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A T H E N A


Tronchin

Discours sur la Justice

Jean-Robert TRONCHIN

Procureur Général de la République de Genève

 

lapi-p.p.
Giovanni LAPI,
vignette allégorique
pour la troisième édition du
Dei Delitti e delle Pene de Beccaria,
Livourne, imprimerie Coltellini,
mars 1765
        

DISCOURS
SUR LA
JUSTICE

 

PRONONCÉ AU MAGNIFIQUE
CONSEIL DU DEUX-CENT
DE LA
RÉPUBLIQUE DE GENÈVE

 

     L'auteur de ce discours, Jean-Robert Tronchin (1710-1792), a été Procureur général de la République de Genève entre 1760 et 1767; il a notamment laissé de nombreux réquisitoires marqués par l'utilitarisme pénal des Lumières (voir à son sujet: Michel Porret, Le crime et ses circonstances. De l'esprit de l'arbitraire au siècle des Lumières selon les réquisitoires des procureurs généraux de Genève, Genève, Droz, 1995, chap. II, passim, bibliographie et index).
     Publié dans le Journal Helvétique (août 1761, pp. 359-372), ce discours n'a jamais été réédité; son manuscrit se trouve à la Bibliothèque publique et universitaire de Genève (Ms Dumont, 64, 11 fol.). Ci-dessous figure la leçon du Journal Helvétique, qui est modernisée et comporte quelques variantes entre [ ].
     Pour plus de détail, voir la notice introductive contenue dans Beccaria et la culture juridique des Lumières. Etudes historiques éditées et présentées par M. Porret, Genève, Droz, 1997, pp. 36-37.
     Christine Rossi

Magnifiques et Très Honorés Seigneurs [1],

     L'Univers est gouverné par des Lois simples et invariables comme celui qui les a faites. Les Sociétés [civiles] [2] fondées par les Législateurs, c'est-à-dire des hommes grands par comparaison, mais toujours extrêmement bornés, se détruisent souvent par les règles mêmes établies pour les conserver. Quand ces Législateurs auraient pu embrasser, d'une vue générale, les institutions les plus assorties au génie et à la satisfaction de leurs Peuples, comment auraient-ils pu prévoir une succession d'événements qui, changeant le fortune des États, ont rendu leurs Lois primitives souvent impuissantes et quelquefois dangereuses?

     Cependant, si on examine les causes qui ont fait disparaître tant de Républiques que nous cherchons encore, on trouvera qu'elles ont moins péri par le défaut de sagesse de leurs lois que par le défaut de leur observation.

     Suspendez dans un État l'exercice des Lois: ouvrons [ouvrez] un moment les barrières que la sagesse humaine a inventées contre les passions, vous verrez incontinent confondre et bouleverser toutes les parties de la Société la plus florissante, comme on voit dans une tempête les rivages couverts des débris de ces Vaisseaux, qui peu auparavant apportaient l'abondance et la prospérité.

     Les Lois sont donc la puissance protectrice des Sociétés civiles: la Justice [3] qui en est la conséquence est aussi le moyen que les lois emploient pour conserver le Gouvernement.

     Si l'on fait attention que la constitution d'un État n'est que le système général de ses Lois, que la Justice considérée comme une vertu politique, n'en est que l'observation, on verra bien que l'observation des Lois et de la Justice doit avoir une influence suprême dans le maintien des constitutions libres.

     Permettez, Magnifiques Seigneurs, que je fasse quelques réflexions sur cet important sujet, également digne du Sanctuaire des Lois, dans lequel je parle, et des Ministres de la Justice qui daignent m'écouter [4].

     On a reproché aux Grecs de regarder comme Barbares tout le reste de la Terre: c'est qu'ils ne voyaient hors des limites de la Grèce que des Peuples soumis au pouvoir absolu. Il a du être permis à des hommes qui obéissent à la Justice et aux lois, de regarder, avec mépris, des Esclaves qui ne connaissent ni les Lois, ni la Justice.

     En vain chercheriez-vous la Justice dans ces malheureuses contrées, elle n'est jamais qu'à la suite de la vertu. Vous pouvez bien y rencontrer un Vizir honnête-homme, car la Morale n'est étrangère nulle part; mais vous aurez [encore] à dépendre de son ignorance, de ses préjugés, de sa précipitation: vous n'y trouverez jamais un Magistrat dont les Lois aient éclairé le jugement et [réglé] la volonté. La justice dans ces Gouvernements ne peut, si j'ose me servir de ce terme, s'exercer par saillies.

