G. Iousseaulme vendent à son mot le drap au noble Patelin (LVI). Pour faire de Rabelais le penseur, le théologien ou le mystique, on lui trouve des sources et des influences, on compare avec Erasme qui écrivait en latin ou Lucien que Rabelais lisait en grec. On délaisse l'hommage rendu aux bateleurs, aux hommes de parvis, de grimaces et de masques, dont La farce de Pathelin est le haut emblème de langue. Elle obsède discrètement le Quart-Livre. Quand Rabelais écrit en farce, c'est en hommage cité, et démarquage. Il y a tout un monde, une dette grosse d'amitié dans un arrangement comme et leur disant le petit mot de Patelin (Prol). Et si pour le relais de cette beauté souveraine et humaine de langue comptait plus une seule harmonie intime, un sens du balancement, alors la dette de l'immense Molière, à douze croisements au moins de son oeuvre et du Quart-Livre, culminerait à ce Mon père (respondit elle) Persa est morte (XXXVIII). Ceux qui lui sont fidèles ici se reconnaîtront: héritage de l'impalpable.
      Souvenir des nopces, ce sont petitz coups de poing (XI). Au hasard sur cette phrase, le meilleur rouage mécanique de la grande machine Rabelais: toute production hypnotique de mots associés marche à côté du sens, mais le travail du sens est toujours produit conjointement. Les mots roulent pour eux-mêmes, on peut se laisser aller sans dictionnaire, comme un cinge qui avalle pillules (Prol). Le sentiment d'écart et d'opacité dans l'image ne tient pas à l'écart de son temps et du nôtre: la surprise fut alors la même, et pareil l'écart entre sa patte et ce qui se publia alors en prose. Mais, intégrant des vocabulaires nouveaux prototype, hydrographie, cenotaphe, sarcasme, amassant les proverbes locaux comme Herbault sus paouvres gens (LII), la machine récit tient toujours compte de ce que le mot n'amène pas avec lui de convention partageable de sens, mais que c'est sa tâche de la produire. Par exemple en associant à égalité de traitement dans le texte le mot nouveau et son équivalent, comme d'intégrer un glossaire par redoublement ou séries verbales: le texte liant à égalité en horrible sarcasme & sanglante derision se dispense déjà de la Briefve declaration: Sarcasme. mocquerie poignante & amère. Latinismes qu'on risque dans ces années-là, qu'il n'est pas possible de considérer comme acceptés mais qui vont survivre: acclamation, eiaculation, exotique, frequent, parallele, petrifier, succez, tutelaire, valide, ventriloque, ventripotent, pour d'autres qui finiront sitôt créés mais qui, grâce à la machine son et sens théâtralement produite dans le texte même, n'entravent jamais son charroi: peregrin, angustie, internition, tugure. D'où ce si étrange effet de lisibilité par diffraction, image et sens juxtaposés et mouvants l'un par rapport à l'autre en plaques. Et Rabelais, se saisissant lui-même de cet écart pour associer au texte sa Briefve declaration d'aulcunes dictions obscures, en fera presque un nouveau texte au sens plein: Phares. haultes tours sus le rivaige de la mer, esquelles on allume une lanterne on temps qu'est tempeste en mer pour addresser les mariniers, comme vous povez veoir à la Rochelle & Aigues Mortes. Jusqu'à l'expression drapeau qui devrait valoir pour toute l'oeuvre, contre les gloses tristes: Nargues & Zargues. noms faicts à plaisir.
