Athena s'apprêtant à écrire
Athena getting ready to write

A T H E N A

 

Jeu de citations

Adler
Alain
Almqvist
Américo
Amiel
Anaxagore
Anouilh
Apollinaire
Aragon
Aubry
Augustin (saint)
Bacon
Balandier
Balzac
Baudelaire
Beaumarchais
Bergson
Bernard
Bezruč
Bible
Boccaccio
Boileau
Borchert
Bosquet
Bossuet
Bougainville
Bourdieu & Passeron
Boutros-Ghali
Bouvier
Breton
Brontë (Charlotte)
Bufalino
Bulgakov
Burns
Butor
Calaferte
Camus
Čapec
Cavanna
Céline
Cendrars
Cervantes
Chateaubriand
Cholokhov
Cohen, Albert
Coluche
Coran
Corneille
Cyrano de Bergerac
Darwin
De Gaulle
De Pourtalès
Descartes
Diderot
Dostoievski
Einstein
Einstein & Infeld
Eliade
Eluard
Emmanuel
Épicure
Étiemble
Érasme
Evtouchenko
Flaubert
France
Freud
Friedel
García Márquez
Gary (Ajar)
Gaudé
Genevoix
Gide
Goblot
Goethe
Gogol
Gorki
Grillparzer
Grisoni
Guercino
Hašek
Heisenberg
Héraclite
Hérodote
Hervé-Bazin
Hesse
Horace
Hugo
Ikonnikov
Ilf & Petrov
Jacquard
Jardin
Jarry
Jaspers
Jomini
Jung
Kant
Khayyam
Klee
Kuenlin
La Bruyère
La Fontaine
Lagneau
Lamartine
Lanson
La Tour du Pin
Lautréamont
Léautaud
Lee, Harper
Leibniz
Le Pen
Lewis
Lichtenberg
Lucrèce
Malebranche
Malraux
Mann
Marcel
Marcuse
Marx
Maurois
Michaux
Mitterand
Molière
Montaigne
Montesquieu
More
Musil
Neruda
Nerval
Niemöller
Nietzsche
Ovide
Paracelse
Pascal
Paton
Peter & Hull
Piaget
Pie IX
Pierre (abbé)
Platon
Potocki
Proust
Rabelais
Racine
Radiguet
Ramuz
Rimbaud
Robbe-Grillet
Ronsard
Roud
Rousseau
Routhier
Ruiz Zafón
Saadi
Saint-Denys Garneau
Saint-Exupéry
Salluste
Sarkozy
Sartre
Schiller
Sénèque
Shakespeare
Spinoza
Steinbeck
Stendhal
Strougatski
Teilhard de Chardin
Tolstoï
Töpffer
Tournier
Troyat
Valéry
Vallès
Vercors
Verlaine
Vian
Villon
Voltaire
Waltari
Wilde
Witte
Yourcenar
Ziegler
Zinoviev
Zobrist
Zola

 

 

VIAN, Boris (1920 - 1959)

 

   "Ce qui m'intéresse, ce n'est pas le bonheur de tous les hommes, c'est celui de chacun."
   Boris Vian, L'Ecume des Jours, p. 46, éd. 10/18.

   "Ce n'est pas tellement bien de travailler..."
   Boris Vian, L'Ecume des Jours (1946), p. 67, éd. 10/18.