     Posons donc pour principe qu'on s'éloigne de la Justice à proportion qu'on s'approche de l'arbitraire: aussi les Lois ne protègent-elles point cette sorte de Gouvernement. C'est un colosse qui ne se soutient que par l'énormité de sa masse.

     Mais c'est dans les Gouvernements modérés que président les Lois: c'est là, qu'elles ont établi des Ministres qui rendent, pour ainsi dire, à la justice un culte réglé, et qu'inspirant à ceux qui commandent une modération qui les renferme dans les bornes qu'elles leur ont marquées, et à ceux qui obéissent un esprit de docilité qui les fait aller au devant de leurs ordres, elles lient inviciblement ces deux parties de l'État, sans avoir recours à une force étrangère, toujours dangereuse [5].

     Telle fut Lacédémone tant qu'elle resta dans la force de son institution; telle fut Rome dans ses beaux jours [6]. Les sénateurs étonnaient alors le monde par leurs vertus, comme ils l'étonnèrent depuis par leurs injustices.

     Si l'on voulait suivre les progrès de la force et de la faiblesse de ces deux Gouvernements, on les trouverait dans une correspondance exacte [avec le progrès] de leur Justice et de leur injustice, de leur soumission, ou de leur mépris pour les Lois.

     Le premier coup porté à la constitution de Rome fut sans doute l'établissement des tribuns qui, attaquant toujours davantage les prérogatives du Sénat, n'avaient été établis que pour défendre le Peuple. Ils ne durent leur origine qu'aux vexations affreuses, exercées par des hommes puissants, sur des débiteurs malheureux.

     Les Lois et la Justice sont donc les bases sur lesquelles reposent les Républiques [7]. Dans les Gouvernements absolus, l'obéissance est forcée; dans les Gouvernements modérés, l'obéissance est inspirée, il y peu de forces physiques: il faut donc multiplier les forces morales. Les Magistrats n'y doivent marcher que précédés de la réputation de leur justice. Cette réputation est pour eux la puissance même.

     Ce qui est vrai des Républiques, en général, est encore plus vrai des petites [Républiques]; les forces réelles d'un Gouvernement sont ordinairement calculées sur la grandeur de l'État gouverné. Comme il faut que le Gouvernement puisse au besoin en secourir [promptement] les parties éloignées, il a fallu nécessairement lui accorder une puissance assez libre et assez étendue. Il a donc plus de moyens de faire respecter son autorité: les limites en étant moins marquées, il est plus difficile d'en discerner les abus.

     Mais dans les États dont la sphère est extrêmement bornée, le pouvoir des Magistrats est ordinairement plus resserré. C'est l'image du Gouvernement Domestique, dans lequel un Père ne doit paraître à ses Enfants qu'environnés de ses Vertus. Il serait perdu si ses injustices venaient à lui enlever leur respect et leur confiance. Les Lois y étant plus connues, et les infractions plus [senties] sensibles, elles choqueraient bien davantage. De plus, la petitesse de l'État empêchant qu'il n'y ait de Grands citoyens, et les hommes qui peuvent plus aisément se comparer étant naturellement en garde contre leurs supérieurs, tout ce qui aurait l'air de l'autorité arbitraire y paraîtrait le Despotisme lui-même.

     Il faut donc, dans ces Gouvernements, qu'il y ait une Raison publique, qui soit également la raison des Magistrats et des particuliers. Si les Lois ne sont point assez clairement expliquées dans le cas de détail, il faut que les Magistrats, qui en sont les interprètes, en cherchent l'esprit et qu'ils le suivent; si elles se taisent absolument, ils doivent, en consultant les règles de l'analogie, chercher dans ce que prescrivent les Lois connues, ce que la Loi aurait prescrit si elle avait parlé; et consultant encore la nature du Gouvernement, il ne faut pas qu'ils oublient [jamais] que l'exercice d'un pouvoir équivoque est souvent l'écueil d'un pouvoir légitime.

     Ainsi, si on faisait la question souvent agitée, quel serait de tous les Gouvernements le plus parfait, il me semble que ce serait celui où il y aurait le moins d'exercice de la volonté particulière, où les règles toujours puissantes et toujours observées, laisseraient à peine apercevoir la main des Magistrats: à l'exemple du Gouvernement de la Providence, toujours présente par le maintien invariable de ses Lois, et toujours invisible.