      Au tiers iour à l'aube des mousches nous apparust une isle triangulaire bien fort ressemblante quant à la forme & assiette à Sicile. Débarrassé de la production de réalité on gagne: percevoir avant d'y aborder la forme géographique d'une île n'est pas d'évidence. Voilà donc la Sicile après le Canada. Et si le mot principal était ce triangulaire? Rabelais revient souvent à cette figure du triangle (même en perçant son cachalot): en ceste opinion que feussent plusieurs mondes soy touchans les uns les aultres en figure triangulaire aequilaterale, en la pate & centre des quelz disoit estre le manoir de Verité, & le habiter les Parolles, les Idées, les Exemplaires & protraictz de toutes choses passées, & futures: autour d'icelles estre le Siècle (LV). Et trait continu aussi du livre cette perception exacerbée des formes, toujours incidente mais assez obsessive pour ne pas y associer le travail auto-réflexif du livre, l'instance en lui-même de son image: Et lors curieusement contemplions l'assiette & beaulté de Florence, la structure du dome, la sumptuosité des temples, & palais magnificques (XI). Jusqu'à croiser, mais croiser seulement, la figure de Michel-Ange, géant frère: Entrasmes dedans une petite chapelle près le havre ruinée, desolée, & descouverte, comme est à Rome le temple de sainct Pierre (XLV). L'instance ici du triangulaire, c'est de rapporter ces alliances à ce qui les organise: le fait d'écriture. On manie l'humanité maintenant comme un jeu de cartes: hommes, femmes & enfans ont le nez en figure d'un as de treuffles (IX). Fabriquer les alliances pour rire, c'est donc plutôt déconstruire et séparer des évidences de langue pour les rendre à l'étonnement primitif du mot face à ce qu'il nomme: De mesmes un aultre appelloit une sienne ma trippe, elle l'appelloit son fagot. Et oncques ne peut sçavoir quelle parenté, alliance, affinité, ou consanguinité feust entre eulx, la raportant à nostre usaige commun, si non qu'on nous dict, qu'elle estoit trippe de ce fagot en s'autorisant juste du dicton rural. Acte scandaleux et fascinant de construire de la réalité par jeu arbitraire des mots, à seule force citée du souffle et du masque, et que cela soit pratique obscène: Accouplez les (dist Panurge) & leurs soufflez au cul. Ce sera une cornemuse.
      Morcrocassebezassevezassegrigueliguoscopapopondrillé (XII-XVI): et un tel outil de langue systématiquement bâti on ne l'utiliserait pas pour lui-même, en s'exerçant à le retourner sur le monde pour le plaisir de gratter où ça démange? Le juge Bridoye venait tout à la fin du Tiers-Livre comme un de ses meilleurs parleurs de folie. Les Chiquanous en reviennent à un théâtre plus brut: mais justement, il ne s'agit plus seulement de voix, comme Bridoye était voix. Le texte, et c'est cela le tour de vis propre au Quart-Livre dans notre langue, par ce laborieux chemin des îles, des peintures, et du marchand noyé, sait porter en lui avec les voix la scène qui les porte. Si on se prive du meilleur de Rabelais en le considérant à la Lagarde et Michard comme du roman qui se cherche, avec des personnages adroits comme des pingouins, on peut être fasciné en lui par cette élaboration constament croissante de la prose, qui rogne autour d'elle tout l'espace possible et les fonctions du dire. Ce qui a interdit à Rabelais une suite dans l'espace de vie qui lui restait, le fit macérer 4 ans sur ses pages entre l'édition partielle de 1548 (qui va jusqu'à la Tempête et dont nous donnons ici en appendice le Prologue, dit Ancien Prologue) et celle-ci, c'est cette totalité neuve de fonction de la langue, qui épuise littéralement son objet à mesure qu'elle avance: depuis n'en feut parlé. La memoire en expira avecques le son des cloches, lesquelles quarrillonnèrent à son enterrement.
      Soubdain la mer commença s'enfler & tumultuer du bas abysme (XVIII-XXII). La Tempête est encore une de ces performances proprement textuelles qui tirent leur prodigieuse infra-activité de la pluralité des instances mises en oeuvre, condamnant toute glose qui voudrait la réduire à une seule d'entre elles. Ce n'est pas un hasard si, avant le durcissement du temps, on croise à poge neuf Orques chargées de moines...lesquelz alloient au concile de Chesil, pour grabeler les articles de la foy contre les nouveaulx haereticques. Kessil en hebreu c'est fou: concile des fous. Rabelais utilise trop rarement son restoit tout pensif & melancholique pour que l'effet d'annonce n'intègre pas les moines à ce qui suit (lire surtout Michaël Screech). Le récit de vraie tempête revient forcément dans chaque compte-rendu de navigation d'un temps tout occupé à l'exploration. Mais il y a une tradition qui remonte aux Grecs de l'instance du récit de tempête avec ses figures obligées, et Rabelais joue délibérément du texte comme pure et abstraite tradition littéraire, comme la guerre du Pantagruel renvoyait aux prouesses traditionnelles de chevalerie. Sérieusement aussi, en homme qui a navigué, et nous ramène du