   Le curé terminait son préambule et s'apprêtait à monter en chaire. La chaleur, étouffante, prenait les gens à la gorge, et des femmes dégrafaient leur corsage. Cependant, les hommes gardaient fermées jusqu'en haut leurs vestes noires et leurs cols cassés. Jacquemort regardait les visages autour de lui; ils avaient tous l'air bien vivants, solides, tannés par l'air et le soleil, et sûrs de quelque chose. Le curé monta l'escalier de la chaire blanche dont les volets étaient ouverts. Un curieux modèle de chaire. Jacquemort se rappela le menuisier, le petit apprenti, et frissonna. Quand il pensait à l'apprenti, l'odeur de la bonniche le dégoûtait. Au moment où le curé parut entre les deux montants de chêne clair, un homme monta sur un banc et demanda le silence d'une voix puissante. Les rumeurs s'apaisèrent. Dans la nef, il régnait maintenant un calme attentif. Les yeux de Jacquemort remarquaient les lumières innombrables pendues à la voûte, qui révélaient maintenant le fouillis de corps enchevêtrés, sculptés à même la charpente énorme, et le vitrail bleu de l'autel.
   "De la pluie, curé!" dit l'homme.
   La foule reprit d'une seule voix:
   "De la pluie!...
   - Le sainfoin est sec! continua l'homme.
   - De la pluie!" beugla la foule. Jacquemort, complètement assourdi, vit le prêtre étendre le bras pour réclamer la parole. Les murmures se calmèrent. Le soleil du matin flambait derrière le vitrail bleu. On avait peine à respirer.
   "Gens du village!" dit le curé.
   Sa voix, immense, paraissait venir de partout, et Jacquemort devina qu'un système amplificateur lui permettait d'atteindre ce volume. Les têtes se tournèrent vers la voûte, vers les murs. Pas un appareil n'était visible.
" Gens du village! dit le curé. Vous me demandez de la pluie, vous n'en aurez point. Vous êtes venus aujourd'hui arrogants et fiers comme des leghorn, confiants dans votre vie charnelle. Vous êtes venus en quémandeurs insolents exiger ce que vous ne méritez point. Il ne pleuvra pas. Le sainfoin, Dieu s'en moque! Courbez vos corps, courbez vos têtes, humiliez vos âmes et je vous donnerai la parole de Dieu. Mais ne comptez pas sur une goutte d'eau. C'est une église, ici, et pas un arrosoir!"
   Il y eut un murmure de protestation dans la foule. Jacquemort trouvait que le curé parlait bien. "De la pluie!" répéta l'homme monté sur un banc.
   Après la tempête sonore de la voix du curé, son cri parut dérisoire, et les assistants, conscients d'une infériorité temporaire, se turent.
   "Vous prétendez croire en Dieu! tonitrua le curé, parce que vous venez à l'église le dimanche, parce que vous traitez durement vos pareils, parce que vous ignorez la honte et parce que votre conscience ne vous tourmente pas..."
   Lorsque le curé prononça le mot honte, des protestations jaillirent çà et là, se nourrirent d'échos, s'enflèrent en un long hurlement. Les hommes trépignaient sur place, les poings crispés. Les femmes, muettes, pinçaient la bouche et regardaient le curé d'un oeil mauvais. Jacquemort commençait à perdre pied. Le tumulte s'apaisant, le curé reprit la parole.
   "Que m'importent vos champs! Que m'importent vos bêtes et vos enfants! hurla-t-il. Vous vivez une vie matérielle et sordide. Vous ignorez le luxe!... Ce luxe, je vous l'offre: je vous offre Dieu... Mais Dieu n'aime pas la pluie... Dieu n'aime pas le sainfoin. Dieu se soucie peu de vos plates-bandes et de vos plates aventures. Dieu, c'est un coussin de brocart d'or, c'est un diamant serti dans le soleil, c'est un précieux décor ciselé dans l'amour, c'est Auteuil, Passy, les soutanes de soie, les chaussettes brodées, les colliers et les bagues, l'inutile, le merveilleux, les ostensoirs électriques... Il ne pleuvra pas!
   - Qu'il pleuve! hurla l'orateur, soutenu cette fois par la foule qui se mit à tonner comme un ciel d'orage.
   - Retournez à vos fermes! mugit la voix multiple du curé. Retournez à vos fermes! Dieu, c'est la volupté du superflu. Vous ne songez qu'au nécessaire. Vous êtes des hommes perdus pour lui."
   Le voisin de Jacquemort l'écarta brusquement et, prenant son élan, projeta une lourde pierre dans la direction de la chaire. Mais déjà les volets de chêne se refermaient en claquant et la voix du prêtre continua, tandis que le pavé venait percuter avec un bruit sourd les panneaux massifs.
"Il ne pleuvra pas! Dieu n'est pas utilitaire. Dieu est un cadeau de fête, un don gratuit, un lingot de platine, une image artistique, une friandise légère.    Dieu est en plus. Il n'est ni pour ni contre. C'est du rabiot!"
   Une grêle de cailloux s'abattit sur le couvercle de la chaire.
   "La pluie! La pluie! La pluie!" scandait maintenant la foule sur un rythme uniforme.
   Et Jacquemort, emporté par la passion qui émanait de ces hommes, se surprit à chanter avec
eux.
   Sous ses yeux, à sa droite, à sa gauche, les paysans marchaient sur place et ce grand bruit de souliers emplissait l'église comme le pas des soldats sur un pont de fer. Une poussée porta en avant les quelques hommes les plus rapprochés de la chaire et ils se mirent à secouer les quatre poteaux massifs qui l'écartaient du sol.
   "Il ne pleuvra pas! répétait le curé que l'on devinait derrière ses volets en proie à une transe totale. Il pleuvra des ailes d'ange! Il pleuvra des duvets d'émeraude, des vases d'albâtre, des peintures admirables... mais pas d'eau! Dieu se moque du sainfoin, de l'avoine, du blé, du seigle, de l'orge, du houblon, du sarrasin, du trèfle, de la luzerne, de l'orpin blanc et de la sauge..." Jacquemort admira au passage l'érudition du curé, mais les quatre pieds de chêne cassèrent à la fois et l'on entendit, répercuté par les haut-parleurs, un gros juron poussé par le curé qui venait de se cogner la tête en tombant.
   "Ça va! Ça va! cria-t-il. Il pleuvra I Il pleut, il pleut!"
   En un moment, la foule reflua vers la porte de l'église qui s'ouvrit à deux battants. Le ciel s'était brusquement assombri et les premières gouttes claquaient contre les marches comme des grenouilles molles. Puis ce fut un véritable déluge qui tambourina sur les dalles de schiste de la toiture.    On avait redressé la chaire tant bien que mal et le curé rouvrit ses volets.
   "La messe est finie", dit-il simplement.
   Boris Vian, L'Arrache-Coeur, p. 64 sq. éd. J.-J. Pauvert Livre de Poche