     Il y a donc deux règles essentielles au maintien des Gouvernements libres: l'une qui ne juge, qui ne décide, qui n'ordonne rien que conforme à la Loi [ou à l'esprit de la Loi], l'autre [règle], qui veille attentivement à l'observation de tout ce que les Lois ont effectivement prescrit [8].

     Ces deux règles me paraissent comprendre tous les devoirs de la justice envisagée comme moyen de conservation [9] des Gouvernements. Il semble d'abord que ces devoirs sont d'une observation facile; il faut cependant bien que cela ne soit pas. Si la chose était si aisée, Aristide et Caton n'auraient pas été l'objet des respects du Genre Humain.

     Etre entouré des passions les plus séduisantes sans les ressentir jamais: ne connaître d'autre règle de conduite qu'un attachement inflexible à la justice, avec un amour immense du bien public; sacrifier mille fois des places qui attiraient les regards de l'Univers, plutôt que de sacrifier sa vertu; résister, avec force, à des ambitieux qui s'élevaient insolemment au-dessus des Lois; soutenir avec plus de courage encore, les vrais intérêts de l'État contre tout un Peuple, souvent aveuglé par ses conducteurs, et se charger de sa haine pour le servir plus utilement: telles étaient les maximes de ces hommes, dont encore aujourd'hui nous n'entendons point prononcer les noms, sans admiration et sans une sorte d'attendrissement.

     Mais ce n'est pas pour immoler ainsi ses volonté à la justice et aux Lois qu'ordinairement on se destine au Gouvernement; on en désirerait les places avec moins de véhémence; la vertu qui les ferait accepter les ferait aussi recevoir avec une frayeur religieuse, car dans de si grands engagements, la vertu est toujours timide. Des vues d'intérêt, le goût des préséances, le désir de l'autorité, voila les ressorts, qui dans tous les temps et dans tous les lieux y déterminent la plupart des hommes. Heureux encore si [quelquefois] le coeur ne se propose point en secret de sacrifier la justice à l'idole du crédit et de l'autorité; à Dieu ne plaise, disait Thémistocle, lorsqu'il entra dans le Gouvernement, que je sois assis sur un tribunal où mes amis n'aient pas plus de faveur auprès de moi que des étrangers [10].

     Maxime funeste et cependant trop suivie: comment le Peuple d'Athènes aurait-il porté le joug des Lois, quand il le voyait indignement brisé par ceux qui devaient en être les gardiens incorruptibles? Bientôt la corruption rendit la justice étrangère dans cette malheureuse République, elle y devint enfin odieuse; Je ne suis point surpris de ce mot d'un de ses Citoyens, lequel, interrogé sur les raisons qui le faisaient condamner Aristide à l'exil, répondit froidement: je suis fatigué d'entendre toujours appeler cet homme juste [11].

     Au milieu de ces atteintes continuelles à la Justice et aux Lois, il faut bien que la constitution s'altère. Tout est lié dans la Législation. Il est impossible de maintenir le respect pour les Lois fondamentales, si vous n'imprimez pas dans [tous] les coeurs un respect général pour toutes les Lois: car c'est l'attachement aux Lois particulières qui mène à l'amour de la constitution reçue. Mais plus elles doivent être inviolables dans les Républiques, plus aussi, il faut l'avouer, il est difficile d'en assurer l'exécution.

     C'est un grand avantage des Monarchies, que presque toujours les Lois y sont mieux observées: il suffit que le Prince le veuille, et comment ne le voudrait-il pas, puisqu'elles ne sont que sa volonté?

     Mais dans les Républiques, la volonté générale qui fait la Loi, ne peut être représentée que par la volonté du plus grand nombre, elle choque donc [toujours] bien des volontés particulières. Elle gêne bien plus les désirs du Citoyen que les désirs du Prince: on est donc bien plus occupé à les éluder. Les Magistrats n'ont ni le même pouvoir, ni le même intérêt à leur exécution.