sein du risque le récit qui le tient, que nous lisons avec la même intensité directe que le Typhoon de Conrad. Au moins pour les voyages en Italie le bateau pris de Marseille à Gênes: le vocabulaire maritime est en bonne part ici celui de Méditerranée. Sans doute de fréquentes et obligatoires navigations du temps de Maillezais qand on descendait en bateau plat jusqu'à La Rochelle et que de là on s'embarquait pour Bordeaux, Nantes ou Rouen. Quiconque s'est trouvé à barrer en hiver ou demi-saison autour de Ré et dans le clapot de Gascogne imagine les impressions qu'on pouvait en tirer sur les grosses bailles rondes de l'époque. Jacques Cartier avait publié en 1545 son Brief recit, un séjour au moins de Rabelais à Saint-Malo semble attesté, et le contact direct de Rabelais avec un de ses secondants n'est pas à exclure. Jamet Brayer, qui en est la figure, est le nom réel d'un parent de Rabelais, marchand sur la Loire de grand navigage. Mais c'est toujours surtout d'un rêve qu'ici on parle. Les fortes vagues batre les flans de nos vaisseaulx... Le ciel tonner du hault, fouldroyer, esclairer, pluvoir gresler, l'air perdre sa transparence, devenir opacque, tenebreux & obscurcy, si que aultres lumières ne nous apparoissoit que des fouldres, esclaires, & infractions des flambantes nuées. Enfin Panurge n'était locuteur des Chiquanous que par convention: il prend là les commandes du récit, par une situation faite sur mesure pour l'immense registre d'homme perdu qui surgit soudain des pages. Comique à l'image même (mimétisme du registre verbal en farce et de l'élément en fureur) de ce qui l'induit: Zalas, zalas. Bebebebous, bous, bous, ie naye, ie meurs mes amys. Le passage, dans ce déferlement, d'Innocent le pastissier à Chinon en est d'autant proverbial. Il y a bien d'autres fruits ramassés au passage, qui pourraient sembler de virtuosité éblouissante s'ils ne procédaient pas plutôt d'une obstination à maintenir partout la même quantité étroite de matériau de base, sans quoi tout l'arbre se déliterait. Par exemple la métaphore musicale, quand elle revient ici, fait écho voulu au bruit décrit du vent sur le bateau: on note musicalement l'effet de la tempête, mais en passant on fabrique musicalement le délire de Panurge, on insère dans le texte la notation de son cri: Zalas, Zalas, no' sommes au dessus de Ela, hors toute la gamme. Bebe be bous bous. Zalas à ceste heure sommes nous au dessoubs de Gama ut. Ha mon père, mon oncle, mon tout. Et c'est le temps où explose la polyphonie, et ceux-là Rabelais les connaît de près: il cite dès le Prologue avec insistance ces ioyeulx musiciens en un iardin secret, dont Josquin des Prez et Clément Janequin. La Tempête, figure obligée, est prise en compte comme tempête dans l'instance de récit: hausse obligée du chemin d'initiation, ou ce qui est mis en tempête c'est encore le statut du réel et du livre dans leur rapport réciproque. Quand on en sort, on est par élévation arbitraire face au temps, au vieillissement et à la mort: mal construit, le Quart-Livre?
      Et par la forest umbrageuse & deserte descouvrit plusieurs vieulx temps ruinez, plusieurs obelisces, Pyramides, monumens & sepulchres antiques, avecques inscriptions & epitaphes divers. (XXVI). Une des phrases, quand après la tempête on arrive dans l'île des Macraeons (home qui a des ans beaucoup), qui porte le plus au rêve. Il y a dans Marco Polo de ces îles hantées, et une autre source indirecte serait cette île près de Terre-Neuve dont Thevet dit que ses habitants l'ont désertée. Le livre a pris un autre pas, et le récit de l'agonie de Guillaume de Langey, déjà évoqué au Tiers-Livre est un moment solennel. On est bien proche aussi de Montaigne, qui reprendra en paralèle exact l'histoire prise au De defectu oraculorum de Plutarque: Comment Pantagruel raconte une pitoyable histoire touchant le trespas des Heroes. La force surtout du texte est d'assimiler à mesure chaque franchissement, chaque nuance. Ce n'est plus un livre à rire, le politique et le grand destin violence grande des peuples affleurent. Grands troublemens en l'air, tenèbres, fouldres, gresles: en terre concussions, tremblemens, estonnemens: en mer fortunal & tempeste, avecques lamentations des peuples, mutations des religions, transpors des Royaulmes, & eversions des Republicques (XXVI): le fond haut du livre ne transparaît que par un jeu permanent d'harmoniques où c'est le danger du monde en bascule qui fait la permanence en arrière des récits. Car la fin & catastrophe de la comoedie approche (XXVII) & encores me frissonne & tremble le coeur dedans sa capsule (XXVII) par laps de temps & sus la declinaison du monde (XXVI), tout de ce registre sous la surface brillante de récit s'assemble en cave d'une bien autre résonance. Le Quart-Livre est le plus riche, le plus insistant de Rabelais. Seulement il faut ce détachement. Quand Rabelais écrit Le monde ne faict plus que resver. Il approche de sa fin (XV), c'est comme une pré-traduction de Shakespeare.
      Comment par Xenomanes est anatomisé & descript Quaresmeprenant (XXIX-XXXII). Encore une page d'anthologie comme à visser pour les siècles toute l'oeuvre d'un bloc, depuis les premières lignes du Pantagruel vingt ans plus tôt. Cas estrange, insiste Rabelais. Admirons le détail technique: si on ne s'arrête pas à l'île de Quaresmeprenant, c'est juste pour permettre, comme dans les chansons populaires dites "de menteries" de garder avant l'énumération son statut de parole, et hisser ce statut au-dessus du texte: aussi me exposez sa forme & corpulence en toutes ses parties. Il faut garder en tête, avant le flux des mots, le corps monstrueux qui juste ensuite émergera tel quel: ce physetere, orque ou cachalot rêvé (dont Melville prendra une phrase en exergue au grand Moby Dick), près de l'isle farouche. Alors sonnent dans un profond et âpre inconscient chacune des images assenées telles que sorties de forge: S'il songeoit, c'estoient vitz volans & rampans contre une muraille. S'il resvoit, c'estoient papiers rantiers. Au sommet du texte prodige, c'est encore l'auto-réflexivité du conflit de l'homme et son livre qui fait office de fraise foreuse: La memoire avoit, comme une escharpe. Le sens commun, comme un bourdon. L'imagination, comme quarillonnement de cloches. Les intelligences, comme limaz sortans des fraires. Et pour la postérité, juste sous les lignes Le membre, comme une pantophle. Les couilles, comme une guedoufle. Le trou du cul comme un mirouoir crystallin, sauvons le commentaire de l'édition Pléiade tant diffusée: "Rabelais prouve là une bonne connaissance de l'anatomie."
      Croyez le si voulez: si ne voulez, allez y veoir (XXXVIII). Mais il advint un cas merveilleux. Vous en croyrez ce que vouldrez (XLI). L'effet d'annonce est permanent. Si on s'en va vers cete expression qui n'apparaît que tout à la fin: phantasticques visions (LXVIII), la rupture fictionnelle est consommée dès l'île de Medamothi, ses peintures, licornes, caméléon. Mais le tour de force, le bras de fer de ces bonshommes-là, c'est de savoir rejouer à chaque instant la crédibilité de l'illusion, pour non seulement maintenir mais se hisser d'un barreau de plus dans l'échelle du fantastique. L'histoire de la fiction romanesque peut se mesurer à l'histoire de ses techniques. Ici, c'est de mettre auteur et lecteur sur la table, le livre même interpellant: monsieur l'abstracteur mon amy (XX) quand tout semble perdu dans la tempête. Mais posé dans sa dimension juste humaine: studieux desir de veoir, apprendre, congnoistre (XXVI), ou certaine gayeté d'esprit conficte en mespris des choses fortuites (Prol.). Et tout cela constamment rejoué dans ce tissu serré d'un dialogue du bateleur et son public, le livre jouant la crédibilité de ce qu'il donne à voir sur le pacte oral où il force à rentrer: Voicy choses grandes, & paradoxes: vrayes toutesfoys, veues, & averées. Notez bien tout. Qu'en advint il? (A. Prol). Alors, de jouer en entier le décalage fantastique non pas sur du réel manié (on en a liquidé la possibilité avec Medamothi) mais sur l'illusion d'une bulle de réel né du seul détournement de la langue a valeur de mise en abîme réflexive, à effet rétrospectif feed-back sur l'illusion même. Ainsi de l'extrême rigueur par quoi chaque figure de récit naît d'une locution à l'évidence fondée par l'usage courant: ne trouver à frire suffit à engendrer Bringuenarilles, les poires de bon Christian Homenaz, Ruach par ils ne vivent que de vent, et toutes les Paroles Gelées sur l'expression parler en l'air. Alors cette bulle de réel peut devenir aussi définitive en fiction de voyage que le campement de Robinson Crusoë: un petit port desert vers le midy situé lez une touche de boys haulte, belle, & plaisante: de laquelle sortoit un delicieux ruisseau d'eau doulce, claire, & argentine (XXXV). A condition que ne cesse jamais la capacité d'image concrète de la langue: tressaillant tout de ioye, comme un Renard qui rencontre poulles esguarées (Prol), à-plats se recouvrant en gommant jusqu'au temps même de la lecture, illusion hypnotique comme au martèlement d'un cuivre: les mules au talon, le petit cancre au menton, le gros froncle au cropion: & au diable le boussin de pain pour s'escurer les dens (Prol).