     Dans une République, les dépendances sont réciproques: la partie qui commande est liée à la partie qui obéit. Les Magistrats trouvent [12] donc entre la Loi et celui qui la viole, les prières, les importunités, quelquefois leurs propres intérêts, et -ce qui est pour la vertu une épreuve plus violente- les intérêts de l'amitié. En sorte que les Lois, qui devraient commander avec autorité, sont souvent réduites au silence. Le malheur est cependant, que quand une fois elles sont tombées dans l'oubli, il est presque impossible de les en tirer. Les exemples reçus, l'esprit général qui en résulte, introduisent insensiblement l'habitude de les violer et l'habitude de le souffrir. Il faut voir chez les Historiens, dans le déclin de Carthage, de Rome, d'Athènes, lorsque les Lois eurent été avilies, comme on y exerçait les jugements; comme on y craignait les coupables; comment, après avoir protégé les abus, on vint enfin à protéger le crime, à s'élever contre l'innocence, et comment la liberté changée dans une licence et une anarchie affreuses, devint enfin si insupportable, que la Tyrannie n'y fut plus regardée par les gens sages, comme le plus grand des malheurs.

     Les Lois doivent donc être dans les Républiques, ce que le Monarque est dans son Empire: elles doivent régner souverainement. Mais on conspire continuellement contre elles, il faut donc que les magistrats les rappellent continuellement. Pour les faire régner, il n'y a qu'un moyen, c'est qu'ils en soient eux-mêmes les esclaves. S'ils veulent être obéis, ils faut qu'ils leur rendent une obéissance aveugle. Ils ne doivent point avoir de volonté propre, car dans les Républiques, c'est la loi qui doit commander et non pas l'Homme.

     Si ces Magistrats veulent donner du poids à leurs jugements, il faut qu'ils adorent la justice; qu'ils soient connus pour l'adorer, et que personne n'ose en attendre d'eux le sacrifice. Il faut que le droit du particulier le plus faible, de l'Étranger le plus obscur, soit égal devant eux, au droit du Citoyen ou du Magistrat le plus favorisé. A cet égard, point de relâchement, point de négligence qui ne soit funeste. CE N'EST PAS ETRE JUSTE QUE DE NE L'ETRE PAS TOUJOURS [13]. S'ils cessaient de l'être une fois, on pourrait espérer qu'ils cesseraient de l'être encore. Les désirs entreraient dans tous les coeurs, et les passions des hommes en crédit, renverseraient tout devant elles. Inutilement alors voudraient-ils rappeler les règles, leur exemple serait plus fort que leur autorité; on opposerait à leur fermeté, leurs faiblesses précédentes; leur justice même ne paraîtrait plus que leur partialité, et le Peuple gâté par leurs indulgences [leur négligence], ne chercherait plus dans les Ministres des Lois, que les Ministres de ses fantaisies.

     On le vit bien dans les Républiques que j'ai déjà citées, lorsque les magistratures n'étant plus regardées comme les récompenses de la vertu et une préférence des travaux utiles, commencèrent à devenir des moyens de fortune ou de grandeur personnelle [14]; il fallut pour les obtenir ménager les Citoyens qui pouvaient les donner; on fit plier les Lois devant eux, on les fit plier encore devant leurs créatures. La vertu des Magistrats commença bientôt de peser au Peuple, il voulut être flatté, et il ne récompensa plus que les flatteurs et la flatterie. Ce n'était plus le temps où, sur la simple représentation de Fabius, une Centurie qui avait déjà nommé deux Consuls, retourna aux suffrages et en nomma deux autres.

     Le Peuple vint par degré à préférer Vatinius à Caton; il fut étonné de sa propre corruption et rougit de cette indigne préférence, mais il ne se corrigea pas, parce que la corruption du Peuple suppose toujours la corruption de ceux qui le gouvernent, et qu'il est plus aisé de maintenir le respect pour la Justice et les Lois, que de le rappeler quand une fois il est oublié.