      Travaille villain, travaille (XLV-XLVII). L'île des pauvres ressemble trop à la campagne française pour ne pas y voir un moment majeur du texte, et du plus grand Rabelais si toutes ses techniques y affleurent ensemble: d'imagerie dans la figure originelle de l'homme plongé dans le bénitier, juste les narines qui émergent comme un canart au plonge. D'emboîtement, puisque le récit en est tenu aux voyageurs, d'inter-activité de l'emboîtement et du récit principal: la fin de l'histoire racontée vient rejoindre la figure d'ouverture. Il y a d'autres trésors techniques dans le Quart-Livre, qui impressionnent d'autant que marqués par l'effort physique de leur invention: de Bringuenarilles, avalleur de moulins à vent par exemple dont on apprend ici la mort (XVII), la résurgence à la fin de l'île des vents (XLIII). Mais plus étrange, si on rapporte ce jeu linéaire sous la construction apparemment discontinue à l'énigme de ce chapitre d'une pitoyable histoire touchant le trespas des heroes (XXVIII) où il s'agit déjà de l'annonce à distance d'une mort et sa transmission. L'histoire emboîtée du diable et du laboureur touche au plus immédiat du comportement de l'homme en temps de danger: Aulcuns d'iceulx eurent honte & horreur de telle abhominable amende: la postpousèrent à la craincte de mort: & feurent penduz. Es aultres la craincte de mort domina sus telle honte. Coexistant à l'excès dans la langue confié à un diable dont il n'est pas neutre que s'il est petit diableteau, c'est surtout parce qu'il ne sait encore ne lire, n'escrire: la continuité de tels détails force de les prendre en compte. La farce est là, et la conclusion obscène il m'a seulement gratté du petit doigt icy entre les iambes. Et au passage l'escalade à nouveau d'un sommet: Ie voys tenter les escholiers de Trebizonde, laisser pères & mères, renoncer à la police commune, soy emanciper des edictz de leur Roy, vivre en liberté soubterraine, mespriser un chascun, de tous se mocquer, & prenans le beau & ioyeulx petit beguin d'innocence Poeticque, soy tous rendre Farfadetz gentilz.
      Lors gelèrent en l'air les parolles & crys des homes & femmes, les chaplis des masses, les hurtys des harnoys, des bardes, les hannissements des chevaulx, & tout effroy de combat (LVI). Voici donc qu'après la critique juridique (Chiquanous), sociale (le diable et le laboureur), la critique religieuse (les Papimanes et leurs poires), le parcours des îles vers les mondes inconnus avec ses figures obligées (la Tempête, la géante guerre des Andouilles), le reste du matériau ne peut qu'être relégué, et le point culminant du livre pour qu'il s'achève confié à la seule élévation de la langue, si c'est elle qui fut à l'auteur le chemin de l'initiation pour tenir contre le monde. Après les Paroles Gelées il n'y aura plus que le silence, et le génie de Rabelais sera de faire texte de ce silence même, hausser donc cette logique-là avant celle même de narration. Les parolles de Homère estre voltigeantes, volantes, moventes, & par consequent animées (LV-LVI). Central aussi ce moment des Paroles Gelées par cette seule phrase: au terme du parcours dans l'oeuvre du statut de réalité pas à pas hissé depuis le Pantagruel jusqu'au Tiers-Livre dans la langue, elle a capacité de susciter le réel et fabriquer des mondes, mais, acquérant cette capacité, elle devient réalité par elle-même, et ce monde qu'elle crée peut se résoudre, dans le poème, à elle seule. I: cette fascination ne vient que de cette conquête-là, ou ce don, dans l'oeuvre elle-même et par lui-même, François Rabelais. Combien avons-nous été, à découvrir un jour, au terme de sept cents pages de lecture ce que nous n'aurions jamais supposé de réalisé dans la langue Lors nous iecta sus le tillac plènes mains de parolles gelées, & sembloient dragée perlée de diverses couleurs et savoir de ce moment que plus rien des mots ne serait pour nous exactement comme avant (je me souviens, embauché en 1973 aux usines de roulement à billes S.K.F. de Fontenay-le-Comte, avoir pris la voiture et marché deux heures de l'aube dans le village désert de Maillezais et ses ruines).