     Les Lois devant toujours avoir leur effet, doivent être accommodées à l'état d'une République. Elles ne doivent point être trop sévères, et surtout lorsqu'elles ne sont pas bien fixes. Leur sévérité et leur contraste avec les moeurs reçues en arrêteraient infailliblement l'exécution. Il y faut, et surtout dans les Lois pénales, plus d'exactitude que de rigueur [15]. Faites pour réprimer les désordres plutôt que pour inspirer la vertu, elles ne punissent plus qu'elles ne récompensent. Leur ministère est donc triste et les Magistrats ne sauraient trop le dépouiller de sa tristesse naturelle. Sans passion sur le Tribunal, ils deviennent criminels au moment où ils consultent leur coeur; hors de là, ils ne sauraient être trop humains et trop sensibles. Il faut que le coupable, au milieu des regrets qui le dévorent, puisse sentir encore celui d'avoir forcé ses magistrats à le punir [16]. [Ceux-ci doivent être] simples dans la Société avec leurs égaux, faciles avec leurs inférieurs, pleins d'égard pour les malheureux, jamais importunés par leurs plaints, ne regardant comme à eux que le temps que leur laisse le soin des affaires publiques. Je ne finirais point un portrait, dont heureusement pour l'État, j'ai sous les yeux tant de modèles. Mais je dirais tout dans un mot. IL FAUT QU'ON CRAIGNE LA MAGISTRATURE, ET QUE L'ON ADORE LES MAGISTRATS [17].

     Puissent les Lois, sans cesse [toujours] invoquées au milieu de nous, y protéger toujours notre heureuse constitution. Puissiez-vous, Magnifiques Seigneurs, être toujours les modèles de cette justice, qui, pour me servir des expressions de la sagesse elle-même, ELEVE UNE NATION [18], pendant que d'autres Peuples, trop puissants pour être heureux, [gémissent au milieu de leur succès], remplissent du bruit de leur nom cette Terre qu'ils défigurent! Puissions-nous, dans l'étroite circonférence où la Providence nous a renfermés, nous exercer à des vertus plus paisibles et plus précieuses aux yeux des Sages!

     Je voudrais que ma Patrie fût révérée comme le Temple où l'Équité s'est retirée: qu'à votre exemple, vos Successeurs en fussent éternellement les Religieux Pontifes! C'est le voeu que je fais pour mon Pays; c'est le voeu que je fais pour Vos Seigneuries; le plus noble des voeux et le plus digne d'elles. Celui que je fais pour moi, est que vous daigniez, Magnifiques Seigneurs, me continuer cette protection indulgente, qui considère plus les efforts que les succès [19].

rainbow

NOTES
de
Michel PORRET
Maître d'enseignement et de recherches à l'Université de Genève

1
     A Genève, ce titre conventionnel désigne les membres du Conseil du Deux-Cent (ou CC), composé en réalité de 250 hommes; recruté parmi les membres du Conseil général de la République: cette assemblée des Citoyens et Bourgeois, environ 1200 personnes vers 1760 dans la cité-État peuplée de 25 000 habitants, dispose des droits civiques attachés à la démocratie formelle de la République "aristo-démocratique" selon Burlamaqui. Si une place dans le Conseil du CC constitue le premier échelon des emplois publics, on y est appelé par la volonté du Petit Conseil (cooptation), dont le choix obéit à des intérêts familiaux. Le siège dans le Conseil du CC constitue en fait le marchepied inévitable du Petit Conseil qui monopolise les pouvoirs exécutif, judiciaire et législatif Par contre, le Conseil du CC dispose notamment depuis 1713 du droit de se prononcer sur les "suppliques en grâce", rédigées par un avocat qui, par des arguments juridico-moraux devant reconnaître le bien-fondé de la condamnation, cherche à obtenir la "modération" d'un jugement capital ou d'une sentence de bannissement perpétuel.

2
     Dorénavant, comme nous l'avons annoncé, les passages entre [ ] renvoient au manuscrit et indiquent les mots ou phrases ayant disparu dans le Journal Helvétique, à l'exception des aménagements stylistiques (pronomisation) ou de simplification (suppression de conjonctions, etc.).

3
     Si dans le manuscrit, une main a biffé toutes les majuscules, celles-ci sont systématiquement rétablies dans le Journal Helvétique (Lois, État, Magistrature, Peuple, etc.), bien que le mot "justice" soit orthographié indifféremment avec une minuscule ou une majuscule; nous en uniformisons la graphie en choisissant dorénavant la majuscule ("Justice").

4
     Ici, le manuscrit est plus emphatique: "C'est cette idée que j'indiquai et que je ne pus qu'indiquer dans un sujet et dans un jour semblable; j'ai cru que mes Magnifiques Seigneurs, me permettraient aujourd'hui de l'étendre; et que des réflexions sur cette matière seraient également dignes de ce sanctuaire des lois dans lequel je parle, et des ministres de la justice qui daignent m'écouter".

5
     Persuadé, comme maints de ses contemporains solidaires avec le volontarisme des Lumières, que le droit comme devoir doit évoluer par le légalisme à un droit comme liberté, Tronchin, on le voit, place son discours sous l'autorité morale de Montesquieu, toujours persuadé que c'"est [...] de la bonté des lois criminelles que dépend principalement la liberté des citoyens" (De l'esprit des lois, XII-ii).

6
     Souligné par Tronchin.

7
     MONTESQUIEU, De l'esprit des lois, VI, iii: "Dans le gouvernement républicain il est de la nature de la constitution que les juges suivent la lettre de la loi".

8
     Ici le manuscrit est plus explicite: "Il y a donc deux règles essentielles au maintien des Gouvernements libres; l'une qu'ils ne jugent, qu'ils ne décident, qu'ils n'ordonnent rien que conformément à la loi ou à l'esprit de la loi; l'autre, qu'ils veillent attentivement à l'observation de tout ce que les lois ont effectivement prescrit".

9
     Souligné par Tronchin.

10
     Idem.

11
     Idem; manuscrit: "je suis fatigué d'entendre toujours appeler cet Homme, l'Homme juste".

12
     La version du Journal Helvétique est ici vraisemblablement fautive, lorsqu'elle donne à lire "Les Magistrats se trouvent entre la Loi et celui qui la viole", car ainsi, l'énumération qui suit n'est plus objet du verbe trouver.

13
     Souligné ainsi en petites capitales dans le texte.

14
     Ici le manuscrit diverge sur le sens: "On le vit bien dans les Républiques que j'ai déjà citées, lorsque les Magistratures, n'étant plus regardées comme les récompenses de la vertu et une préférence des travaux utiles, commencèrent à devenir [...]" (je souligne).

15
     Marqué par ce que Montesquieu énonce au sujet "de la puissance des peines" (De l'esprit des lois, VI, xii), et faisant penser au plaidoyer beccarien pour la "promptitude du châtiment" (Des délits et des peines, XIX), cette formule est littéralement celle qu'utilise D'Alembert dans l'article "Genève" de l'Encyclopédie (VII, 1757) pour qualifier le régime pénal de la République où "la justice s'exerce avec plus d'exactitude que de rigueur".

16
     Ainsi, selon Montesquieu, "c'est le triomphe de la liberté, lorsque les lois criminelles tirent chaque peine de la nature particulière du crime. Tout l'arbitraire cesse, la peine ne descend point du caprice du législateur, mais de la nature de la chose; et ce n'est point l'homme qui fait violence à l'homme" (De l'esprit des lois, XII, iv).

17
     Souligné ainsi en petites capitales dans le texte.

18
     Idem.

19
     Dans le Journal Helvétique, le discours de Tronchin est suivi d'une "Lettre aux éditeurs au sujet du Discours précédent" (pp. 373-375), dans laquelle, outre la célébration conservatrice et légaliste de l'"État Républicain", ainsi qu'un "Discours polonais", on lit notamment: "Quoique le Discours de M[onsieur] le Proc[ureur] Gén[éral] T[ronchin] ne semble s'adresser qu'à des Magistrats, il n'en est pas moins utile pour les Particuliers capable de réfléchir. La soumission aux Lois est égale pour tous et l'exercice de la justice convient à toutes les conditions. Plus les Citoyens d'une République s'appliqueront à l'exercer entre eux, moins les Magistrats auront d'occupation soit au civil, soit au criminel. La preuve la plus convaincante que la constitution d'un État subsiste dans toute sa force et son excellence, c'est lorsque les Lois positives n'ont pas besoin du secours de ceux qui le gouvernent. C'est le vrai temps de la félicité et du bonheur de tous les individus. Cet heureux temps ne peut avoir lieu qu'en éclairant les particuliers sur ce qu'ils se doivent à eux-mêmes, aux autres, à leur Patrie, enfin à leurs véritables intérêts" (pp. 374-375).

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Texte édité dans Beccaria et la culture juridique des Lumières, Etudes historiques éditées et présentées par Michel Porret, (Actes du Colloque européen de Genève, 25-26 novembre 1994), Genève, éd. Droz, 1997, pp. 36-44, Note liminaire de Michel Porret, pp. 35-36.
© Librairie DROZ S.A.