      Isle admirable, entre toutes aultres, tant à cause de l'assiette, que du gouvernement d'icelle. Elle de tous coustez pour le commencement estoit scabreuse, pierreuse, montueuse, infertile, mal plaisante à l'oeil, tresdifficile aux pieds. Surmontans la difficulté de l'entrée à peine bien grande, & non sans suer, trouvasmes le dessus du mont tant plaisant, tant fertile, tant salubre, & delicieux (LVII): l'île ventre, à la fin du livre, n'est qu'une île, celle de Gaster. Mais allégorie pourtant et toujours, stratégiquement rencontrée après les Paroles Gelées (la voix séparée de son organe et désormais objective, flottant sur le monde), et avant cette rencontre du silence où se clôt le livre et tout retour possible. Alors l'image abstraite ici mise en avant est celle même du livre dans sa part obscure et dure, mieux: l'image même de la phrase et comment elle fonctionne. Ce qu'elle recèle, allégorie et non-allégorie, dans son conflit avec celui qui la fait. Les horologes & quadrans pour entendre le temps de la cuycte de Pain (LXI): et ce serait encore une fois cette incapacité de Rabelais à finir un livre, que d'en prolonger indéfiniment la mécanique dans une description vide? On peut admirer encore, à tel détail, cette possibilité fantastique de grandissement, et la machine même. Qui d'autre nous aurait ramené, après les Paroles Gelées, tout ce carnaval d'un monde en parade, comme pour un bis en concert cette effigie monstrueuse, ridicule, hydeuse, & terrible aux petitz enfans: ayant les oeilz plus grands que le ventre, & la teste plus grosse que tout le reste du corps, avecques amples, larges, & horrificques maschouères bien endentelées tant au dessus comme au dessoubs: les quelles avecques l'engin d'une petite chorde cachée dedans le baston doré l'on faisoit l'une contre l'aultre terrificquement clicquetter, comme à Metz l'on faict du Dragon de sainct Clemens. Tout Rabelais encore est dans son Maschecroutte, et ce défi d'appliquer même au plus beau de son poème ce théorème: la petite corde cachée dans le bâton doré, qui résout à rien que la main d'homme tout le mystère.
      Pourquoy est la sallive de l'home ieun veneneuse à tous Serpens & Animaulx veneneux? Rien plus que le silence, donc, dans la capacité maître de dire et ne plus rien prouver. Prose dégagée de tout, le bateau encroué dans le calme et lentement ce vent Ouest Norouest (le maître du Château de Kafka s'appelle comte Westwest) qui lève, prolongeant le voyage. Mais on finira quand même par les venins, et c'est ici l'énumération prise par Michel Foucault pour commencer Les mots et les choses en égalant Rabelais à Borges: Aspicz. Amphisbènes. Anerudutes. Abedissimons. Alhartasz. Ammobates. La plus grande conquête et pacification de l'oeuvre se résout dans cet ordre alphébatique conquis sur une suite incroyable de mots, dont l'histoire chacun peut pourtant être reconstruite: vingt variétés de serpents, et cinq au moins de vrais dragons arabes -Alharfatz, Alhatrabans, Harmene- sortis d'Avicenne -Handon- ou des antiques -Manticore-.
      Le délaissement d'un livre même pareil en a éloigné la glose, et très rares sont les études qui lui ont été spécialement consacrées. Les Navigations de Pantagruel, d'Abel Lefranc, manquent souvent Rabelais, mais avec un tel amour qu'on y fait toujours bonne moisson. Deux études sans point commun donnent de belles entrées dans le Quart-Livre: Les langages de Rabelais, François Rigolot, Droz 1972, et le Rabelais de Michaël Screech, Duckworth 1979: qu'un tel travail ne soit toujours pas disponible en français est bien signifiant de la situation aujourd'hui du plus fantastique de nos inventeurs de langue.
      Au terme de tout cela, obsède la définition du chef de l'expédition, Xenomanes, si peu exploité, mais grand voyageur & traverseur des voyes perilleuses. Sans retour.

Première publication: P.O.L., "La Collection", Paris 1992 / 1993.
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